Fiche du document numéro 34386

Num
34386
Date
Mars 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
241008
Pages
5
Titre
L’approche historique au cœur de l’identification du génocide
Sous titre
Commémorer c’est bien, mais étudier sans relâche en même temps, c’est ce que l’on se doit. Ce travail d’approfondissement devient de fait un combat contre le déni, intrinsèquement lié à tous les génocides.
Page
43-48
Source
Extrait de
Le génocide des Tutsi au Rwanda, Vincent Duclert (dir.), Le genre humain, mars 2023, pp. 43-48.
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
I. Souveraineté de la recherche

L’approche historique au cœur de l’identification du génocide, par Jean-Pierre Chrétien

Commémorer c’est bien, mais étudier sans relâche en même temps, c’est ce que l’on se doit. Ce travail d’approfondissement devient de fait un combat contre le déni, intrinsèquement lié à tous les génocides.

Le métier d’historien confronté à plusieurs défis

Le regretté Emmanuel Ntezimana, dont les œuvres viennent d’être éditées , disait à ses étudiants, devant moi, au printemps de 1990 : « ici on fait de l’histoire, pas de l’animation », compte tenu de l’utilisation caricaturale du passé par l’ancien régime. L’histoire répond en effet à plusieurs défis : l’exotisme plus ou moins folklorique ; le cynisme à prétention réaliste ; l’abstraction ; l’anachronisme ; enfin la mise en scène de débats d’opinion.
- L’exotisme africaniste : les « normalités » intemporelles, dites « traditionnelles, d’un naturalisme ethnique ou racial, de l’éternel recommencement de luttes séculaires qui serait propre à l’Afrique.
- Les schémas géopolitiques : où les enjeux et acteurs locaux seraient les pions de logiques internationales extérieure, à traiter avec réalisme : la logique d’un partage hutu-tutsi à l’ombre d’une rivalité franco-anglophone, selon par exemple Hubert Védrine. Mon pays s’est embourbé au Rwanda sur la base de cette vision inhumaine et en fin de compte irréaliste, car fondée sur la méconnaissance méprisante du vécu des Rwandais.
- J’observe encore la tentation d’une fuite dans des généralités sociologiques et politiques : comment peut-on parler abstraitement de « recompositions » de forces en évacuant l’enjeu qu’a représenté par exemple, à partir de 1992, l’écrasement de la diversité des oppositions intérieures, en traitant ce phénomène en termes de rapport de forces, sans souligner le contenu des programmes ? Or, comme l’écrit l’auteur cambodgien Rithy Panh dans son livre Faire la paix avec les morts, « le négationnisme, ce n’est ni le doute, ni l’ignorance, ni le mensonge, c’est d’abord l’abstraction ».
- La méconnaissance des temporalités, une dimension consubstantielle à l’analyse historique. Les dérives sont multiples : le présentisme, qui rabat le passé sur les visions du moment actuel ; l’aplatissement des réalités d’un moment donné sur un passé jugé « traditionnel », sans s’interroger sur les processus de revitalisation et de manipulation du passé ; enfin l’explication d’événements non par leur environnement contemporain et par ce qui a précédé, mais par ce qui a suivi. Les péchés mignons des discours pseudo-historiques sont l’invocation rituelle des « origines » et l’anachronisme. L’historien belge Léon Saur l’a démontré excellemment dans sa thèse sur l’époque de la révolution dite « sociale », en soulignant les incertitudes et les ambiguïtés de cette période. On est loin des allégories des discours officiels.
Quant à moi, je ne peux oublier la rencontre à l’université de Genève en décembre 1991 : dans l’auditoire, où des militants rameutés par Ferdinand Nahimana m’attendaient prendre en quelque sorte position sur un conflit dit « ethnique », j’avais expliqué calmement que la société rwandaise avait changé depuis la génération de la révolution de 1959-61 et que donc différentes options étaient possibles dans la politique à mener. En histoire, il y a toujours des occasions manquées et l’historien n’est pas le notaire d’une fatalité. On trouvera ce texte dans la revue Genève-Afrique en 1992.
- La transformation des analyses critiques propres au débat scientifique en une querelle portée par des auteurs, présentés comme les ténors de telle ou telle opinion : récurrent dans les stratégies du déni, récurrentes dans les années 2000.
Revenir aux situations, aux acteurs, aux enjeux, aux calculs, aux options, aux initiatives, donc aux responsabilités, au niveau local, et donc à une mise en perspective impliquant le respect de la complexité de causalités qui s’entrecroisent, avec des continuités et des ruptures. C’est l’option génocidaire elle-même qui simplifie volontairement et tragiquement les choses, en transformant ces affrontements humains en un destin abstrait.
L’historien s’attache donc aux traces du passé, écrites, matérielles, orales. « Tu lis trop », me disait un jour un collègue français, fasciné par le simple constat de rapports de forces. Effectivement, dès 1991, j’avais alerté sur la signification des trop fameux « Dix commandements du Hutu ». Et aujourd’hui encore, des auteurs américains contestent l’impact des émissions de la radio télévision libre des Milles Collines (RTLM), allant jusqu’à nier qu’elles aient été entendues dans tout le pays dès mars 1994. Or, nous sommes plusieurs à être parvenu à le démontrer à travers les émissions de la RTLM elles-mêmes. Les extrémistes tiennent toujours leurs promesses dès qu’ils le peuvent, on le sait depuis Mein Kampf. Notre étude, Les Médias du génocide , annonçait clairement le génocide. Leurs slogans se sont clairement traduits dans le « travail » des tueurs de 1994, tel qu’il transparait dans les milliers de témoignages des rescapés et sur les corps des victimes.

