Fiche du document numéro 34239

Num
34239
Date
Lundi 11 septembre 2023
Amj
Taille
150145
Titre
Logiques et défis d’un parcours intellectuel [Conférence inaugurale]
Nom cité
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Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Paris, Sorbonne
11 septembre 2023

Prof. Jean-Pierre Chrétien
CNRS

Les organisateurs de France et du Rwanda du colloque international m’ont invité à prononcer l’une des conférences inaugurales, en ouverture de la session de Paris après celle de Kigali et de Huye .

Je dois d’abord remercier les collègues de la « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) », présidée par Vincent Duclert, d’avoir produit un rapport remarquable, malgré leur éloignement initial du terrain rwandais. Ils ont illustré une nouvelle fois l’efficacité de la critique d’historique face à des sources, qui sont des traces directes d’un passé récent, mais trop longtemps occulté.

Vu l’hommage rendu ici à mon travail d’explication et d’alerte face au péril absolu qui menaçait le Rwanda au début des années 1990, je ne peux que livrer un témoignage personnel, le fruit d’une sorte d’introspection sur le parcours qui m’a conduit sur ce chemin imprévu. Ce contexte rend compte mon engagement.

Au départ, il y eut mon expérience d’enseignant au Burundi, dans le cadre de la Coopération française, d’abord dans une Ecole normale d’instituteurs en 1964-65, puis, de 1965 à 1968, à l’Ecole normale supérieure de Bujumbura créée par l’UNESCO pour former les premiers professeurs burundais de l’enseignement secondaire. En effet la colonisation belge n’avait, en quarante ans de présence, formé que des « moniteurs » d’écoles primaires et plusieurs dizaines de cadres techniques baptisés « assistants ».

Je devais y enseigner non seulement l’histoire générale et l’histoire de l’Afrique, mais aussi l’histoire nationale de ce pays, indépendant depuis 1962, mais dont le passé politique (une ancienne monarchie) remontait au moins au XVIIe siècle. Or les première sources écrites ne remontaient, elles, qu’au milieu du XIXe siècle, avec les récits dits d’exploration . Les sources orales collectées par l’historien belge Jan Vansina de 1957 à 1959 ne seront publiées à Tervuren qu’en 1972, sous l’étrange titre de La légende du passé. On ne disposait à l’époque, en cherchant bien, que de deux articles de ce même auteur, traitant essentiellement de la chronologie dynastique. Sinon l’histoire du Burundi relevait du domaine des Pères blancs, qui, dans leurs « cours de missiologie » destinés aux séminaristes, diffusaient essentiellement, comme vérité d’évangile, l’existence supposée d’une invasion tutsi fondatrice d’une féodalité, quelque part entre le XVe et le XVIIe siècle, suivie d’une histoire dynastique, tirée en principe de traditions locales, en réalité d’un montage concocté des années 1930 aux années 1950 par le travail conjoint du chef préféré de la colonisation, Pierre Baranyanka et de l’évêque Julien Gorju, en lien avec les écrits de l’abbé Alexis Kagame, l’historiographe officiel du Rwanda. Le péché mignon de celui-ci était de placer son pays au coeur et à la source de l’histoire de toute la région. La dimension critique de ces « cours de missiologie » était pour le moins déficiente .

Cette historiographie, digne, en lui faisant beaucoup d’honneur, des Récits des Temps mérovingiens, publiés au milieu du XIXe siècle par Augustin Thierry (faite d’invasions barbares et de chroniques dynastiques), évacuait toute l’histoire économique et sociale du pays. Aucune interrogation sur les mutations agricoles depuis les siècles précédents ; aucun article sur le haricot en 50 ans du Bulletin agricole du Congo belge et du Ruanda-Urundi, alors que cette légumineuse, d’origine américaine était la principale culture vivrière du pays ; mépris des activités artisanales et notamment déni de la capacité des forgerons burundais à réduire le minerai et fondre le métal, même chez l’anthropologue hollandais Albert Trouwborst, qui, pourtant, publia dans les années 1960 les article les plus fins sur les rapports sociaux ; occultation de l’apport des enquêtes de 1935 du médiéviste Georges Smets sur la culture matérielle et religieuse de l’époque précoloniale. Les Barundi étaient en fait expulsés de leur propre histoire. Les temps coloniaux, sous l’administration allemande, puis sous la tutelle belge, n’étaient guère mieux traités.

