Fiche du document numéro 34078

Num
34078
Date
Mercredi 10 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1740426
Pages
10
Urlorg
Sur titre
La France et le génocide des Tutsis
Titre
« La France a violé son obligation de prévenir le génocide » [Anne-Laure Chaumette]
Sous titre
Entretien · Trente ans que la polémique enflamme les débats : la France s’est-elle rendue complice du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ? Face aux positions irréconciliables, le droit ne pourrait-il pas apporter un point de vue dépassionné ? Spécialiste du droit pénal international, Anne-Laure Chaumette propose un examen juridique du dossier en s’appuyant sur les rapports Duclert et Muse.
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ZHS
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
L’État français a-t-il été « complice » du génocide des Tutsis, qui a fait au moins 1 million de morts entre avril et juillet 1994 ? Cette question était posée dès novembre 1994 par l’économiste et militant François-Xavier Verschave, dans son ouvrage Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda (La Découverte, 1994). Invariablement, la réponse à cette question de la part des responsables politiques et militaires de l’époque a toujours été « non ».

Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée de 1991 à 1995 et gardien du temple mitterrandien, a régulièrement l’occasion de le marteler dans les médias français, comme ce 31 mars 2019 dans les colonnes du Figaro, à l’occasion des 25es commémorations du génocide des Tutsis. À la première question du journaliste – pourquoi il accepte de prendre la parole alors qu’il « s’exprime rarement sur le Rwanda » –, il répond :

Parce que le 25e anniversaire d’un événement aussi atroce que ce génocide devrait être l’occasion de réfléchir objectivement à ce qui y a conduit pour éviter qu’il ne se reproduise un jour, là ou ailleurs. Et parce qu’on a surtout entendu, ou lu, en France ces dernières années des accusations violentes et infamantes – « complicité de génocide » – contre la France, sans que ce soit contrebalancé par les explications des responsables militaires, ni que l’on donne la parole aux experts français, belges, canadiens, congolais ou autres qui ont démontré l’inanité de ces accusations.

Il est discutable de dire que les « experts » et les « militaires » ne sont jamais interrogés sur cette question. En fait, la voix de celles et ceux qui épousent la ligne d’Hubert Védrine a bien été relayée. Elle l’a été dès 1998 avec la commission d’enquête parlementaire Quilès1. La même année que l’interview de Védrine publiée dans Le Figaro paraissait également le livre du journaliste Laurent Larcher, Rwanda : ils parlent. Témoignages pour l’histoire (Seuil), dans lequel de nombreux acteurs de cette période, qu’ils soient militaires, politiques (dont Védrine), chercheurs ou religieux, ont été longuement interrogés. Deux exemples parmi tant d’autres.

BOÎTE DE PANDORE

Depuis trois décennies, la parole de celles et ceux qui accusent la France de complicité est en réalité discréditée par ces personnes dont la position à l’époque, au cœur du pouvoir, en fait des figures d’autorité et les cerbères d’une vérité qu’eux seuls détiendraient. Dans son témoignage accordé à Laurent Larcher, Hubert Védrine estime que les thèses qui accusent la France sont « véhiculées par des milieux [...] minuscules » – qui n’auraient donc aucune crédibilité –, que ces accusations sont « démentes », « débiles » et dictées par Paul Kagame, le président rwandais, qui les fait « raconter par les idiots utiles de Paris-Bruxelles ».

Mais n’est-ce pas au droit de trancher cette question ? Jusqu’à présent, la justice pénale française a été incapable de prouver la culpabilité des rares responsables français poursuivis (des militaires) : la plainte dans l’affaire Bisesero, du nom de cette colline où, fin juin 1994, des milliers de Tutsis réfugiés ont été massacrés alors qu’un contingent de l’opération Turquoise se trouvait à proximité, a fait l’objet d’un non-lieu général en octobre 2023. Il reste à ce jour une procédure : une plainte contre X pour viols (géré par le pôle de lutte contre les crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Tribunal de grande instance de Paris), déposée par des Rwandaises qui accusent des militaires français d’avoir abusé d’elles dans des camps de réfugiés en RD Congo. Face au mutisme de l’armée, qui refuse de fournir le trombinoscope des militaires présents sur place à l’époque, l’affaire pourrait connaître le même sort que celle de Bisesero. Concernant la responsabilité de l’État français, un recours inédit a été déposé en avril 2023 au Tribunal administratif par des associations, des victimes et des familles de victimes. Dans sa réponse déposée il y a quelques semaines, le ministère des armées a plaidé l’« incompétence » de la juridiction et l’« irresponsabilité de la puissance publique ».

