Fiche du document numéro 34158

Num
34158
Date
Mardi 9 avril 2024
Amj
Taille
625830
Titre
Génocide au Rwanda : au-delà des polémiques, une journée historique
Soustitre
RÉCIT. Vincent Duclert, historien et président de la Commission de recherche sur le Rwanda, était à Kigali pour la cérémonie commémorant les trente ans du génocide.
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le président rwandais Paul Kagame le 7 avril 2024 à Kigali, lors de la cérémonie du 30e anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda. © Brian Inganga/AP/SIPA / SIPA / Brian Inganga/AP/SIPA

La trentième commémoration du génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda a débuté dimanche 7 avril. De multiples cérémonies se succèdent, particulièrement nombreuses jusqu'au 13 avril, l'anniversaire glaçant d'une semaine de tueries d'une intensité hallucinante, d'abord dirigées contre les élites tutsies et hutues démocrates, puis contre tous les Tutsis sans distinction avec un acharnement spécifique sur les enfants.

Spéciosa Kanyabugoyi, une rescapée des « marches de la mort » de l'ETO [L'École technique officielle, NDLR] qui témoigne courageusement, insiste : « C'est un génocide des enfants, ils ont tué les enfants. » Traquer et tuer les enfants, pour les tueurs, c'est la certitude que le groupe cible ne pourra plus se perpétuer. C'est l'objectif d'un génocide, la destruction physique et métaphysique d'un peuple humain.

Le temps de commémoration s'achèvera le 4 juillet, date de la prise de Kigali par les troupes du Front patriotique rwandais (FPR), qui finissent par mettre en déroute les forces militaires et les forces génocidaires – souvent les mêmes – du régime extrémiste hutu.

Le Rwanda d'aujourd'hui, qui a affronté le génocide et ses conséquences incalculables, se recueille en mémoire d'un million de Tutsis et de leurs « complices », les Hutus démocrates, tous assassinés par la quasi-totalité de l'État rwandais, des milices des partis extrémistes et des « voisins » des victimes, ces tueurs ordinaires dont plus d'un million seront condamnés par la justice des tribunaux gacaca [tribunaux populaires, NDLR].

« Un engrenage qui a abouti au pire »



La trentième commémoration du génocide n'est pas seulement attendue pour la signification d'une nouvelle décennie chronologique, où la mémoire se fait présente et l'histoire insistante. Elle vient après le tournant de 2021, lorsqu'Emmanuel Macron, venu tout spécialement à Kigali, endossait les conclusions du lourd rapport qu'il avait reçu deux mois plus tôt d'une commission de recherche.

Au mémorial de Gisozi, dans un discours qui peut être qualifié d'historique, le président français reconnaissait la « responsabilité accablante [de la France] dans un engrenage qui a abouti au pire ». Cette responsabilité, il la situait au niveau politique, ce que le rapport établi par des historiens et des chercheurs démontrait.

À propos de la France, qui se retrouvait lourdement impliquée dans ce génocide, Emmanuel Macron ajoutait qu'« elle cherchait précisément à l'éviter », précisant aussitôt qu'elle avait ignoré « les alertes des plus lucides observateurs ». Sur ce point, la volonté française d'éviter le génocide est plus théorique que réelle : dans l'hypothèse où les autorités françaises auraient vraiment cherché à éviter le génocide, les alertes les plus lucides, dont certaines émanant d'agents de l'État, n'auraient pas été ignorées.

Un pays figé dans le recueillement



Juste et courageuse, si l'on songe au poids du déni dans les hautes sphères françaises et à l'activisme des proches de l'ancien président François Mitterrand pendant plus d'un demi-siècle, l'allocution présidentielle de Kigali se révèle très largement conforme aux résultats de la recherche jusqu'aux conclusions du rapport. Au Rwanda, le souvenir de ce jour historique est vif, doublé de la fierté pour les paroles du président Kagame soulignant que les mots du président français avaient « plus de valeur que des excuses, c'était la vérité ».

Trois ans plus tard, l'hommage du 7 avril 2024 se déroule dans une ville depuis l'aube silencieuse et un pays figé dans le recueillement. Il se tient dans l'enceinte de la BK Arena, une très vaste salle de sport pour l'occasion drapée de gris et noir, révélant une immense cathédrale souterraine que seul venait éclairer le halo de fins projecteurs.