Mon activité d’enseignant au Burundi s’était donc logiquement prolongée dans des travaux de recherche. Il fallait constituer une bibliographie et identifier les sources de cette histoire. Dans les années 1960, les écrits d’histoire africaine, en tant que telle, étaient encore très peu nombreux en français, surtout sur l’Est du continent. A l’époque, il fallait se tourner vers les publications en anglais et les vacances scolaires furent l’occasion de visiter les parcs nationaux de l’Ouganda, du Kenya ou de Tanzanie, mais aussi les librairies de Kampala, de Nairobi et de Nairobi.

Par ailleurs je décidai de mettre en œuvre ma connaissance de l’allemand, pour me documenter sur la période initiale de la colonisation, où le Burundi se retrouvait englobé dans la Deutsch-Ostafrika. En 1968 je pus fournir à mes étudiants une traduction résumée de la synthèse publiée à Leipzig en 1916 par le géographe Hans Meyer sous le titre Die Barundi. Et je me lançai dans une recherche sur cette période allant de 1896 à 1916. Il fallait localiser les archives. Dans l’été de 1967, je pus aller travailler dans les archives de l’ancien Reichs-Kolonialamt, entreposées à l’époque en République Démocratique Allemande, à Potsdam. Après mon retour en France, en 1968, je me rendis ensuite à Bruxelles, dans les fonds coloniaux belges, puis à Rome aux Archives des Pères blancs. Il faut dire que, chaque fois, ce fut un peu un parcours du combattant pour accéder aux dossiers, surtout à Bruxelles. Les archives allemandes présentaient en outre une difficulté d’accès non négligeable, avec l’emploi à l’époque de la deustche Schrift (que nous appelons « écriture gothique »). Mais quelle joie de déchiffrer ces premiers contacts avec la société burundaise dans les locaux de Potsdam.

D’autre part au Burundi, entre 1966 et 1968, puis en 1971, et chaque année de 1976 à 1993, je me déplaçais sur les collines, à travers toutes les régions du Burundi, pour rencontrer des personnes susceptibles de fournir des témoignages sur les deux premières décennies du XXe siècle, voire sur les dernière années du XIXe siècle. Ce passage à l’oralité représentait un effort inédit pour moi, formé essentiellement à l’histoire européenne sur la base des sources écrites. La gestion des contacts, la pratique des dialogues semi-directifs, le travail d’enregistrement, suivi de transcriptions et de traductions, représentèrent pour moi une formation sur le terrain. Plusieurs Burundais m’y ont aidé, bien sûr et de manière décisive, à commencer par des étudiants de l’ENS, qui menèrent en parallèle leurs propres recherches de mémoire de licence. Il fallut marcher sur les collines et traverser des gués, et surtout se familiariser avec le kirundi, une langue à classes et son système de préfixes, des conjugaisons très particulières. Mais, curieusement, sa rigueur me rappela celle du grec ancien que j’avais appris au lycée. Bref, tant pour l’écriture des archives avant l’utilisation de la machine à écrire dans les bureaux administratifs que pour l’apprentissage du kirundi, il me fallut toute l’ardeur de ma jeunesse de trentenaire pour affronter sans hésiter ces obstacles techniques.

Au final, des enquêtes fascinantes, vu la richesse et la précision des témoignages. Je n’oublierai jamais le récit que des vieux paysans du Nord-ouest du pays me firent du passage de l’expédition Baumann de 1892 : ils m’énuméraient les collines où il était passé 75 ans plus tôt. Cette liste correspondait exactement à l’itinéraire décrit par Oscar Baumann lui-même, carte à l’appui, dans un numéro de la revue géographique Petermanns Mitteilungen. Mes interlocuteurs n’avaient évidemment pas lu cet article ! Et, par-delà cette confirmation de la solidité de la mémoire en société d’oralité, leurs témoignages éclairaient d’un jour totalement différents ce qui s’était passé dans l’environnement politique des régions traversées, à tel point que c’est plutôt le récit de l’explorateur qui apparaissait comme pratiquement aveugle sur ce qu’il croyait avoir vu .