La question juridique de la complicité de la France peut-elle seulement être étudiée ? Jusqu’à très récemment, de nombreuses pièces du puzzle manquaient : la grande majorité des archives de cette période ont été classées « secret défense », privant journalistes, chercheurs et juristes d’une ressource essentielle pour établir les faits et, in fine, les qualifier. À ce titre, le rapport Duclert2 remis à Emmanuel Macron en mars 2021 a peut-être ouvert une boîte de Pandore. Les historiens de cette commission ont eu un accès privilégié aux archives, et ce travail a permis de déterminer la « responsabilité lourde et accablante » de l’État français. Mais les défenseurs de la politique française au Rwanda ont retenu, non sans un certain cynisme, qu’il n’est nulle part écrit que la France aurait été « complice ».

Trois semaines après la publication du rapport Duclert, un autre document remis au président Rwandais, Paul Kagame, apportait de nouveaux éléments permettant d’aller encore plus loin : le rapport Muse, intitulé « Un génocide prévisible : le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda » (disponible en anglais, en français et en kinyarwanda), est le fruit de quatre années d’enquêtes menées par une quarantaine de chercheurs et supervisées par le cabinet d’avocats états-unien Levy Firestone Muse LLP. Il s’appuie sur 600 archives, la littérature disponible et le témoignage de victimes. Surtout, la période couverte est plus large puisqu’elle court de 1990 à aujourd’hui – tandis que le rapport français s’arrête à 1994. « Notre rapport détaille et étudie le camouflage mis en place, les obstacles dressés et les fausses versions promulguées par l’État français depuis 1994 », est-il écrit en introduction du document, lequel pointe une « approche de l’État français » qui « s’inscrit malheureusement dans une logique d’obstruction qui dure depuis 27 ans ».

UNE INVITATION À L’ADRESSE DES JURISTES

Comme son habitude, la réplique de l’ancien secrétaire général de l’Élysée ne s’est pas fait attendre. En mai 2021, il a accordé une interview au magazine d’extrême droite du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), Éléments pour la civilisation européenne3. Selon lui, les accusations portées contre la France ont été « savamment construites » par « tous les gauchistes en folie de la place de Paris pour régler leurs comptes avec François Mitterrand, la Ve République et la France comme puissance ». Il ajoute qu’« accuser la France pour son rôle au Rwanda, c’est un peu comme si l’on accusait les pompiers qui ont tenté d’arrêter l’incendie de Notre-Dame en leur disant qu’il fallait arriver la veille ».

Si le rapport Duclert a permis une sérieuse avancée dans la reconnaissance du rôle de la France dans le dernier génocide du XXe siècle, il a également soulevé des critiques parmi les militants qui se battent depuis trente ans pour faire reconnaître la responsabilité de l’État français. Que veut dire, finalement, une « responsabilité accablante » ? Où est placée la frontière avec la « complicité » ? Ces questions ont été posées à Vincent Duclert par Marcel Kabanda, historien et président de l’association Ibuka (qui représente les victimes du génocide des Tutsis), le 17 janvier à Paris. L’auteur du rapport présentait son ouvrage, La France face au génocide des Tutsi : le scandale de la Ve République (un condensé du rapport enrichi d’entretiens, publié chez Tallandier). Sa réponse, à savoir que « la qualification des faits par les juges n’est pas la même que celle des historiens », a sonné comme une invitation à l’adresse des juristes.

Il se trouve que, deux semaines plus tard, à l’occasion de la 9e Journée de la justice pénale internationale, organisée à Panthéon-Assas (Paris) les 1er et 2 février 2024, Anne-Laure Chaumette, professeure de droit public à l’université Paris-Nanterre et spécialiste du droit pénal international, s’est attelée à commenter ces deux rapports (ainsi que le livre de Vincent Duclert) et à en tirer les « leçons » juridiques, et notamment le « déni de la réalité et l’obstruction de la connaissance » organisée par la France et ses agents. « Les deux rapports cherchaient à identifier si l’engagement de la France a pu être une cause du génocide, a-t-elle expliqué lors de son intervention. Leurs conclusions sont convergentes : le travail de Duclert conclut à une responsabilité politique, éthique et cognitive de la France vis-à-vis du génocide. Les auteurs du rapport Muse, de leur côté, estiment que les décisions et les actions de la France ont rendu possible la réalisation d’un génocide prévisible. Ces deux rapports s’enrichissent mutuellement de leurs propres analyses. » Restait à transposer toute cette matière en droit.

Ce texte est le fruit de l’intervention d’Anne-Laure Chaumette, le 1er février à Panthéon-Assas, et d’un entretien réalisé a posteriori.

