Fiche du document numéro 2018

Num
2018
Date
Mardi 13 avril 2004
Amj
Taille
109573
Titre
Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero
Sous titre
Dix ans après, les envoyés spéciaux de L'Express ont sillonné ces collines où, en juin 1994, les tueurs traquaient encore les ultimes rescapés tutsi. Et où les fantômes du génocide n'en finissent pas de hanter les survivants.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Craintif, les yeux baissés, tassé sur un banc minuscule, Marcel chuchote
des réponses laconiques. Le mince filet de voix de ce gamin fluet
exprime pourtant une vaste ambition. « Plus tard, j'aimerais être
président de la République rwandaise. » Marcel ira peut-être loin, mais
il vient de plus loin encore. Ce miraculé a vu le jour le 25 juin 1994,
en plein génocide, sur une colline de Bisesero, théâtre trois mois
durant d'un carnage méthodique. Ce samedi-là, sa maman, Bernadette,
accouche seule. Elle coupe le cordon ombilical avec le tranchant d'un
branchage brisé. Pour échapper à la traque frénétique des miliciens
hutu, la mère se glisse sous les cadavres de ses frères, massacrés.
Quand la puanteur devient insoutenable, elle part en quête d'un charnier
plus récent. Parfois, la nuit, la rescapée tutsi cuit des patates douces
dans les braises fumantes d'une case incendiée. Marcel n'ignore rien de
sa naissance. « Le plus dur, souffle-t-il, c'est de n'avoir pas pu téter
le lait maternel. » A bout de forces, squelettique, le crâne enfoncé par
un gourdin clouté, Bernadette tente vainement de nourrir le nouveau-né:
ses seins sont secs. Le 30 juin, elle se traîne au-devant d'un convoi
militaire, « pour en finir ». Mais les intrus, marsouins français du
dispositif « Turquoise », déployé depuis une semaine dans l'ouest du pays
des Mille Collines, ne lui veulent aucun mal. « Sans eux, murmure la
survivante, le petit serait mort. » Bernadette sait alors que ses trois
aînés ont péri sous les coups de machette. Mais elle découvre,
stupéfaite, que son mari, Azarias, a, lui aussi, échappé aux bourreaux.
Comme le veut l'usage, le couple dote le bébé d'un patronyme rwandais.
En kinyarwanda, Nsengumuremyi. « Louons le Créateur ».

« La douzaine de fusils saisis? Inutiles. Un seul d'entre nous savait
s'en servir. Et nous n'avions pas de munitions »