En fait, au lendemain des Indépendances, c’est l’ensemble des études africanistes qui devait se remettre en cause. Quand je suis revenu en France en 1968, je me trouvais aussitôt plongé dans cette effervescence scientifique . Quand je fus nommé à l’université de Lille III, je fréquentais des séminaires à l’EHESS ou au Centre de recherches africaines (CRA) de la Sorbonne. Le professeur Jean Devisse me demanda d’animer, de 1969 à 1973, une nouvelle émission produite par Radio-France International, et intitulée « Mémoire d’un continent », qui m’offrit l’occasion de rencontrer presque tous les spécialistes de l’Afrique de l’époque. Mon entrée au CNRS en 1972 me permit de me consacrer à temps plein à l’histoire de l’Afrique. Une opportunité formidable, en un moment où ce champ de la recherche appelait une véritable mobilisation scientifique et pédagogique.

L’exigence militante dans la défense et illustration de l’historicité des sociétés africaines se présenta encore dans les années 2000. En juillet 2007, le président Sarkozy prononça un discours à Dakar, où, après des considérations très correctes, et même nouvelles dans la bouche de nos dirigeants, sur le quiproquo de la domination coloniale, crut intéressant d’affirmer que « le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles ». Il affichait ainsi une totale méconnaissance du passé du continent avant le moment colonial. Nous avons alors, avec quelques collègues, publié en urgence un petit ouvrage destiné à réagir face à cette caricature . En 2010, quand un question d’histoire ancienne de l’Afrique fut introduite dans les programmes de 5ème, nous avons réalisé, avec Pierre Boilley, un dossier de la Documentation française, destiné à aider nos collègues du secondaire . Puis, cinq ans après, alors que cette question avait été retirée des programmes, il fallut cette fois protester .

C’est au cœur de cette navigation au long cours pour une nouvelle respiration des études sur le passé de l’Afrique, que, depuis les années 1980, j’avais mis l’accent sur l’histoire des mondes ruraux, depuis les plantes et les terroirs, jusqu’aux pratiques agricoles et au vécu social. Ce programme a notamment dynamisé un accord de coopération entre les universités de Paris 1 et du Burundi . Il en est sorti des mémoires d’étudiants, des thèses, des colloques et des livres. Les paysans ne devaient pas être expulsés de l’histoire, pas plus en Afrique qu’en Europe.

Cette évocation n’est pas un CV. Elle vise à rappeler que le métier d’historien en Afrique, depuis les années 1960, était un de ces modernes « combats pour l’histoire » dont Lucien Febvre et Marc Bloch avaient été porteurs dès les années 1930. Donc, lorsque, dans les années 2000, des polémistes, dont la virulence était à la hauteur de leur méconnaissance du terrain rwandais, ont entrepris de railler ma spécialisation et de dénigrer le CNRS, je ne pouvais qu’hésiter entre la stupéfaction et la colère. Etait-il possible de médiatiser dans notre pays une telle inculture ?

En effet mon engagement dans la critique de la logique raciste en action dans la région des Grands lacs ne faisait que prolonger et refléter mon travail d’historien depuis quarante ans. Il s’est forgé au constat d’une contradiction majeure entre la société complexe que j’avais découverte au fil de mes enquêtes sur les collines du Burundi et l’argumentaire politique tenu, à l’extérieur et à l’intérieur du pays, sur le caractère irréductible d’un antagonisme naturel entre Hutu et Tutsi, baptisé « ethnique » et qui avait de fait été qualifié de « racial » pendant la période coloniale. L’histoire de ce racisme interne, je l’ai conduite sur un autre terrain, celui de la Bibliothèque nationale, à Paris, où j’ai parcouru rétrospectivement les bibliographies, depuis les écrits du milieu du XXe siècle jusqu’aux auteurs dont ils s’étaient nourris au fil du XIXe siècle et du début du XXe siècle. J’ai pu montrer dès 1977 la nouvelle utilisation du radical biblique Ham (ou Cham) pour désigner, non l’ensemble des peuples noirs, mais une strate « supérieure » « hamitique », qualifiée de « faux nègres « dans l’ethnologie officielle, celle diffusée par exemple, des années 1930 aux années 1950, dans le manuel de Charles Seligman, Les races d’Afrique.

