Fiche du document numéro 2003

Num
2003
Date
Jeudi 28 juillet 1994
Amj
Taille
169138
Titre
Un cimetière à ciel ouvert
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Goma. Suivant leur armée en déroute, des centaines de milliers de pauvres
diables ont échoué ici, à Goma. Ils espéraient le salut. Ils ont
trouvé le choléra. Leurs chefs rêvent de vengeance, et les bras
manquent pour enterrer les cadavres. Reportage dans les camps de la
mort...

Partout ailleurs, les vivants veillent les morts. A Goma (Zaïre), les
morts semblent veiller les vivants. Ici, nul besoin de boussole: les
cadavres des réfugiés rwandais balisent le chemin de l'exode. Souvent,
on enroule dans leurs nattes les défunts, alignés côte à côte sur le
bord de la route. Mais tous n'ont pas droit à ce linceul de paille
tressée. Parfois, un simple drap les enveloppe. Et certains gisent
dans le fossé, sans même un semblant de sépulture, face contre terre
ou couchés en chien de fusil. Vieillards de 35 ans. Spectres
d'enfants, unis à leur mère dans une dernière étreinte. Résignée, la
procession des errants les contourne sans un regard. A quoi bon? Il
faut marcher. Marcher vers une promesse d'eau, un camp d'infortune ou
l'au-delà. Les uns, vaincus par l'épuisement, tombent et ne se
relèvent plus. La mort les fauche comme une délivrance. D'autres, en
un ultime spasme, succombent au choléra, à la dysenterie, à la
malaria. Voici à quoi ressemble l'est du Zaïre: un cimetière à ciel
ouvert.

Ici, huit dépouilles allongées sur le seuil de l'hôpital général. Là,
une cinquantaine, au pied de la tente dressée par Médecins sans
frontières (MSF) à Munigi, mouroir improvisé aux portes de Goma, sur
un éboulis de roches volcaniques. En deux jours, l'armée française,
Caritas et les scouts zaïrois ont enseveli près de 7 000
corps. Constat d'un officier de « Turquoise r», l'opération
militaro-humanitaire française: « Il faut de toute urgence les
enterrer. Sous peine de voir naître de nouveaux foyers
d'épidémie. Mais nous manquons de moyens et d'effectifs.
 » De l'aube au
crépuscule, des camions-bennes livrent leur cargaison humaine aux
fosses communes, creusées à la pelleteuse dans la terre brune et
poudreuse d'une bananeraie. « Vous marchez sur des cadavres », lâche le
lieutenant Ramasco, engagé du 511e régiment du train.

« Le pire reste à venir »



Dans les rues de Goma, on ramasse encore des rescapés. Orphelins
prostrés. Bébés abandonnés. Un millier pour la seule journée du 24
juillet. Une semaine plus tôt, à la frontière rwando-zaïroise, on en
vit émerger, au sortir d'une nuit parmi les morts, du carnage causé la
veille, dans la foule affolée, par deux obus de mortier du Front
patriotique rwandais (FPR), désormais maître du pays. Surchargé, le
village d'enfants de Ndosho en héberge 4 000. Il y a là des
silhouettes faméliques, à l'agonie, et des nourrissons inertes au
regard fixe dont on s'étonne qu'ils aient, de temps à autre, les
gestes de leur âge. Aurait-on touché le fond de l'abîme? Pas même. « Le
pire reste à venir, note un médecin. Une épidémie de choléra - elle
commence à peine - dure en moyenne trois semaines. Celle qui sévit ici
guette de 80 000 à 100 000 réfugiés.
 » A Munigi échouent des ombres
exténuées. « Nous sommes 6 expatriés, note Catherine, volontaire de MSF
Pays-Bas. Il en faudrait 50 ou 100. Pour enrayer l'hécatombe, les
doses de perfusion ne suffisent pas. Il faut de l'eau potable et des
latrines.
 »

Excréments, toux, râles, pleurs. A bout de force, les auxiliaires
locaux cèdent au découragement. Tel Vianney, naufragé de l'immense
camp de Kibumba (300 000 réfugiés, à 30 kilomètres au nord de Goma):
« Que faire? J'attends de l'eau, je suis à court de médicaments. Je
n'ai même pas les moyens d'isoler les cas de choléra des
gastro-entérites. Ils sont tous mélangés. Et beaucoup de bénévoles ont
lâché: nous travaillons du matin au soir, sans avaler un morceau de
pain ni une goutte d'eau.
 » Pour accéder au dispensaire, il faut
enjamber les morts-vivants que leurs proches traînent jusque-là. Au
pied de Vianney, un garçon décharné. La bave mousseuse aux lèvres, le
pantalon souillé, la respiration saccadée: tout chez lui trahit
l'acuité du mal.