« IL Y A TROIS TYPES DE COMPLICITÉS POSSIBLES »

Michael Pauron : Après la lecture des deux rapports et du livre de Vincent Duclert, quelles sont vos premières observations ?

Anne-Laure Chaumette.
© DR

Anne-Laure Chaumette : On aboutit à deux constats préalables. D’abord, sur la nature de l’intervention française entre 1990 et 1993 [l’opération Noroît, NDLR] : comme pour le Mali [l’opération Serval déclenchée en 2013, NDLR], il s’agit d’une « intervention sollicitée », c’est-à-dire à la demande d’un État qui souhaite lutter contre un groupe armé sur son territoire. Ce n’est donc pas une violation de la souveraineté de l’État. Ensuite, on constate par ailleurs que les Nations unies sont tantôt aveugles, tantôt influencées par la France. En revanche, les deux travaux ne se prononcent pas sur la responsabilité juridique de la France et de ses agents pendant le génocide mais ils fournissent de riches informations à partir desquelles un juriste peut tirer certaines conclusions. L’exercice est complexe : il consiste à s’appuyer sur toutes les sources factuelles des rapports puis à interroger la responsabilité de l’État du point de vue du droit international, du droit pénal international et du droit pénal français.

Michael Pauron : L’État français a-t-il participé au génocide en tant qu’auteur ?

Anne-Laure Chaumette : Non. Les deux rapports permettent la même conclusion : aucune preuve n’a été apportée pour affirmer qu’un ordre ou une instruction a été donné par la France à des génocidaires rwandais. Il n’y a pas, non plus, la preuve d’un contrôle global ou effectif de la France sur les actes des forces génocidaires au Rwanda. Maintenant, pendant le génocide, les faits identifiés dans les rapports permettent d’envisager une autre forme de responsabilité : la complicité. En cumulant les branches du droit étudiées (droit international, droit pénal international et droit pénal français), il y a trois types de complicités possibles : la complicité « dans » le génocide, la complicité « de » génocide et la complicité « par inaction ».

Michael Pauron : Quelles sont vos conclusions sur ces points ?

Anne-Laure Chaumette : La complicité « dans » le génocide à l’encontre des États est prévue dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies. Elle est aussi prévue à l’encontre des individus par le droit pénal international. Dans les deux cas, il faut démontrer que le complice partageait l’intention génocidaire des auteurs du génocide. Or les deux rapports ne permettent pas de démontrer que l’État ou des Français partageaient l’intention d’exterminer en tout ou en partie les Tutsis. Ce qui exclut la responsabilité de la France pour cette première forme de complicité.

La complicité « de » génocide est prévue dans le droit pénal international pour la responsabilité des individus. Elle trouve son équivalent à l’article 16 des Articles sur la responsabilité internationale des États adoptés par la Commission du droit international des Nations unies (même si le terme de complicité n’est pas utilisé), et aussi à l’article 121-7 du code pénal français4. Pour cette forme de complicité, il faut démontrer que le complice avait conscience que ses actes allaient conduire à un génocide, qu’il connaissait l’intention criminelle des génocidaires et qu’il a fourni, avec connaissance, une aide ou une assistance.

En reprenant les éléments factuels des deux rapports, je constate, premièrement qu’effectivement l’État (la France) et les individus en place avaient connaissance des crimes ; deuxièmement que les deux rapports démontrent sans ambiguïté qu’ils avaient conscience de l’intention criminelle des Rwandais hutus génocidaires vis-à-vis des Tutsis. En revanche, sur le troisième point, les deux rapports concluent que l’aide matérielle militaire fournie par la France cesse à partir de 1993. Ainsi, sur la base de ces deux rapports, il ne me semble pas possible d’admettre que la France ou des Français soient responsables de complicité « de » génocide.

À BISESERO, UNE « COMPLICITÉ PAR OMISSION » ?

Michael Pauron : Mais, si cela n’apparaît pas dans les archives, des témoignages affirment que la France a continué d’armer les autorités rwandaises en 1994, y compris après le début des massacres...5

Anne-Laure Chaumette : Dans ce cas, si ces faits étaient prouvés avec certitude, la dernière condition, à savoir que l’État français et des individus ont fourni, avec connaissance, une aide ou une assistance, serait remplie. Cependant, si l’on souhaitait poursuivre des Français devant les tribunaux français sur le fondement de l’article 121-7 du code pénal, encore faudrait-il pouvoir identifier ceux qui ont donné l’ordre d’aider les génocidaires.