Celui-ci le mérite-t-il vraiment? Voilà dix ans, le 6 avril 1994, le
crash du Falcon 50 du président Juvénal Habyarimana, foudroyé par un
missile sol-air, déclenchait un holocauste planifié de longue date.
Bilan: plus de 800 000 tués, tutsi pour la plupart, rejoints dans
l'au-delà par les Hutu réfractaires au délire « ethniste » du pouvoir.
Fait unique, les reliefs escarpés et verdoyants de Bisesero ont opposé
aux fantassins de la solution finale rwandaise une résistance farouche,
désespérée. Et vaine: au plus, 3 000 des 50 000 réfugiés reviendront de
l'enfer (1). Cette rébellion aura valu aux éleveurs et aux paysans
rescapés la construction d'un imposant mémorial, édifié sur la colline
de Nyankomo. On en gravit les coursives de roche et de ciment comme un
chemin de croix. D'abord, une arche de béton, blanc et mauve, la couleur
du deuil. Ensuite, cette stèle aux neuf lances pointées vers le ciel,
fichées dans un lit de cailloux, rappel du maigre arsenal dont
disposaient les insoumis face aux fusils d'assaut et aux grenades des
agresseurs. On traverse ensuite une antichambre hexagonale et trois
lourds bâtiments de brique rouge, dont les neuf salles - référence aux
neuf communes de la province de Kibuye - abriteront bientôt autant
d'ossuaires. Pour l'heure, les crânes et les ossements reposent en
contrebas, sous les tôles d'un hangar. Enfin, au sommet, une fosse
commune que couvrent sept dalles de marbre gris piqueté de noir. C'est
vers ce mausolée que convergent en silence et d'un pas lent une poignée
de villageois abaseseros (résidents de Bisesero). Tous vêtus d'un veston
élimé, chaussés de bottes de caoutchouc et coiffés d'un chapeau tyrolien
ou d'une réplique de borsalino. Là, allongés dans l'herbe ou au pied
d'un arbre, sur un tapis d'aiguilles de pin, les revenants racontent.
Pour avoir repoussé les hordes d'assaillants hutu lors des pogroms de
1959, de 1962 ou de 1973, Bisesero s'est taillé une réputation de
promontoire inexpugnable. Au point d'attirer, dès les prémices de la
boucherie, des milliers de Tutsi fuyant les hameaux voisins.
Vétéran de 1959, Aminadabu Birara, épaulé par son fils, organise jusqu'à
son décès la défense sur la colline de Muyra, haut lieu des exploits
passés. « Nous combattions avec des piques, des lances et des bâtons,
confie son adjoint, Siméon Karamaga. De l'arrière, les femmes et les
enfants nous alimentaient en pierres. » Submergés par les vagues
d'assiégeants munis d'armes à feu, les insoumis répliquent par la
tactique du kwivanga (« se mélanger »). Couchés dans les broussailles, ils
se ruent soudainement sur l'ennemi, contraint à un corps-à-corps
meurtrier. Et le stratagème paie. « Au début, ils perdaient plus d'hommes
que nous, soutient Eric Nzabihimana, alors instituteur. Jusqu'à dix par
jour. » La douzaine de fusils saisis? « Inutiles, soupire-t-il. Un seul
d'entre nous savait s'en servir. Et nous n'avions pas de munitions. On
les a donc enterrés, avant de les remettre aux Français. » La ténacité
des Abaseseros déroute les interahamwe (miliciens hutu). Répit trompeur.

« Nous pensions périr jusqu'au dernier »



Car, le 13 mai, les assassins lancent une terrible offensive combinée.
Soldats des Forces armées rwandaises (FAR), caïds de la garde
présidentielle, gendarmes, policiers communaux, flanqués de leur cohorte
de supplétifs, font pleuvoir un déluge de feu. Ils reçoivent les
renforts de tueurs chevronnés venus des préfectures de Cyangugu, de
Gisenyi, de Gikongoro, de Ruhengeri. C'est l'hallali. « Nous, confesse un
interahamwe détenu à la prison de Gisovu, on avançait dans leur sillage
en les encourageant, on achevait les fuyards à la machette et à la
massue, puis on partageait sur place le bétail dépecé. » C'est alors que
la plupart des femmes, dont les enfants entravent la cavale éperdue,
seront massacrées. « Là, se souvient Eric, nous pensions périr jusqu'au
dernier. Plus question de résister. Restait à courir le jour et à se
planquer la nuit. » Antoine désigne les buissons où, le bras tailladé et
la cheville brisée par une balle, il se terre alors, au pied d'un
bosquet pentu. Antoine voit les équarrisseurs longer son abri; il entend
l'agonie de ses compagnons débusqués. Le soir, à son retour, la maison a
des allures de morgue. « Toute ma famille anéantie. Papa, maman, mes deux
soeurs, mon demi-frère, mes oncles... Ils étaient si nombreux que j'en
oublie. » Quitter le réduit encerclé tient du suicide. Deux groupes de
jeunes tenteront une sortie en juin, l'un vers le Zaïre, l'autre vers le
Burundi. « Dans les deux cas, tous y resteront, sauf un », lâche Siméon.
Exténués, blessés, affamés, malades, transis sous la pluie, les spectres
de Bisesero mâchent des tiges de maïs chapardés la nuit ou avalent une
bouillie de sorgho encore vert. « On évitait d'allumer des braseros,
aisément repérables, précise Eric. Et l'on buvait l'eau où baignaient
les cadavres. »