Mue par la quête éperdue de l'eau, une colonne humaine progresse à la
sortie de Kibumba. Les moins anémiés montent chercher un sursis au
nord. A Katale, où coule, dit-on, la seule onde saine de la région,
alors même que le déferlement des fuyards rwandais sur sa rive ouest
empoisonne le lac Kivu. Les uns s'installeront là-haut. Les autres
couvriront 40 kilomètres à pied pour ramener aux leurs - ou vendre -
20 litres du précieux liquide. A moins qu'ils n'arriment leur bidon à
une bicyclette taillée dans le bois, ou, plus chanceux, se hissent sur
un camion poussif.

L'arrivée par la route de 780 tonnes de nourriture du programme
alimentaire mondial (PAM) aura permis, le 24 juillet, une première
distribution, tandis que 3 C 630 américains ont procédé à un
parachutage de vivres pour le moins hasardeux. Chaque jour, plusieurs
dizaines de milliers de nouveaux venus se massent dans ce camp, à
trois bons kilomètres de la rivière Rushuru. « Le camp hébergera sous
peu de 500 000 à 600 000 personnes
 », prédit le Canadien Yves Banville,
chef de mission de Care International.

Vieux routiers de l'humanitaire, tous martèlent le même aveu
consterné: « On n'a jamais vu ça. » « C'est comme dans ces cauchemars où
l'on reste figé, incapable d'avancer d'un pas, confie l'un d'eux. On
croit avoir circonscrit un incendie, un autre brasier se déclare, dix
fois plus virulent.
 » Suit une confession plus inquiétante: personne -
pas même l'état-major français de l'opération Turquoise - n'avait
prévu l'exode des Hutu, fuyant l'avancée des rebelles - Tutsi
majoritairement - du FPR. Un raz de marée dévastateur. Voilà des
semaines que Paris s'évertue à rompre l'isolement et la méfiance que
lui valut son soutien obstiné au régime déchu, à secouer l' « apathie
des grandes puissances
 ». Le ministre délégué à la Santé, Philippe
Douste-Blazy, venu les 23 et 24 juillet mesurer au pas de charge
l'étendue du désastre, défie en ces termes la « communauté
internationale
 ». « Considère-t-elle les Rwandais comme des êtres
humains au même titre que vous et moi? Si oui, qu'attend-elle pour
nous épauler?
 » (voir l'interview). Bien sûr, la médiatisation de ce
cataclysme a fini par secouer le monde entier. Témoin, le ballet des
avions gros porteurs qui déchargent jour et nuit vivres et équipements
sur l'aéroport de Goma, menacé d'asphyxie. L'Allemagne, l'Autriche,
Israël, l'Australie, la Grande- Bretagne: chacun y va de son
écot. Tardif réveil. D'autant que le moindre bienfaiteur tient à
expédier avant toute chose son équipe d'évaluation. Est-il encore
besoin d'estimer quoi que ce soit? Nul n'ignore rien des besoins. Ils
sont colossaux et sans précédent. On est loin, très loin du
compte. Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général des Nations unies, a
été contraint de réviser la facture à la hausse: 434 millions de
dollars, soit 2,4 milliards de francs.

Le FPR joue gros



On ne manquera pas d'invoquer les « pesanteurs » inhérentes aux fléaux
d'une telle ampleur. Certes, il faut de dix à douze jours à un convoi
routier parti de Dar es-Salaam (Tanzanie) pour rallier Goma. Certes,
on n'achemine pas 80 camions-citernes ou 40 stations d'épuration d'eau
en une demi-journée. Mais comment admettre que le creusement de 60 000
latrines, impérieuse nécessité aux yeux de tous, tarde tant? Serait-il
déshonorant d'assumer la « corvée de chiottes »? La grande force des
Etats reste, sans nul doute, la force d'inertie.