Au centre s'élève « l'arbre de la vie », tout en lumière lui aussi, de l'intérieur comme de l'extérieur, culminant à seize mètres jusqu'au sommet de l'édifice. Beaucoup de gravité, de solennité même pour ces heures si particulières où le Rwanda basculait dans l'enfer de la mort génocidaire, et où le monde comprenait difficilement que le « plus jamais ça » après la Shoah n'était qu'une fable, destinée à couvrir les lâchetés occidentales.

Arrivés très tôt pour des obligations de protocole et de sécurité, plus de 5 000 invités s'interrogent sur la cérémonie à venir, qui débute avec l'arrivée des chefs d'État – dont celui d'Afrique du Sud – et anciens chefs d'État – Bill Clinton, Nicolas Sarkozy –, les chefs de gouvernement. Ils rejoignent un podium à peine plus élevé que la scène qui occupait toute la surface du lieu.

Des temps de musique et de chants, une chorégraphie de toute beauté – mais semble-t-il écourtée –, le témoignage poignant d'une rescapée, une introduction par deux ministres du gouvernement – dont le très indispensable ministre des Affaires étrangères Vincent Biruta – précèdent les discours du président du Conseil européen Charles Michel et de Moussa Faki Mahamat, qui préside la Commission de l'Union africaine.

Ce dernier annonce la nomination d'un envoyé spécial pour les génocides en la personne d'Adama Dieng, ancien greffier en chef du Tribunal pénal international pour le Rwanda puis conseiller pour les génocides du secrétaire général des Nations unies. Les autres personnalités présentes n'ont pas pris la parole. Le long discours de Paul Kagame, forcément très attendu, achève la fin de la cérémonie.

Obligation morale



Une même attente se dirige vers la France, tant au niveau de la représentation officielle que de la teneur du message qu'allait adresser le président français puisqu'il paraissait évident qu'il prendrait la parole. Le discours du 27 mai 2021 formait comme une obligation morale de poursuivre dans le nouveau paradigme et de conserver toute la hauteur de la reconnaissance de Gisozi.

Emmanuel Macron décide de demeurer en France, tenu par les cérémonies d'hommage des résistants du plateau des Glières et des enfants raflés de la maison d'Izieu. Pour autant, il envisage jusqu'au dernier moment d'être présent à Kigali en avant de la commémoration, comme il l'avait fait en 2019 en choisissant la date du 5 avril pour annoncer ses décisions pour de nouveaux moyens judiciaires et un mandat de recherche qui m'est confié, à charge de réunir une équipe scientifique et d'analyser des masses d'archives ouvertes.

La partie rwandaise a espéré la venue d'Emmanuel Macron, tout en laissant leur nouvel interlocuteur choisir la manière dont il honorerait les trente ans du dernier génocide du siècle. Finalement sont délégués à Kigali le ministre des Affaires étrangères Stéphane Séjourné et le ministre de la Mer Hervé Berville, qui prennent la tête d'une importante délégation française comprenant aussi des parlementaires. Le podium des chefs d'État et de gouvernement n'accueille toutefois pas les ministres français.

La faillite française



L'intervention présidentielle prend la forme d'une courte vidéo d'Emmanuel Macron s'adressant à son homologue, destinée à être rapidement diffusée par la télévision rwandaise. À Paris tant l'attente est forte aussi, une inquiétude se propage quant au mode de diffusion du message. Sa publication sur le site de l'Élysée tarde, alimentant la thèse d'une affaire d'importance bien au-delà d'une erreur de communication.

À savoir qu'Emmanuel Macron serait en train de se rétracter : des éléments de son message avaient été en effet communiqués à l'AFP, selon lesquels il insisterait sur l'absence de volonté politique de la France de 1994 d'arrêter le génocide alors que tous les moyens pour le faire existaient. Ces faits sont tout à fait exacts et sont contenus de facto dans son discours de 2021 de reconnaissance de la responsabilité politique accablante de la France dans le génocide.

L'allocution de Gisozi définit le principe de la responsabilité. En ce sens, il est historique, et il n'est pas nécessaire qu'Emmanuel Macron en vienne, à chaque déclaration ultérieure, préciser une nouvelle donnée de la faillite française face au génocide. S'il avait vraiment « reculé » ou « rétropédalé », il n'aurait mentionné à ce point la recherche en cours qui, depuis les rapports Duclert et Muse, accumule les faits et les analyses sur cette histoire de France à l'impact immense sur le Rwanda, sur l'Afrique.

Réquisitoire sur le passé et volonté pour l'avenir



Le Point en a attesté dans son dossier du 11 janvier, très en avance sur la commémoration d'avril, abordant les révélations de mon ouvrage à paraître. Renforcer la connaissance, l'élaborer en commun, la transmettre jusqu'à la jeunesse qui aujourd'hui l'étudie en classe de Terminale est la meilleure voie pour entrer dans l'avenir en assumant tous les enseignements du passé.