Je n’ai pas « découvert » le Rwanda au moment du génocide

L’histoire de la région des Grands lacs, sur laquelle j’ai publié depuis les années 1960, essentiellement sur le Burundi, ne m’a pas éloigné de celle, spécifique, du Rwanda. Je n’ai pas « découvert » le Rwanda au moment du génocide, comme la plupart des journalistes.
Mon approche fut celle d’une nouvelle génération d’historiens de l’Afrique. Cesser de considérer l’Afrique comme une autre planète, relevant de l’ethnographie et non de l’histoire. Les Africains d’autrefois n’étaient pas plus exotiques que les paysans de la France médiévale ou que les mineurs de charbon de l’Angleterre du XIXe siècle. C’était des gens, pas des « Noirs ». Ce qui ne signifie pas l’effort nécessaire pour comprendre le vécu spécifique des Burundais de la fin-XIXe et début XXe. Comment ?
D’abord, dans un pays absent de tout écrit jusqu’au milieu du XIXe, il y a nécessité de recourir aux sources orales et d’attester de sa richesse spécifique en culture de l’oralité : précisons, en kirundi, les témoignages sur l’expédition Baumann de 1892 recueillis en 1965-66, les listes de responsables politiques et de leurs appartenances, les pratiques sociales, les récits événementiels. Une culture de la mémoire et de la gestion de la parole s’est prolongée, malgré les déperditions liées à la scolarisation, etc.
D’autre part, le recours aux archives coloniales s’est révélé également important, avec la critique nécessaire de la distance culturelle et d’une « vision des vainqueurs ». Et dans cette vision, j’ai découvert dès les années 1970 aussi la récurrence d’un discours idéologique, prêt-à-porter de « l’africanisme » sur les « tribus » et les « races ». Vu le poids et l’intériorisation de ce discours, cet autre regard, avec son vocabulaire, en allemand ou en français, faisait partie aussi du décryptage historique nécessaire.
Cette approche sur les discours a pu fonctionner aussi dans les années 1990 face à la propagande qui a entrepris de réactiver le discours raciste des années 1950-1960, qui a été la forge du génocide dans les esprits. L’apport indispensable de ce qui s’est passé sur le terrain est illustré plutôt, par exemple, dans les travaux de Hélène Dumas dont Le génocide au village , que je suis heureux de saluer ici.

