Fiche du document numéro 33831

Num
33831
Date
Mercredi 13 mars 2024
Amj
Taille
36486
Titre
Dorcy Rugamba redonne vie à ses parents assassinés en 1994, au Rwanda
Sous titre
« Hewa Rwanda : lettres aux absents » du dramaturge rwandais s’impose comme un livre incontournable trente ans après le génocide des Tutsis. Rencontre à Kigali.
Nom cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Par Valérie Marin La Meslée, à Kigali

« Ma famille a disparu en un seul jour. Ça n'a duré que trois quarts d'heure. C'était le 7 avril 1994 à dix heures du matin. » Sur ces mots s'ouvre Hewa Rwanda : lettres aux absents (en librairie le 13 mars, éd. JC Lattès), que Dorcy Rugamba, survivant d'une fratrie de dix, avec trois autres enfants, publie aujourd'hui, trente après que sa famille a été décimée par les génocidaires, dans leur maison de Kigali, sur une des collines de la capitale rwandaise.

C'est sur la terrasse de cette demeure que l'on rencontre l'écrivain dramaturge, fondateur de Rwanda Art initiative (RAI) qui y a ses bureaux, et alors que la première grande manifestation culturelle qu'il a produite, La triennale de Kigali, bat son plein en ce mois de février. Une sorte de miracle dans ce pays où le génocide perpétré contre les Tutsis en cent jours, d'avril à juin 1994, a fait 1 million de morts.

« Bâtir une conscience commune »



Un des moments les plus intenses de cette manifestation fut celui où Dorcy Rugamba* parvint pour la première fois à lire son texte sur scène, des pages mûries depuis des années, des phrases déposées dès le lendemain de la tragédie dans son journal, pour « mettre des mots, d'abord, pour moi ».

À Kigali, il a lu, accompagné du musicien sénégalais Majun, un frère, dont l'instrument rythmait le dévoilement de pages provoquant dans la salle, composée de Rwandais et d'invités de tous pays, une émotion qui ne serait bientôt plus contenue, chacun prenant part à ce chapitre d'inhumanité qui sous les mots de Dorcy Rugamba, se transmettait au-delà de l'indicible. Son petit livre fera date. Écrire après ? Écrire comment ? Sur scène, et dans ce récit, le survivant a réussi, comme il l'ambitionnait, à « bâtir une conscience commune ».

Les parents de Dorcy Rugamba furent parmi les toutes premières victimes, au premier jour du génocide. Nous les connaissons bien maintenant. Nous les avons rencontrés dans les mots du fils. Le père, Cyprien Rugamba, que Dorcy nomme Rwamo (source de joie, son nom de théâtre) tout au long du texte, était poète, créateur d'un ballet, et fondateur d'un théâtre à ciel ouvert, dans la ville de Butare où la famille a longtemps vécu.

C'était la ville où Dorcy étudiait à l'université en 1994. Il avait 19 ans. Il devait se rendre à Kigali visiter les siens, le 6 avril. Le hasard a voulu que le voyage soit reporté au lendemain. Il n'y eut pas de lendemain. Le 13 avril, le jeune homme et ses frères fuient le pays par le Burundi, et d'un accueil à l'autre, Dorcy se retrouve à Paris, puis à Liège.

« Mon goût pour l'écriture m'a mené au théâtre », confie celui qui n'était pas fait pour ses études de pharmacie… Quasiment tout de suite après le génocide, le voilà appelé à participer à la pièce Rwanda 1994 signée par six auteurs, puis il fait ses débuts sur scène, joue avec Peter Brook aux Bouffes du Nord, et puis, « tout s'est enchaîné ». Une vie pour le théâtre. On lui doit dernièrement Restes suprêmes, une pièce sur la restitution des objets d'art africain, mais encore d'avoir collaboré au Vol du Boli, présenté au Châtelet par Abderrahmane Sissako.

