Fiche du document numéro 2479

Num
2479
Date
Vendredi 29 octobre 2004
Amj
Auteur
Taille
129350
Sur titre
Idées
Titre
Nuit et brouillard sur le Rwanda
Sous titre
Témoignage. Annick Kayitezi a survécu au génocide des Tutsi. À côté d'une réflexion sur la manière de dire l'indicible, sa traversée de l'horreur interpelle la fabrique officielle de la vérité.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Nous existons encore,
Annick Kayitezi, Michel Lafon éditeur, octobre 2004, 260 pages, 18 euros.

« Oui, comment survivre à l'horreur ? Pour ma part, je ne compte pas en
faire mon deuil un jour (...). Je suppose que faire son deuil, c'est
accepter la mort des gens, concevoir qu'ils sont bien là où ils sont. Je
ne sais pas... » Cette interrogation qu'Annick Kayitezi, adolescente
rescapée du génocide des Tutsi au Rwanda (elle avait quatorze ans en
1994), se pose à elle-même lui est soufflée par l'exemple d'un écrivain
« survivant » d'un autre indicible, celui d'Auschwitz : « Regardez Primo
Levi, il a tout de suite écrit ce qu'il avait enduré et, après, il s'est
suicidé. » Annick, elle, appréhende son récit comme un dilemme. « Je me
contente de me réfugier dans un livre », écrit-elle (se
reproche-t-elle ?) dans les premières pages de son témoignage. Avant de
conclure : « Les projets perdurent, en priorité celui de fonder une
famille. La culpabilité d'avoir survécu s'atténue. Désormais d'autres
sentiments, d'autres espoirs m'animent. Je n'ai pas oublié le passé, et
je ferai en sorte qu'on ne l'oublie pas. Pour que de la répulsion
qu'inspire la barbarie resurgissent les valeurs de ce qu'on appelle
l'humanité. Notre condition d'êtres humains. »

La lecture de Nous existons encore est doublement déchirante. Par la
matière même de ce qui est conté avec une retenue impressionnante : cent
jours de tueries, dont émergent des images à jamais obsessionnelles (sa
mère plongée dans le coma par les coups et achevée devant elle d'une
pointe de baïonnette dans la poitrine). Par l'interrogation sous-jacente
de la jeune femme sur elle-même, sa façon de conduire sa vie « d'après »
et les motivations de ses moindres actes comme de ses relations avec
autrui. On songe à ce qu'un autre rescapé de la déportation, Jean
Cayrol, coauteur avec Alain Resnais du film Nuit et brouillard,
désignait comme « la solitude la plus étrange que l'homme aura pu
supporter, la plus effrayante puisque désertée, puisque tout visage
humain paraît y être interdit ». Une phrase qu'Annick semble en partie
démentir pour ce qui la concerne, assurant voir ce « visage humain » se
reconstituer sous ses yeux grâce à un amour et des amitiés susceptibles
de faire de sa vie future autre chose qu'une survie.

Fin juin 1994, Annick est planquée dans un orphelinat de Butare, en
pleine zone « Turquoise », celle installée par les militaires français
et qui servira surtout à exfiltrer vers le Zaïre les génocidaires et
leurs dirigeants. La présentant comme une employée de l'établissement,
le directeur réussit à la faire inscrire dans le convoi de réfugiés
partant vers le Burundi. Convoi encadré par des soldats français,
lesquels s'arrêtent docilement à chaque barrage et laissent les
miliciens chercher le ou la Tutsi qui se serait glissé dans les rangs
des Hutu ainsi évacués. Un témoignage qui, après de nombreux autres,
contredit de plein fouet le discours officiel que n'a jamais cessé de
tenir Paris : « Turquoise » aurait permis l'établissement d'une « zone
humanitaire sûre » et, de ce fait, de sauver des milliers de vie. Cette
hypocrisie a elle aussi un précédent : pour obtenir le visa
d'exploitation de Nuit et brouillard, Alain Resnais et Jean Cayrol
durent accepter une censure, celle d'un document photographique de 1941
exhibant le képi d'un gendarme français dans le camp de Pithiviers où
étaient rassemblées les familles en attente de déportation ! Aujourd'hui
comme hier, un certain discours unique tente de l'emporter sur la
recherche de la vérité.

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