Le Rwanda-94 prémonitoire de l’actuelle fascination identitaire

Il faut réfléchir, de ce point de vue, en conclusion, à la place du Rwanda dans l’histoire mondiale. Le racisme dont a souffert le Rwanda en 1994 a en fait un double visage :
- Celui du racisme global à l’égard des peuples noirs subsahariens, qui excluait toute lecture proprement politique des crises violentes vécues en Afrique jusqu’à la fin du XXe siècle, au profit d’un discours ethnique, paresseux et méprisant. « « Un génocide est inconcevable en Afrique », aurait dit l’ancien président Mitterrand. Combien d’observateurs et d’acteurs européens, y compris « humanitaires », ont en fait pensé la même chose, mais aussi combien d’observateurs africains habitués à des lectures « tribales » dans leurs propres pays. Chez les intellectuels de ce continent, les Boubacar Boris Diop (le romancier sénégalais, auteur de Murambi, le livre des ossements ), n’ont pas été légion. En tout cas le rapport Duclert a souligné à juste titre le poids de ce biais cognitif dans les errements de la politique française des années 1990.
- L’autre visage du racisme, hérité aussi de la pensée coloniale, mais réinvesti dans des politiques contemporaines est celui de la division des peuples africains en races censées s’opposer structurellement. L’ouvrage emblématique de l’ethnologue anglais Charles Seligman, Les races de l’Afrique, sans cesse réédité des années 1930 aux années 1950, distingue ce qu’il appelle les « nègres » et les « faux nègres ». Nous avons, avec Marcel Kabanda, analysé cette histoire de l’idéologie hamitique, dont le Rwanda a été une sorte de laboratoire, en 2013 .
La particularité de ce racisme interne est de confondre systématiquement le social et le racial. Au Rwanda, cela remonte au moins à la « révolution sociale » qui assimile par définition les pauvres au « peuple hutu » et les riches aux « envahisseurs tutsi ». Dans ce cas, le racisme se couvre d’une vision populiste, qui va jusqu’à légitimer des massacres en les présentant comme « révolutionnaires ». Déjà Pierre Vidal-Naquet, dans Les assassins de la mémoire, signalait « les événements sanglants du Rwanda » comme un exemple du fait que les pays de ce qu’on appelait à l’époque « le tiers-monde », avait, disait-il, « accédé en quelque sorte à la dignité de génocide ». On était en 1987 et il pensait alors à ce qui s’était passé en 1964. Il voyait clairement qu’il ne s’agissait pas de luttes tribales, mais d’un racisme moderne qui pouvait hélas toucher aussi l’Afrique.
C’est ainsi qu’en 1994 le Rwanda a pu servir, si j’ose dire, de terrain de jeu pour tous ceux qui, en Europe et en Amérique, étaient tentés de ranimer les totalitarismes identitaires que l’on croyait disqualifiés durablement par l’expérience accablante de la Shoah. J’ai publié le 26 avril 1994 dans le journal Libération un article intitulé Un nazisme tropical pour caractériser la catastrophe qui s’abattait sur le pays et tenter d’alerter mon pays. Certains s’en sont étonnés. Pourtant dès 1993, un procureur rwandais, François-Xavier Nasnzuwera, dans un ouvrage sur La magistrature rwandaise dans l’étau du pouvoir exécutif, comparait la mobilisation de jeunes déshérités de Kigali par le parti extrémiste CDR, à la façon dont le parti nazi avait conquis le pouvoir en Allemagne dans les années 1930.
Le primat de l’interprétation raciale pouvait sembler anodin quand il était appliqué à des milliers de kilomètres de Paris, chez un peuple exotique. Et pourtant on voit combien l’adhésion aux thèses du Hutu power a séduit nombre d’esprits qui se situaient à l’extrême droite de notre échiquier politique, mais aussi parfois à sa gauche, au nom du populisme que j’évoquais plus haut. L’histoire des différentes parties du monde est aujourd’hui de plus en plus connectée. De ce point de vue le Rwanda n’a pas de leçons à recevoir de nous, il peut nous nous apprendre aussi des choses sur nous-mêmes.
La fascination identitaire est redevenue aujourd’hui bonne à penser, en Amérique du Nord et en Europe, soit pour justifier des discriminations, soit aussi pour fonder des revendications communautaires. Le respect de la dignité de tout être humain, quelles que soient ses appartenances de couleur, de religion, de genre, devrait passer par un essentialisme, où chacun des membres de tel ou tel groupe devrait « se réveiller » et afficher prioritairement cette appartenance (en dépit des croisements d’identités) et où tous les membres du groupe seraient censés partager les mêmes options. Or au Rwanda, vous savez ce que cela a représenté en 1992, quand le périodique raciste Kangura, dont le titre était censé incarner un « Réveil » nécessaire, invitait les Hutu à « redécouvrir leur ethnie », et à prendre conscience qu’ils appartenaient avant tout au « groupe bantou », car, selon lui, « la nation est artificielle, mais l’ethnie est naturelle ».
Les démocrates européens avaient récusé à la fin du XIXe siècle la tentation des a priori raciaux pour rendre compte des clivages sociaux, aussi bien l’assimilation du peuple et de la noblesse à des descendants des Gaulois et des Francs, que l’antisémitisme économique qui avait un moment séduit des auteurs de gauche, L’expérience rwandaise est donc maintenant là pour nous montrer le danger recélé par les fascinations identitaires.
Ce colloque peut être ainsi une façon, non, comme on dit, de nous pencher sur le cas du Rwanda, mais d’échanger véritablement sur une situation complexe qui fait réfléchir sur le monde en ce début de XXIe siècle .

Jean-Pierre Chrétien

[Notes :]

Emmanuel Ntezimana (1947-1995). Etre historien et citoyen engagé au Rwanda, sous la direction de Françoise Imbs et de Florent Piton, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2021.

Jean-Pierre Chrétien, Jean-François Dupaquier et Marcel Kabanda (dir.), Rwanda : les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995

Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2014.

Boris Boubacar Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000.
Commission de recherche, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport au Président de la République, Paris, Armand Colin, 2021 (et vie-publique.fr).

Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.

En raison de l’importance de la réflexion présentée par Jean-Pierre Chrétien, cette ouverture est ici publiée en avant-première (enregistrée à Bègles le 27 mai 2022 et diffusée en ouverture du colloque international sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, à Huye, le 12 septembre 2022).
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