Les revenants savent tout du zèle furieux des notables locaux. A
commencer par le préfet Clément Kayishema, médecin de formation. Lui,
l'ordonnateur, dès la mi-avril, des massacres des Tutsi parqués dans
l'église et le stade de Kibuye - 12 000 morts environ - sillonne la
région, ordonne les battues, houspille les moins enragés, réclame en
guise de trophées les mains de rebelles mutilés ou la tête tranchée d'un
« cancrelat » tutsi. A ses côtés paradent l'homme d'affaires Obed
Ruzindana et Alfred Musema, directeur de l'usine à thé de Gisovu. Ces
logisticiens de l'itsembatsemba - extermination ethnique - fournissent
les machettes et la bière, ou convoient les soudards à bord de leurs
camions. « Kayishema a animé une réunion publique l'avant-veille de
l'arrivée des Français, rapporte Ozias, son ancien chauffeur. Il somme
alors les gens de dénoncer ceux qui cachent encore des Tutsi et de raser
les maisons brûlées, histoire d'escamoter les preuves. » « Nettoyons tout
avant la venue de nos amis », lâche le fossoyeur dans un bar. Dépité par
la froideur des marsouins du régiment d'infanterie de chars de marine de
Vannes (RICM), installés dans une école technique de Kibuye, le préfet
évite ces Français dont il croyait faire ses alliés. Méprise ô combien
compréhensible...

« Rentrez dans vos cachettes et tenez bon »



Le 25 juin 1994, je parcourais en compagnie de deux confrères - un
Anglais et un Américain - les pistes de Bisesero, chaos de rocaille
grise et de poussière ocre. « Il faut y aller, nous avait glissé peu
avant un prêtre croate, établi au Rwanda depuis des lustres. Là-bas, ça
continue. Tous les jours. » Lui avait entendu sur un barrage un gang
d'interahamwe se vanter de « retourner au travail ». Le travail? Une
version hutu de la « corvée de bois ». Le lendemain, nous croisons une
colonne de militaires français accompagnés d'une équipée de reporters.
Aussitôt, l'envoyé spécial du Times, Sam Kiley, et moi-même informons,
carte à l'appui, le capitaine de frégate Marin Gillier, chef du
détachement, du carnage en cours sur les hauteurs voisines. Or trois
jours s'écouleront entre la première incursion des commandos de l'air de
Nîmes, relatée par Patrick de Saint-Exupéry dans un reportage saisissant
(2), et le sauvetage des ultimes survivants. Une source haut placée du
ministère de la Défense me confiera plus tard que la présence de Sam
Kiley, soupçonné de collaborer avec les services de renseignement de Sa
Majesté, avait éveillé au sein de la hiérarchie tricolore la crainte
d'un « coup tordu ».

Dans un courrier adressé en 1998 à la Mission d'information
parlementaire sur le Rwanda, présidée par Paul Quilès, le capitaine
Gillier évoque une rencontre avec « deux journalistes britanniques »,
omettant de citer celui de L'Express. Plus étrange encore, l'officier
prétend n'avoir découvert que le 30 juin la tragédie de Bisesero, et de
manière fortuite. Epais mensonge, qu'infirment, au-delà de nos propres
souvenirs, les récits recueillis auprès de maints rescapés et de
miliciens emprisonnés. Car, soixante-douze heures auparavant, ayant
appris, grâce à sa radio ondes courtes, l'imminence du déploiement
Turquoise, Eric Nzabihimana jaillit à découvert dès qu'il aperçoit, sur
la route montant vers Bisesero, un modeste cortège emmené par deux Jeep.
« Arrêtez-vous! hurle-t-il. Si vous êtes venus nous sauver,
écoutez-moi! »

Méfiants, les soldats français consentent à prêter l'oreille à ce zombie
en haillons, d'autant qu'il leur montre des cadavres encore chauds,
gisant sur le bas-côté. Bientôt, d'autres fantômes, hébétés et
décharnés, jaillissent des fourrés. Plusieurs repèrent, dans la voiture
de tête, un certain Jean-Baptiste Twagirayezu, enseignant recruté le
jour même comme traducteur. « Il est des leurs! s'indigne un mort vivant.
Je le reconnais. Il a été mon professeur. Il a tué. » De fait, le
bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo, génocidaire acharné, a
chapitré ce singulier guide, l'enjoignant de persuader les Français que
les Hutu, paisibles paysans, travaillent sous la menace des inkontanyi -
ou bagarreurs, surnom des insurgés tutsi - du Front patriotique rwandais
(FPR).

