Fiche du document numéro 33882

Num
33882
Date
Dimanche 24 mars 2024
Amj
Auteur
Taille
448428
Sur titre
30e anniversaire du génocide des Tutsis
Titre
Ce qui peut nous sauver
Sous titre
« Vous ne savez jamais ce qui peut vous sauver. »
Nom cité
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
L’autrice franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse. Photo fournie par la maison d’édition

C’est ce que dit Beata Umubyeyi Mairesse, survivante du génocide des Tutsis au Rwanda, aux élèves suspendus à ses lèvres lorsqu’elle leur raconte son histoire de rescapée écrivaine, sauvée d’une mort certaine à l’âge de 15 ans.

Ce qui a sauvé l’autrice franco-rwandaise le 18 juin 1994, c’est un convoi humanitaire suisse dont elle retrace l’histoire 30 ans après les faits dans le livre magistral et bouleversant Le convoi (Flammarion). Ce qui l’a sauvée aussi, c’est sa connaissance de la langue française et de l’actualité politique. Cela a permis à la très jeune fille qu’elle était de dissuader les miliciens hutus de la tuer en usant d’un stratagème : s’inventer un père français.

« François Mitterrand est votre ami, si vous tuez une Française il sera en colère contre vous et cessera de vous aider », a lancé aux miliciens l’adolescente métisse en réalisant que la carte d’identité de sa mère, avec la mention « Tutsi », allait entraîner leur mise à mort.

Si, du haut de ses 15 ans, Beata Umubyeyi Mairesse savait que la France soutenait le gouvernement génocidaire, c’est que sa mère a toujours aimé écouter les nouvelles. Elle le faisait trois fois par jour. À l’époque, l’adolescente, qui préférait écouter de la musique, trouvait ça excessif. Elle ne pouvait imaginer que ça lui sauverait la vie.

Alors que sa mère, qui avait tout fait pour qu’elles restent cachées, avait perdu espoir, Beata Umubyeyi Mairesse était animée d’une confiance inébranlable. Une forme d’innocence dans les circonstances, qui a mené à un renversement des rôles : l’adolescente a pris les choses en main.

« Je crois que cette sorte de confiance absolue envers et contre tout, ma mère ne pouvait pas l’avoir parce qu’elle était très consciente de la situation et de l’immensité du massacre en cours. En tout cas, plus que moi », dit l’écrivaine avec qui je me suis entretenue par visioconférence, à la veille d’une tournée qui l’emmènera à Montréal, Québec, Gatineau et Ottawa, où elle a déjà vécu (1).

Trente ans après avoir fait du français un bouclier pour éloigner les tueurs, Beata Umubyeyi Mairesse s’en sert encore de façon prodigieuse pour à la fois témoigner d’une histoire méconnue et tenter de « culbuter le malheur » (2).

Le convoi est une enquête passionnante sur le convoi humanitaire suisse Terre des hommes grâce à qui la jeune Beata et sa mère ont pu fuir le Rwanda. L’opération de sauvetage, filmée par une équipe de la BBC, était officiellement réservée aux enfants de moins de 12 ans. Mais elles ont pu y prendre part en se cachant au fond d’un camion.

Dans les semaines qui ont suivi, des gens leur ont dit les avoir vues à la télévision traversant la frontière à pied entre le Rwanda et le Burundi. Mais ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard, alors que Beata Umubyeyi Mairesse, enceinte de son premier enfant, réfléchit aux questions qu’il lui posera un jour, qu’elle part à la recherche de ces images.

Elle entre en contact avec l’équipe de la BBC qui les a tournées. Un journaliste lui remet quatre photos sur lesquelles elle n’est pas visible. S’ensuit pendant 15 ans un cheminement incertain pour tenter de recoller les morceaux de sa mémoire.

En août 2020, Beata Umubyeyi Mairesse retrouve Alexis Briquet, l’humanitaire qui a organisé l’opération. « En le retrouvant, j’ai réalisé l’immensité du sauvetage qu’ils avaient fait, lui, sa compagne et une poignée de personnes. » Quelque chose d’absolument inouï. « Je n’en étais pas consciente », dit-elle.

Elle réalise aussi que cette histoire de sauvetage n’avait pas été médiatisée. Ses sauveteurs étaient restés très discrets. Ils n’étaient jamais allés s’en vanter. Les enfants devenus grands qu’ils avaient sauvés n’avaient jamais pu les remercier.

Lorsque l’humanitaire meurt brutalement quatre mois après leurs retrouvailles – ils n’ont pu que se parler au téléphone –, l’écrivaine se dit : cette histoire, il faut l’écrire. Pour la faire connaître. Pour dire merci.

Les gens aiment les histoires hollywoodiennes de héros parfaits. Or, il se trouve que ce même humanitaire qui a sauvé la vie de centaines d’enfants a aussi témoigné en faveur d’un préfet génocidaire. Loin de dissimuler ces zones d’ombre, l’écrivaine a choisi de les éclairer.