Je n’ai donc pas improvisé dans les années 1990 une polémique hors sol, inspirée de je ne sais quel apriori idéologique ou de je sais quelle accointance politique. J’ai tout simplement compris ce qui se passait au Burundi puis au Rwanda (chacun avec son parcours spécifique) sur la base de plusieurs décennies de travail scientifique dans cette région d’Afrique . Et j’ai écrit le plus clairement possible ce que j’avais compris de cette actualité brûlante, j’ai pu l’exposer aussi lors de conférences et de rencontres, pour avertir du risque de génocide des Tutsi au Rwanda et défendre le métier d’historien, qui était le mien et qui le demeure. Ce livre et le site qui lui est associé rassemblent ces éléments de compréhension et mes efforts pour les communiquer à mes collègues africanistes, aux décideurs politiques et aux agents de l’Etat, au public qui, dans une démocratie, a le droit de savoir. Témoignage d’un combat contre le fait génocidaire en Afrique, ces publications peuvent aussi éclairer le présent et l’avenir, et rappeler l’exigence des savoirs pour les sociétés de liberté.

©Jean-Pierre Chrétien

La version écrite de la conférence inaugurale, établie par Jean-Pierre Chrétien, a constitué l’introduction du recueil des principaux articles, conférences et interventions réunies dans : Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Le Bord de l’eau éditions, 2024 (p. 13-18).

J.-P. Chrétien, Explorateurs et explorés au Burundi. Une vraie fausse rencontre (1858-1900), Paris, Karthala, 2023.

Voir J.P. Chrétien, « L’histoire nationale au Burundi au lendemain de l’Indépendance : un combat intellectuel et politique », in M. Mukuri, J-M Nduwayo et N. Bugwabari (éds.), Un demi-siècle d’histoire du Burundi. A Emile Mworoha, un pionnier de l’histoire africaine, Paris, Karthala, 2017 ; p. 11-35 ; « Du Hirsute au Hamite. Les variations du cycle de Ntare Rushatsi, fondateur du royaume du Burundi », History in Africa, VIII, 1981, p. 3-41 ; « Nouvelles hypothèses sur les origines du Burundi. Les traditions du Nord », in L. Ndoricimpa & C ; Guillet, L'arbre-mémoire. Traditions orales du Burundi, Paris, 1984, p. 11-52.

Voir « Le passage de l'expédition d'Oscar Baumann au Burundi (septembre-octobre 1892) », Cahiers d'études africaines, 1968, VIII, 1, p. 48-95 ; et aussi mon ouvrage déjà cité sur Explorateurs et explorés, p. 242-259, avec la cartographie tirée des sources orales.

« Changement de regard des historiens (1950-2000). De la planète ethnographique aux défis du XXIe siècle », in Michel Sot (éd.), Etudiants africains en France, 1951-2001, Paris, Karthala, 2002, pp. 137-146.

J.-P. Chrétien (éd.), L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Paris, Karthala (collection Disputatio), 2008, 203p.

« Histoire de l’Afrique ancienne. VIIIe-XVIe siècle », Documentation photographique, n° 8075, mai-juin 2010, 64p.

« Une honteuse régression dans l’enseignement de l’histoire » (avec Pierre Boilley), Libération, 15 octobre 2015.

Voir J.-P. Chrétien (dir.), Histoire rurale de l’Afrique des Grands lacs. Guide de recherches, Paris, AFERA-Karthala, 1983, 285p.

« Les deux visages de Cham. Points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d'après l'exemple de l'Afrique orientale », in : P. Guiral & E. Témime (éds.), L'idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, 1977, p. 171-199.

Voir : Burundi. L'histoire retrouvée. 25 ans de métier d'historien en Afrique, Paris, Karthala, 1993, 509 p. et L’invention de l’Afrique des Grands lacs. Une histoire du XXe siècle, Paris, Karthala, 2010, 414 p.

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