« Les Français nous voyaient monter et descendre de Bisesero. Ils nous
suivaient à la jumelle, mais n'ont jamais rien dit »



Grossière, l'imposture aurait pu prendre, tant les « Turquoise »,
intoxiqués par leurs chefs, formés au combat, guère équipés pour une
mission humanitaire, s'attendent à croiser le fer avec des infiltrés
rebelles, au coeur d'un sanctuaire FPR. Il faudra du temps pour les
convaincre que Bisesero n'est pas un champ de bataille, mais un
cimetière sans sépultures. Eric et les siens supplient le
lieutenant-colonel « Diego », à l'évidence ébranlé, de rester sur place,
d'y laisser une escouade dissuasive ou, à défaut, de couvrir l'exode
vers Kibuye. Certains se couchent même devant les 4 x 4. Peine perdue.
« Nous ne pouvons rien dans l'immédiat, leur rétorque-t-on. Rentrez dans
vos cachettes et tenez bon. Nous reviendrons dans trois jours. »

Atterrés, les naufragés tutsi ont beau objecter que les miliciens qui
les guettent sur les collines alentour auront tout loisir d'exterminer
entre-temps ceux qu'ils viennent de voir sortir de leur abri, rien n'y
fait. « Décision inexcusable », accusent les enquêteurs d'African Rights.
De fait, plus de la moitié des 2 000 rescapés sortis ainsi de l'ombre
seront achevés au terme de raids d'une intensité inédite. « Ils ont
''travaillé'' sans relâche, du matin au soir, insiste Eric. Avec une
artillerie inconnue jusqu'alors. Comme s'ils savaient que le temps leur
était compté. » Quand l'équipe de Diego rebrousse chemin, confirme un
interahamwe, le maire de Gishyita envoie à Bisesero toute la
« main-d'oeuvre » disponible. Avec ce mandat: «  Finissons-en. Ils sont
regroupés, ce sera plus facile. » Le 30, lorsque les marsouins déboulent
enfin, on recense 800 survivants. D'autres miraculés émergeront ensuite.
Deux hélicoptères acheminent les moribonds les plus gravement blessés
vers l'hôpital de Goma (Zaïre). Souvenir mitigé. « Ils voulaient amputer
à tout prix, déplore Narcisse. Et on nous laissait nus, hommes, femmes
et enfants mêlés. »

Sur la colline, les suspicions réciproques ont la vie dure. Fin juillet,
quand les protecteurs en treillis invitent les rescapés à choisir entre
le statu quo et le transfert vers les secteurs tenus par le FPR de Paul
Kagamé, le verdict est unanime. « Tous ont choisi le départ, note Eric.
Dès lors, les Français cesseront de nous fournir vivres et boissons. Et
deux d'entre nous, partis en quête de nourriture, seront tués à la
machette. » Devenu maire du district d'Itabire, l'ancien instituteur n'a
pas oublié la confidence d'un Turquoise, prénommé Eric lui aussi: « En
fait, nous ne sommes pas venus vous secourir, mais épauler le
gouvernement intérimaire hutu. Hélas, il était trop tard. » L'inertie
envers les gourous locaux de l'holocauste laisse pantois. A Gishyita,
l'école qu'occupe le détachement tricolore jouxte le camp d'entraînement
où le bourgmestre enseigne aux miliciens le maniement du fusil. « Les
Français nous voyaient monter et descendre de Bisesero, admet l'un
d'eux. Ils nous suivaient à la jumelle, mais n'ont jamais rien dit. »