C'est ainsi que je lis le message du président Macron qui fixe, non pas seulement un cadre – la valeur historique et normative de son discours de 2021 –, mais un second : la poursuite de la recherche dont il constate qu'elle ne s'est pas arrêtée avec le tournant de connaissance de 2021, l'ouverture des archives dans le sillage de ce tournant, la transmission des savoirs au public, à la jeunesse. Ces engagements portent sur l'avenir. L'impératif de la recherche de la vérité historique les définit.

La prise de parole du président Paul Kagame s'y consacre aussi, délivrant un réquisitoire sur le passé et une volonté pour l'avenir. Le premier ne s'éloigne pas de la vérité des faits, la seconde résonne sur le temps contemporain. Le président rwandais insiste sur l'abandon des Tutsis à leur sort par toute la communauté internationale – exceptés la République tchèque et la Nouvelle-Zélande, et des pays d'Afrique beaucoup plus nombreux, tant au travers de leur action au Conseil de sécurité (le Nigeria et son représentant à New York) qu'au sein des Casques bleus (le Sénégal et le capitaine Mbaye Diagne qui se porta au secours des victimes et mourut en héros à Kigali).

Des nations et des sociétés africaines aussi avaient, dès 1959, ouvert leurs portes et leurs frontières aux survivants des massacres organisés, planifiés, avec une mention spéciale à l'Ouganda où servit Paul Kagame. À l'inverse, tient-il à le souligner, Paris accueillit nombre de génocidaires dont le collègue de sa cousine Florence, cheffe du personnel d'un programme des Nations unies, qui l'a livrée aux tueurs.

Elle est exécutée le 16 mai 1995 [1994], la veille d'une opération destinée à la sauver, et après un mois de tortures que lui firent subir, à elle et à sa famille, les miliciens Interahamwe. Cet homme, Callixte Mbarushimana, a continué sa carrière dans l'organisation internationale tout en jouant un rôle clef dans la propagande des groupes génocidaires au Zaïre. Il vit en France, ajoute Paul Kagame. « Libre », termine-t-il.

Le président rwandais revient également sur les menaces d'écrasement à l'arme lourde des unités du FPR si elles approchent de la zone Turquoise tenue par la France au Rwanda avec l'opération du même nom déclenchée le 22 juin 1994. Le commandement militaire était tenu à la logique de l'« ennemisation » systématique et permanente par le pouvoir élyséen du FPR.

« Ne jamais attendre pour porter secours »



Ce mouvement se révéla pourtant le plus efficace dans la lutte contre le génocide. Mais l'arrêt du génocide n'était pas un objectif de François Mitterrand et de ses états-majors. Qualifié d'« ougando-tutsi », le FPR se devait, dans la vision élyséenne, d'être aussi dangereux et meurtrier que le Hutu Power. Jamais les forces de l'opération Turquoise n'ont affronté militairement les Forces armées rwandaises relevant du gouvernement génocidaire, qui protégeaient les tueurs ou prenaient la tête des tueries.

Le feu en revanche a été ouvert contre le FPR à plusieurs reprises. L'opération Turquoise n'était pas seulement officiellement humanitaire – le choix d'Édouard Balladur –, mais également et fortement militaire – le choix de l'Élysée – dans la continuité de l'alliance avec le régime extrémiste. Pour autant, sur le terrain, les soldats français se tenaient prêts à affronter les génocidaires. Ils n'en reçurent pas l'ordre ou si tardivement. Ce fut leur honneur de s'y préparer.

« Never wait for rescue » (« Ne jamais attendre pour porter secours »), invoque Paul Kagame à la fin d'un discours intense, parfois traversé d'émotion retenue. Dehors, une pluie torrentielle se déverse sur Kigali, impuissante à détourner l'attention et le regard des 5 000 personnes réunies là, où il y a trente ans commençait le génocide des Tutsis.

La commémoration du 7 avril n'était pas achevée. Suivait, dans l'après-midi, une veillée poignante où la parole de rescapés, portant la mémoire de toutes les victimes, apportant des savoirs essentiels à la recherche, traverse l'immense cathédrale de la mémoire et de l'histoire.

Vincent Duclert est historien, président (2019-2021) de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis, auteur, en janvier 2024, de « La France face au génocide des Tutsis. Le grand scandale de la Ve République » (Tallandier).

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024