Sur la rive ouest du lac Kivu, la mort étend chaque jour son
empire. Pour les rescapés rwandais, il n'est de salut que dans le
retour au pays. Et sans délai. Car les récoltes de sorgho ou de
haricots menacent de pourrir sur pied. Dans dix jours, il sera trop
tard. 13 h 30, ce 24 juillet. Au terme d'une visite éclair à Goma,
Kengo Wa Dondo, Premier ministre zaïrois «de transition», annonce, un
rien théâtral, la réouverture de la frontière. Aussitôt, craintifs ou
exubérants, un bon millier de réfugiés, hutu pour la plupart,
franchissent le poste douanier. Un temps désarçonné, le comité
d'accueil des vainqueurs du FPR les dirige par petits groupes vers
quatre villas, où l'on consigne dans un registre noms et
destination. Les « revenants » redoutent-ils la vengeance des Tutsi, que
prophétisent les nostalgiques du régime déchu? « Un peu, admet un
étudiant. Mais je préfère courir ce risque sur ma terre que mourir de
faim ou de maladie à l'étranger. Dans mon jardin, j'ai de quoi nourrir
ma famille.
 » Il laissera dans son sillage les traces de la sanglante
débandade survenue une semaine plus tôt, sur fond de
bombardements. D'abord, ces vêtements et ces chaussures jonchant le
sol. Puis ces amas de fusils automatiques, de chargeurs, de grenades
et de roquettes, reliquats des tombereaux d'armement que les Forces
armées rwandaises (FAR) abandonnèrent dans leur débâcle aux douaniers
zaïrois.

Le 24 juillet, 65 000 déplacés établis dans la « zone de sécurité »
française, seule portion de territoire échappant au FPR, avaient
regagné le Rwanda nouveau. Quant aux 6 000 réfugiés, majoritairement
tutsi, du camp de Kituku - le mieux équipé de tous - ils ont imploré
par écrit le gouverneur de Goma de les laisser partir. Et pour cause:
l'un d'entre eux est décédé sous les coups de soldats des FAR, le 21
juillet, tandis qu'un autre sera laissé pour mort deux jours plus
tard. Mais, au poste-frontière Grande-Barrière, point de
ruée. Beaucoup attendent un message des pionniers pour sauter le
pas. On verra même un soldat vaincu, hésitant, venir tâter le terrain,
avant de consulter ses compagnons de déroute. Le Front joue gros. Il
lui faut, sous peine de régner sur un désert, convaincre les Hutu
qu'ils peuvent rentrer en toute sécurité. Formé le 19 juillet, le
nouveau gouvernement s'y emploie: seuls seront poursuivis et châtiés
les responsables du génocide, qui, au lendemain de l'attentat fatal au
président Juvénal Habyarimana, le 6 avril dernier, coûta la vie à plus
d'un demi-million de Tutsi et de Hutu modérés. Serment ambigu:
punira-t-on aussi le milicien de base et le paysan abreuvé de slogans
haineux? « Ils sont si nombreux à avoir manié la machette... », note un
officier français.

« Certains nous échapperont peut-être, dans un premier temps, convient
Peter Karake, officier d'information du FPR. Il est difficile de tout
vérifier. Mais les réfugiés eux-mêmes vont identifier les
massacreurs. Et nous fournir d'utiles informations.
 » La méthode, qui a
servi ailleurs, ne dissipera pas les doutes des sceptiques. Pas plus
que le projet de « rééducation » ainsi décrit par un lieutenant, membre
du département politique du FPR: des séminaires - « légers » pour les
paysans, plus denses pour les intellectuels - afin de « réapprendre
l'histoire du Rwanda
 ». D'autres indications font craindre une dérive
autocratique. Voici que le Premier ministre, Faustin Twagiramungu,
déjà pressenti pour ce poste aux termes des accords de partage du
pouvoir d'Arusha (août 1993), conteste l'étendue des pouvoirs
exécutifs dévolus pour cinq ans au président Pasteur Bizimungu... Et,
partant, l'hégémonie de la rébellion sur un cabinet présumé
pluraliste.