Michael Pauron : Vous avez également choisi de vous attarder sur l’affaire Bisesero. Lors de cet épisode, fin juin 1994, les militaires français de l’opération militaro-humanitaire Turquoise (déployée du 22 juin au 21 août 1994) sont accusés de ne pas être intervenus pour empêcher des massacres. Sont-ils juridiquement condamnables ?

Anne-Laure Chaumette : J’ai regardé si cet épisode pouvait tomber sous le coup de la troisième forme de complicité, à savoir la complicité « par inaction ». Cette forme de responsabilité se rencontre d’abord dans le droit pénal international sous l’expression « spectateur-approbateur ». Pour qu’elle soit retenue, il faut remplir trois conditions. D’abord, les accusés se trouvaient-ils bien sur les lieux du crime ? Il est évident que oui, puisqu’une unité de Turquoise, une opération sous commandement français composée de militaires français, était stationnée à seulement quelques kilomètres et que certains de ses membres – accompagnés de journalistes – se sont rendus sur place. Ensuite, cette présence des militaires français a-t-elle pu conduire les auteurs du massacre à penser que leur inaction était une forme d’approbation ? Là aussi, la réponse est « oui ». Enfin, les membres de l’opération Turquoise avaient-ils conscience que leur inaction allait encourager les auteurs à commettre des crimes ? Là, en revanche, la réponse est négative. À la lecture des deux rapports, les militaires sur place ne semblent pas avoir conscience que leur inaction pouvait encourager les génocidaires. La complicité par inaction en tant que « spectateur-approbateur » ne pourrait donc être retenue.

Cependant, la complicité par inaction existe aussi sous la forme de complicité « par omission ». Il s’agit là d’un mode de responsabilité propre au droit pénal international (elle n’existe pas en droit français). Cette qualification nécessite une obligation d’agir à la charge de l’individu poursuivi – ici, il s’agit de l’obligation d’empêcher le génocide. Il y a également trois conditions à remplir. L’individu devait avoir une « capacité » d’agir, ce qui est le cas puisque les forces déployées étaient armées et avaient tous les moyens pour empêcher les massacres. Ensuite, le complice devait avoir une « autorité morale » sur les génocidaires. Cette condition est remplie puisque les rapports démontrent que les autorités rwandaises de Bisesero étaient soucieuses d’obtenir le soutien des militaires de Turquoise. Enfin, l’omission a-t-elle eu un effet décisif sur la perpétration du crime ? Oui, sans aucun doute.

En conclusion, si l’on pouvait appliquer en France la notion de « complicité par omission », il serait possible de poursuivre certains militaires de l’opération Turquoise pour complicité par omission. Mais en l’état du droit, de telles poursuites ne sont pas possibles.

« L’ORDRE N’EXONÈRE PAS D’AGIR »

Michael Pauron : N’existe-t-il pas d’équivalent de la « complicité par omission » dans le droit français ?

Anne-Laure Chaumette : L’article 223-6 du code pénal est approchant, c’est ce qu’on appelle « la responsabilité par omission »6. Cependant, cette disposition vise un délit et est donc soumise à la prescription. Aujourd’hui, il ne serait plus possible de l’invoquer.

Michael Pauron : La France pourrait-elle être poursuivie pour ne pas avoir empêché le génocide ?

Anne-Laure Chaumette : Il est clair que la France a violé son obligation de prévenir le génocide. Les responsables de l’époque et les décideurs avaient la connaissance, largement démontrée dans les deux rapports, et ils ont malgré tout laissé faire ce génocide. Mais, encore une fois, cette notion juridique ne fait pas partie du droit français.

Michael Pauron : Que peut-on traduire juridiquement de la période après le génocide ?

Anne-Laure Chaumette : La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide pose deux obligations : « prévenir » et « punir ». La question est donc de savoir si la France n’a pas manqué à son obligation de punir pour ne pas avoir arrêté les auteurs du génocide lorsqu’elle le pouvait. Sur ce point, les faits sont établis dans les rapports : par exemple, Yannick Gérard, ambassadeur de France en Ouganda, dit très tôt qu’il faut arrêter les génocidaires qui se trouvent dans la zone sous autorité de Turquoise et les désarmer. Mais, parallèlement, il y a des généraux de Turquoise qui refusent de désarmer les génocidaires qu’ils ont identifiés – selon Vincent Duclert, ils ont même l’ordre (sans que l’on sache de qui) de ne pas le faire, mais, rappelons-le, l’ordre n’exonère pas d’agir lorsqu’un crime de génocide est en cause.