« Libérer une parole avortée »



Une vie sauvée aussi par les mots parce que, dit l'orphelin, « la littérature, la poésie, les chansons sont les seules choses qui sont restées » à celui qui retourna, deux ans après le génocide, dans la maison familiale totalement vide, sans plus aucun signe de vie : « Ce n'était pas seulement la mort, mais l'anéantissement. »

Écrire fut aussi donner corps à ceux qu'il ne voulait pas que l'on considère « seulement comme des victimes ». Et c'est justement la réussite totale de son livre, que de redonner vie aux siens : son père et maître qui passa sa vie « un stylo à la main », un « passeur d'art et de culture », dont Dorcy est manifestement l'héritier. À partir d'une plateforme d'artistes, née dès le début 2000, il a construit avec quelques-uns, dont Sophie et Isabelle Kabano, devenus une petite famille, la structure RAI comme un incubateur de projets, et l'on rencontre ici d'une pièce à l'autre, les talents du Rwanda de demain.

« Je me suis dit : on va continuer à faire son œuvre ici. Il n'est plus là physiquement, mais il est là aussi », poursuit Dorcy, en montrant les arbres entre lesquels Cyprien Rugamba prenait place. Non loin du mausolée familial qu'abrite le jardin. Pour le fils, la maison reste aussi un lieu de méditation. « Où le matin reste le même matin, face à la nature, qui ne bouge pas et m'émerveille. »

Ce livre est à la fois un rituel, comme celui d'une litanie des noms – et contient une litanie souriante, elle, des prénoms rwandais, voir notre extrait filmé à Kigali – mais sa seconde partie vient aussi donner des nouvelles des vivants aux absents. « Écrire sur le génocide n'était pas ma motivation première, dit l'auteur, ce livre vient surtout libérer une parole avortée, ce que je n'ai pu dire à ma mère. »

Choisir sa famille et renoncer à l'islam



Il fait d'elle, Daphrosa, après celui du père, un portrait magnifique, et de confidences en souvenirs, de réflexions en scènes clés, introduit dans ce récit ce qui nous arrive comme une sorte de coup de théâtre. En 1992, alors que le couple de ses parents est devenu hyperpratiquant au sein de la communauté de l'Emmanuel – ils sont en voie de béatification au Vatican –, obtenant même d'avoir une chapelle et de donner l'eucharistie dans la maison, Dorcy, de son côté, découvre dans la bibliothèque paternelle ce qu'il prend d'abord pour « un livre de poésie » : le Coran.

Il y rencontre le chemin de son djihad personnel – dans le sens de l'accomplissement de l'être vers le meilleur – et celui qui le mène à la mosquée. Quand il en parle à ses parents, cette révélation provoque une véritable déflagration, surtout pour sa mère : « Est-ce qu'ils t'aiment autant que nous t'aimons ? » lui demande-t-elle, lors d'une de leurs promenades, en mars 1994.

Le jeune homme réfléchit, décide de choisir sa famille et de renoncer à l'islam : « Je devais avoir un grand entretien avec mes parents, le 6 avril. » Ce qu'il n'a pu dire ce jour-là, Dorcy Rugamba l'a écrit dans ce livre, qui s'achève sur un autre chapitre gardé secret dans l'histoire familiale car, écrit-il : « Le génocide éventa toutes les histoires emmurées en même temps qu'on éventrait les maisons. »

L'écriture, méditation sur le temps qui passe, trente ans, déjà, est aussi le moyen de transmettre le souvenir des êtres chers à ses propres enfants. Pour celui qui partage sa vie entre Bruxelles et Kigali, la méditation se poursuit à chaque retour sur cette terrasse de Kimihurura, dans une maison qui aujourd'hui fait sa joie parce qu'elle est remplie d'artistes, devenant, comme le théâtre ouvert de son père en son temps, une clairière au-dessus des ténèbres du passé, d'où réenchanter le pays et construire le futur.

Hewa Rwanda : lettres aux absents, de Dorcy Rugamba, éditions JC Lattès, 304 p. 18,90 €, en librairie le 13 mars.

*Dorcy Rugamba sera à la Maison de la poésie le 18 mars avec Beata Umubyeyi Mairesse.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024