Fiche du document numéro 34151

Num
34151
Date
Mercredi 3 avril 2024
Amj
Taille
160748
Titre
« Raconter comment les enfants et adolescents survivants sont devenus les adultes du Rwanda actuel »
Soustitre
Isabelle Darras s’est rendue pour la première fois au Rwanda en 2023, pour rencontrer et écouter des rescapés du génocide des Tutsi. Elle en rapporte un beau récit, « Après la pluie d’avril ».
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dans une salle de classe de la mission des pères blancs, sanctuaire de Nyarabuyeau, au Rwanda, en 1996. Extrait de la série « Rwanda I : Itsembatsemba ».  ALEXIS CORDESSE

« Après la pluie d’avril », d’Isabelle Darras, Bayard, « Récits », 272 p., 19 €.

Journaliste, scénariste et autrice de livres pour la jeunesse, Isabelle Darras a consacré une large partie de sa vie professionnelle à raconter le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. Jusqu’ici, pourtant, elle n’était jamais allée au Rwanda. Elle s’y est enfin rendue pour Après la pluie d’avril, beau récit dans lequel elle brosse le portrait de plusieurs rescapés.

Qu’est-ce qui vous a menée au Rwanda en 2023 ?



Ma vie d’adulte a commencé l’année du génocide. Juste après la fin des massacres, j’ai vécu ma première expérience de journaliste à Goma, dans les camps de réfugiés rwandais du Zaïre [aujourd’hui République démocratique du Congo]. J’avais 23 ans. Une expérience si marquante que j’ai écrit deux romans pour adolescents qui évoquent le génocide des Tutsi.

Quand, l’année dernière, j’ai été invitée au Salon du livre de Kinshasa, je me suis dit : cette fois-ci, il faut que j’aille au Rwanda. Cela faisait longtemps que je voulais le faire, mais j’avais besoin d’être complètement disponible et je ne voulais pas m’y rendre en touriste. J’ai décidé de partir à la rencontre de Rwandais qui, enfants ou adolescents en 1994, ont survécu au génocide. Je me suis reproché d’être venue si tard. Mais j’ai compris que, trente ans après, ce n’était pas si tard : pour beaucoup de survivants, le génocide restait présent dans leur vie quotidienne.

Pour moi, raconter comment ces enfants et adolescents survivants sont devenus les adultes du Rwanda actuel, c’est une tentative de réparation. Bien que la France ait évolué au cours des dernières années, notamment en ce qui concerne le soutien qu’elle avait apporté à un régime génocidaire, je ressens encore une indifférence. Or, ce qui s’est passé dans les années 1990 au Rwanda, c’est un chapitre de l’histoire française. Un chapitre honteux. Mon livre est là pour dire : on n’est pas indifférents ; on vous écoute et on vous croit.

Le président Paul Kagame, qui dirige le pays d’une main de fer, a su se rendre populaire parmi les rescapés. Sur quoi cette popularité est-elle ­fondée ?

Cela m’a beaucoup étonnée : les survivants lui vouent toujours une très grande admiration. L’un d’eux m’a dit simplement : « Pour moi, Paul Kagame sera toujours celui grâce à qui je suis en vie. » Il faut se rappeler que c’est l’armée qu’il dirigeait [le Front patriotique rwandais] qui a arrêté seule le génocide. Ensuite, les survivants lui sont reconnaissants de vivre en sécurité. Pendant des décennies, bien avant le génocide, les Tutsi ont connu la crainte d’être discriminés, humiliés, emprisonnés ou tués. Les crimes contre les Tutsi restaient impunis. Désormais, ces enfants devenus adultes vivent, travaillent, circulent dans un pays en paix.

Vous citez un psychologue rwandais, Darius Gishoma. ­Selon l’une de ses études, 25 % des rescapés disent toujours vivre le génocide au quotidien, 25 % n’ont plus de symptômes du traumatisme et la moitié se situent entre les deux ­extrêmes. En quoi le travail thérapeutique quotidien avec les Rwandais aujourd’hui ­consiste-t-il ?

La plupart des rescapés ne consultent aucun thérapeute. Le Rwanda est l’un des pays les plus pauvres du monde. La priorité est de trouver le moyen de vivre et de survivre. Trente ans plus tard, certains survivants n’ont jamais raconté ce qu’ils ont vécu. Même pas à la personne qui partage leur vie et qui est souvent rescapée elle-même. Les Rwandais se méfient des mots. Ils n’ont pas toujours conscience qu’ils sont traumatisés. Ils pensent ­souvent que ce qu’ils ont subi est moins dur que ce qu’ont vécu d’autres rescapés, marqués dans leur chair ou témoins directs d’atrocités. Il y a un proverbe en kinyarwanda qui veut dire : « Je souris, même si je suis bien triste. »

Vous avez assisté à un groupe de parole de survivantes, mené par l’une des rares thérapeutes spécialisées dans les traumatismes causés par le viol. ­Comment décririez-vous ­l’expérience collective de ces femmes ?

En 1994, elles étaient ­enfants ou adolescentes. Elles ont souvent été violées et certaines ont même assisté au viol de leur mère. La violence crée la solitude. On pense qu’on ne peut pas partager ce qu’on a vécu. Il est difficile de renouer des liens avec autrui. Aujourd’hui, de nombreuses survivantes n’ont pas de mari. D’abord parce que l’extermination a surtout concerné les hommes. Mais aussi parce que parfois elles n’ont pas eu d’autre choix : quand on a subi un viol, il est difficile de faire à nouveau confiance à un homme. Il y a en outre un grand problème d’alcool au Rwanda, beaucoup d’hommes rescapés en souffrent, certains se montrent violents.

Quand j’ai assisté à la séance du groupe de parole, ces femmes m’ont dit qu’avant d’y participer elles avaient encore le sentiment de vivre le génocide. A partir du moment où elles ont commencé à prendre la parole, d’une certaine manière, elles étaient déjà sauvées. Même si la grande majorité des rescapées n’a jamais participé à un groupe de ce genre, j’ai l’impression que cette génération commence enfin à raconter son histoire. Peut-être parce qu’elles se sentent désormais suffisamment fortes, ou parce qu’elles sont interrogées par leurs enfants, qui leur demandent : « Où sont mes grands-parents ? », « Pourquoi je n’ai pas d’oncles, de tantes ou de cousins ? » C’est d’ailleurs tout le défi des survivants d’aujourd’hui devenus parents : trouver les mots pour transmettre leur histoire aux plus jeunes.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024