« La réalité, c’est que l’âme humaine est complexe et qu’il ne s’agissait pas de cacher une partie des choses. Oui, effectivement, ce monsieur est allé témoigner au Tribunal pénal international pour le Rwanda à la demande du préfet, en sa défense, mais avec la réalité que ce préfet l’avait aidé. »

Pour Beata Umubyeyi Mairesse, cela n’enlève rien à la réalité des vies sauvées grâce à ces humanitaires qui, en 1994, n’ont peut-être pas réalisé qu’un génocide était en train de se produire ni compris les enjeux géopolitiques sous-jacents.

« Cela n’empêche que ces gens ont sauvé des centaines d’enfants. S’il faut attendre d’avoir des héros parfaits – je ne sais même pas s’ils existent – pour dire merci, pour dire : “Voilà, ces gens ont eu le courage de faire quelque chose d’absolument inouï alors que tous les autres nous avaient abandonnés”… » Alors que le monde les regardait mourir « les yeux grand fermés », écrit-elle.

Il faut sortir des histoires caricaturales de sauveurs blancs en Afrique – un continent de 54 pays aux réalités complexes trop souvent désignés comme une entité unique dans les médias occidentaux.

« C’est dingue, cette façon de toujours voir l’Afrique comme un pays ! […] Il y a vraiment un imaginaire à décoloniser. » Beata Umubyeyi Mairesse, autrice

Beata Umubyeyi Mairesse s’y attelle de brillante façon, en déconstruisant le récit dominant sur le génocide des Tutsis et en se réappropriant une histoire qui a été trop souvent racontée en laissant entendre que « chez ces gens-là, c’est comme ça ».

« Personne ne veut entendre les rares voix qui rappellent que l’ethnicisation de la société rwandaise est une construction coloniale. Ils s’entretuent depuis la nuit des temps, n’est-ce pas », écrit-elle.

Lorsqu’il est question de l’expérience des rescapés, on parle toujours de « l’indicible ». Mais il faudrait surtout parler de « l’inaudible ».

Passeuse de mémoire



Aux élèves qu’elle rencontre, Beata Umubyeyi Mairesse sert une mise en garde : n’allez pas croire que seuls des paysans africains en majorité analphabètes tombent dans l’abîme de la propagande haineuse. Des intellectuels y tombent aussi, comme on a pu le voir avec le système nazi, comme on le voit encore aujourd’hui. Si elle prend la parole, c’est pour que ces jeunes deviennent des citoyens engagés et vigilants. Qu’ils soient à leur tour des passeurs de mémoire.

A-t-elle espoir que ce soit suffisant pour provoquer chez eux un déclic salvateur ?

« Je ne sais pas si c’est suffisant. Je ne suis pas naïve. Seulement, je sais déjà que quand j’interviens auprès de jeunes, ils sont vraiment à l’écoute. J’ai une qualité d’écoute presque meilleure que celle des adultes, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas pleins de certitudes. Quand je leur dis que ce que j’ai vécu, je l’ai vécu à l’âge qu’ils ont maintenant, je sens que ça les touche, qu’ils sont émus et qu’ils sont vraiment dans une empathie. »

Pour qu’ils se sentent concernés par son témoignage, elle s’efforce aussi de leur montrer en quoi son histoire, bien qu’elle se soit passée au Rwanda il y a 30 ans, ne concerne pas que le Rwanda ou ceux qui, comme elle, ont survécu à un génocide qui a fait un million de morts en trois mois.

« J’ai envie de leur montrer combien cette expérience-là peut leur être utile dans des sociétés occidentales où il y a une montée de l’extrême droite, des discours de haine décomplexée. » Beata Umubyeyi Mairesse, autrice

Est-ce suffisant ? Elle ne sait pas. Mais pour elle qui a échappé à la mort et qui, contrairement à d’autres rescapés, a pu compter sur des tuteurs de résilience et une famille d’accueil en France pour se reconstruire, être une passeuse de mémoire est une façon de prendre au mot un poème de la résistante française Charlotte Delbo, qui a été déportée à Auschwitz et y a survécu. Dans un poème intitulé « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants », elle leur dit, elle qui revient de la mort :

Je vous en supplie

faites quelque chose

apprenez un pas

une danse

quelque chose qui vous justifie

qui vous donne le droit

d’être habillés de votre peau de votre poil

apprenez à marcher et à rire

parce que ce serait trop bête

à la fin

que tant soient morts

et que vous viviez

sans rien faire de votre vie (3).

1. Beata Umubyeyi Mairesse sera en tournée à Montréal, Québec, Gatineau et Ottawa du 25 au 30 mars 2024 à l’occasion du lancement de ses deux nouveaux titres, Culbuter le malheur (Mémoire d’encrier) et Le convoi (Flammarion).

2. L’expression, qui est aussi le titre du recueil de poésie de Beata Umubyeyi Mairesse publié chez Mémoire d’encrier, est tirée d’une citation de Georges Castera fils : « Tu me demandes mon amour ce qu’est la poésie / C’est des paroles semées pour culbuter le malheur. »

3. Une connaissance inutile (Éditions de Minuit, 1970).

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