Le déshonneur de la France



Il serait injuste et vain d'accabler des soldats largués sans préavis
dans un tel gouffre. Beaucoup ne furent que les figurants, souvent
effarés, d'une mascarade qui les dépassait. Au pire, Turquoise aura été
l'écran de fumée censé couvrir la débandade de nos méprisables protégés;
au mieux, un tardif acte de contrition. Car la France savait tout du
dessein criminel de l'akazu, la clique des fanatiques de la suprématie
hutu réunis autour d'Agathe, l'épouse du président Habyarimana. Les
indices sont légion. Par où commencer? Tel gendarme, venu alerter ses
supérieurs sur l'ampleur des massacres ethniques perpétrés dès 1991,
sera réduit au silence. Des rapports d'experts, argumentés et précis,
jauniront dans les tiroirs. Des instructeurs français entraînent et
équipent les bidasses qui fourniront l'avant-garde des génocidaires. Aux
barrages, les paras bleu-blanc-rouge supervisent des contrôles
d'identité qui seront, pour tant de civils tutsi, l'antichambre du
cachot ou de la mort. Le chef du Détachement d'assistance militaire et
d'instruction (Dami) de Kigali est aussi, en 1992, le conseiller spécial
de la présidence et, de fait, le patron des FAR.

Que dire du tri honteux opéré, aux premières heures du génocide, lors de
l'évacuation de l'ambassade de France, lorsque les employés tutsi,
refoulés, furent livrés aux machettes des bourreaux? Que penser du
traitement princier réservé à la veuve du président assassiné,
promptement exfiltrée avec quelques-uns des cerveaux de l'holocauste? Au
nom de quoi a-t-on livré de l'armement à la troupe des tueurs, bien
après le début des pogroms? Pourquoi avoir reçu à Paris, et avec tant
d'égards, les émissaires d'un gouvernement fantoche et criminel? Les
noms, les dates, tout a été dit, écrit, sans susciter pour autant
d'examen de conscience. La mission Quilès? L'indigence de son verdict
éclipse le sérieux de ses travaux. Il faut, dix ans après, se rendre à
l'évidence: au Rwanda, la France s'est abîmée dans le déshonneur. Par
veulerie, par cécité, par ignorance, par fidélité aux chimères
coloniales. Il faut redire que, dans ce naufrage, la responsabilité de
François Mitterrand fut écrasante. Tout comme celle d'une coterie
d'officiers ivres de leur pouvoir de l'ombre, hantés par le fantasme du
complot anglo-saxon ourdi contre notre pré carré. On entend déjà couiner
le choeur des « patriotes » outragés. Mais leur patrie n'est pas la nôtre.
Et jamais leur antienne, dérisoire, ne couvrira les râles et les
sanglots des suppliciés. N'en déplaise à Paul Kagamé, tombeur du « hutu
power » et président autocrate, la France n'a pas orchestré le génocide.
Non. Voilà un anathème commode, qui absout à bon compte les acteurs
africains de la tragédie. Mais, oui, Paris s'est rendu complice de cette
plongée abyssale dans le mal absolu.