Suffit-il, pour rassurer, de nommer un président et un Premier
ministre d'origine hutu? Sans doute pas. Il importe d'effacer le
souvenir des bombardements meurtriers de civils à Kigali ou Ruhengeri
(nord) et les atrocités commises lors d'une campagne victorieuse de
quatorze semaines, menée non sans brio par le général Paul Kagame,
l'homme fort du régime. Exactions sans commune mesure avec
l'holocauste anti-tutsi, mais qui ont nourri les fantasmes des
milices. Il y a plus ardu: dissiper les effets ravageurs de la
propagande distillée naguère par Radio Mille Collines ou Radio Rwanda,
coutumières des appels au meurtre. Certes, ces ondes de mort semblent
réduites au silence. Reste qu'elles ont orchestré l'exode massif voulu
par un pouvoir aux abois. Et que tel animateur, croisé à Goma, affirme
disposer dans sa voiture de matériel d'émission. De plus, le mal est
fait. Désarçonnés, les réfugiés hutu s'accrochent aux certitudes
ancrées au fil des mois. Tous entonnent la même rengaine: le FPR
massacre les Hutu de retour au Rwanda, ou, à tout le moins, leur crève
les yeux. Vous n'avez rien vu de tel? « Ils le feront plus tard,
ailleurs, en votre absence. D'ailleurs, ces gens-là ne sont pas
rwandais, mais ougandais: des papiers d'identité vierges font
l'affaire. Et leurs agents infiltrés nous empoisonnent.
 » Récurrent, ce
soupçon « justifie » la lapidation d'une femme, hutu au demeurant,
devant l'hôpital de Goma. Et explique la mort par maladie de 200 des
15 000 à 20 000 militaires rwandais accueillis au Zaïre. «Mieux vaut
mourir ici que de se faire dépecer là-bas, tonne Anselme, un officier
des FAR. Contre le choléra, il y a des médicaments. Contre le Front,
aucun antidote.» « Dans les campagnes, soupire en écho un opposant
hutu, on croit encore que les Inyenzi - cancrelats, surnom donné aux
rebelles - sont des animaux à tête de chien ou de chat.
 » Ainsi, les
nostalgiques de l'ordre ancien auront fourvoyé leur peuple, livré à
lui-même, jusque dans la débâcle. Au risque de l'entraîner dans leur
chute, voire de l'envoyer à une mort certaine sur les versants des
volcans zaïrois. « J'attends les instructions, mais rien ne vient »,
s'étonne un ancien préfet.

Pour l'heure, le « gouvernement légal en exil » tient de la
fiction. Ainsi le pathétique Jean de Dieu Habineza, ministre du
Travail et des Affaires sociales. Reclus dans un hôtel de Goma, il n'a
pas eu le moindre contact avec ses collègues, dont quatre, à l'en
croire, résident en ville. Ce qui ne l'empêche pas d'exiger, au nom
des accords d'Arusha, un partage du pouvoir garanti par la communauté
internationale. Délesté de ses deux véhicules (par des Zaïrois armés),
il partage, pourtant, l'amertume de son homologue aux Travaux
publics. Lequel a perdu son 4 x 4 dans le pillage par l'armée supposée
régulière de Gisenyi, ville frontalière de Goma. Faute de mieux, tous
misent sur la loi du nombre. Pour preuve, le testament lancé par une
radio pro-hutu: « Le FPR a mis quatre ans pour prendre le pouvoir avec
200 000 personnes. Nous mettrons un mois pour le reconquérir avec 5
millions.
 » On entretient l'illusion d'une simple parenthèse. Replié
dans les locaux du Centre chrétien du lac Kivu, ce qui reste de la
haute hiérarchie des Forces armées rwandaises tient scrupuleusement l'
« état de paie des indemnités du mois de juin », dûment tamponné et
paraphé. Tant pis si, comme l'admet le chef d'état-major, Augustin
Bizimungu, il reste une semaine de vivres. Lucide, il paraît moins
va-t-en-guerre que les politiques. « Après la chute de Kigali, tout le
monde a baissé les bras,
dit-il. Il est vrai, je ne m'attendais pas à
me trouver aussi vite de ce côté de la frontière. Mais, en se battant
à fond, on aurait pu retarder l'échéance, pas modifier l'issue du
combat.
 »

Bien sûr, le patron des FAR invoque la pénurie de munitions
d'artillerie, rançon de l'embargo onusien. Il reconnaît toutefois que
le zèle criminel des milices l'a desservi, et se garde de cautionner
les rodomontades de quelques colonels prompts à claironner: « Nous
avons perdu une bataille, mais pas la guerre.
 » Laquelle, il va de soi,
n'est pas terminée. Bien sûr, le général Bizimungu, 43 ans, finit par
concéder que, à défaut d'option politique, il faudrait bien rentrer
« par tous les moyens, au besoin avec des pierres et des bâtons ». Il
évoque tour à tour le maquis et les élections. Même si « la démocratie,
version sommet de La Baule, nous a précipités dans l'abîme
 ». On ne
saurait à l'évidence négliger le danger que constitue à terme, pour le
FPR, la présence aux portes du Rwanda d'une armée habitée par un désir
de reconquête. Dès juin, les miliciens ont fait du vaste camp de
Benaco (Tanzanie) un sanctuaire. Pour autant, avant de songer à la
contre-offensive, les FAR auront à digérer une peu glorieuse déroute.
Le FPR, lui, sait qu'à défaut de conquérir les coeurs il doit rallier
les esprits. Et combattre la tentation de la revanche ethnique. Nul
doute qu'il peut compter sur le retour au pays d'une émigration tutsi
amorcée dès 1959. Mais pas au point, sans doute, de compenser
l'effroyable saignée des pogroms. Comment asseoir durablement un
pouvoir sur à peine 10 % de la population?

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024