Un défilé de menteurs et d'amnésiques



Aux prises avec son ineffaçable cauchemar, le pays des Mille Charniers
s'évertue à renouer les fils de la vie. Pour preuve, les gacaca, ces
tribunaux coutumiers chargés de juger les tâcherons du génocide,
complices, pillards et, à les entendre, assassins par inadvertance ou
par docilité. En ce jeudi d'avril, on gravit un raidillon empierré
jusqu'au prétoire à ciel ouvert de la cellule de Buseso, secteur de
Gihombo, district de Rusenyi. Le public - hutu en quasi-totalité - a
pris place sur un talus herbeux. Quant aux 19 juges, choisis par les
villageois, ils siègent sur le chemin. Trois bancs, un coffret de bois
où l'on consigne, sous clef, dépositions et documents, voilà pour la
cour. En guise de prologue, un notable du cru joue les gardes
champêtres. On apprend ainsi que les paysans pourront amener sous peu
leurs vaches à la saillie et les faire vacciner. L'orateur tance ensuite
ceux qui boudent les audiences du tribunal et les menace d'une amende de
500 francs rwandais (moins de 1 euro). Une prière, un instant de silence
en mémoire des martyrs, la séance est ouverte. On aura droit, trois
heures durant, à un défilé de menteurs et d'amnésiques. Les suspects
interrogés n'ont rien vu; d'ailleurs, ils n'étaient pas là. Ceux qui ont
volé des tôles jurent avoir depuis dédommagé les propriétaires. Cette
table? « Mon patron me l'a prêtée avant de mourir. » On nie avec un
entêtement de terrien, l'air buté, les mains calleuses croisées dans le
dos. Est-ce la lassitude? Le rappel permanent par la présidente des
peines encourues pour faux témoignage? La pugnacité de la greffière, que
la colline a vainement tenté de destituer la semaine précédente, tant
l'acuité de ses questions dérangeait? Au fil du temps, la conspiration
du silence se fissure. Des voix s'élèvent. « Ce jour-là, tu m'as dit que
tu ne craignais plus rien, puisque tu avais déjà goûté le sang », « Tu
avais en main une machette et un gourdin ». Les prévenus démasqués
s'enferrent. Puis feignent de retrouver la mémoire. « Ah, ça me revient... »
Un prisonnier fraîchement libéré demande la parole. Pour avoir avoué le
meurtre de la mère de l'unique rescapée tutsi présente, assise non loin
de lui, il a retrouvé son village. Souvent, le retour des seconds
couteaux, objet d'un décret présidentiel, délie les langues. Car celui
qui vient de croupir à l'ombre pendant cinq ans dénonce volontiers ses
acolytes impunis. « Près de 260 repentis sont rentrés chez moi, avance
Eric Nzabihimana. A part les querelles d'après-boire, ça se passe plutôt
bien. Les familles des victimes les tolèrent, car l'aveu leur permet
d'amorcer le deuil. » Reste que la peur rôde encore. Çà et là, des
témoins gênants sont assassinés; et des captifs achètent les confessions
d'un codétenu pour mieux se disculper. Reconnaître ses crimes, soit.
Quant à éprouver remords ou compassion...

Non loin de là, les Hutu de Mugonero ont entrepris d'exhumer les
squelettes enfouis dans les charniers dispersés aux abords de l'hôpital
adventiste, tombeaux anonymes pour un malheur sans nom. Près de 20 000
Tutsi auraient succombé ici avec la bénédiction de leur pasteur,
Elizaphan Ntakirutimana, et le concours forcené de son fils Gérard,
directeur de la clinique. Que ressentent-ils, ces paysans goguenards, à
l'heure d'arracher à la terre les ossements de ceux que, peut-être, ils
ont taillés à la machette? « Ambigu, convient Apollinaire, le maire de
Rusenyi. Certains regrettent sincèrement. D'autres se demandent comment
ils ont pu céder à la frénésie meurtrière. D'autres encore remettraient
ça demain si on le leur ordonnait. »

La brume et la pluie ont noyé le mémorial de Bisesero dans la grisaille.
Ici, le chagrin et la solitude ont rongé les âmes. Comment accepter
d'avoir survécu quand on a assisté, impuissant, à l'agonie de l'être
aimé ou de ses enfants, dont le dernier regard, incrédule et terrifié,
disait la douleur du sentiment d'abandon? Dans la salle des profs, sans
fenêtre ni lumière, de l'école primaire de Marcel, on a empilé les
panneaux plastifiés de français deuxième année. « Je te présente ma
famille, annonce sur l'un d'eux un garçon radieux. Mon père, ma mère,
mon frère et ma soeur. » Jamais, ici, notre langue n'a paru à ce point
étrangère.

Post-scriptum



Créé à la fin de 1994, le Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR), établi à Arusha (Tanzanie), a pour l'heure prononcé 21 verdicts
et condamné 18 accusés, dont 10 à la prison à vie. 20 inculpés sont en
cours de jugement, 22 autres en attente de procès. Enfin, une quinzaine
de « génocidaires » présumés sont en fuite ou en exil.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024