Finalement, après quelques jours d’hésitations, les militaires français désarment les milices puis les Forces armées rwandaises (FAR). Mais ils refuseront toujours d’arrêter les génocidaires qui se trouvent dans la zone de protection. Plus encore, les rapports montrent que la France ordonne à son représentant au Conseil de sécurité de tout faire pour que le mandat de la Mission des Nations unies d’assistance au Rwanda (Minuar) ne soit pas modifié afin que celle-ci ne puisse pas non plus arrêter les génocidaires.

« EN NIANT LA RÉALITÉ, LA FRANCE S’EST RETROUVÉE DANS L’INCAPACITÉ D’AGIR »

Michael Pauron : La France avait donc l’obligation de « punir » mais ne l’a pas fait, violant ainsi la Convention. Sa responsabilité est donc engagée sur ce point ?

Anne-Laure Chaumette : Ce n’est pas si évident. Le paragraphe 442 de l’arrêt du 26 février 2007 de la Cour internationale de justice (CIJ), qui opposait la Bosnie à la Serbie, semble dire que l’obligation de punir le génocide ne peut être exigée d’un État que vis-à-vis de sa compétence territoriale, ce qui pourrait signifier que la France n’aurait l’obligation de punir que si le génocidaire se trouve en France. Mais, à mon sens, on pourrait considérer que la France exerçait une forme de compétence extraterritoriale dans la zone de protection. En effet, l’opération Turquoise contrôlait entièrement cette zone humanitaire et l’opération Turquoise était une opération sous commandement français. Aussi, ne pourrait-on pas considérer que cette zone était sous compétence française et que, en conséquence, l’obligation de punir s’y appliquait ?

Michael Pauron : En revanche, la France se trouve dans l’obligation de poursuivre les génocidaires sur son territoire...

Anne-Laure Chaumette : Oui, elle doit soit les juger dans ses propres juridictions soit les extrader pour qu’ils soient jugés ailleurs. Aujourd’hui, la France a choisi de les juger.

Michael Pauron : Le fait qu’elle ait laissé partir des génocidaires – et évacué Agathe Habyarimana, l’épouse du président, membre influente des extrémistes hutus – viole-t-il également la Convention ?

Anne-Laure Chaumette : En effet : en permettant leur fuite, Turquoise a indirectement empêché leur arrestation et donc retardé leur jugement.

Michael Pauron : Et concernant ce que vous appelez le « déni de la réalité et l’obstruction de la connaissance » ?

Anne-Laure Chaumette : Il n’y a pas d’adéquation entre l’expression proprement dite et d’éventuelles qualifications juridiques. En elle-même, l’expression n’a aucun sens en droit. En revanche, les comportements induits par ce « déni de la réalité » et « cette obstruction de la connaissance » sont la source de la violation par la France de ces obligations. En niant la réalité, la France s’est retrouvée dans l’incapacité d’agir pour empêcher le génocide. Et en faisant obstruction à la recherche des coupables, elle n’a pas respecté son obligation de les réprimer.

« LA FRANCE POURRAIT ENCORE AUJOURD’HUI RECONNAÎTRE SES ERREURS »

Michael Pauron : Au final, quels enseignements tirez-vous de cet exercice ?

Anne-Laure Chaumette : On sait combien ces deux rapports ont permis un rapprochement diplomatique et politique de la France et du Rwanda. D’un point de vue juridique, les chercheurs disposent d’un matériel très riche à étudier qui leur permettra de dégager de nouvelles analyses. Cela étant dit, on peut d’ores et déjà considérer que c’est peut-être plus avec le droit international qu’avec le droit français qu’une responsabilité de la France pourrait être reconnue, certainement pour ne pas avoir prévenu, empêché et puni le génocide des Tutsis.

Michael Pauron : Des poursuites sont-elles envisageables ?

Anne-Laure Chaumette : Le Rwanda aurait pu engager un recours devant la Cour internationale de justice, mais son ministre de la Justice a officiellement annoncé que son pays ne le ferait pas. La France aurait aussi pu reconnaître officiellement sa responsabilité, et le Rwanda aurait été « satisfait » (c’est le terme juridique) de cette reconnaissance de telle sorte que le litige aurait été clos. C’est la démarche qui a été entreprise par l’Allemagne concernant le génocide des Hereros et des Namas en Namibie7. Il n’est jamais trop tard pour cette seconde option, et la France pourrait encore aujourd’hui reconnaître ses erreurs et admettre sa responsabilité dans ce génocide.

MICHAEL PAURON

Journaliste passé par l’hebdomadaire Jeune Afrique, il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart. Il est l’auteur des Ambassades de la Françafrique : l’héritage colonial de la diplomatie française (Lux Éditeurs, collection « Dossiers noirs » de Survie, 2022, 230 pages). @MPAURON / m.pauron@afriquexxi.info.

[Notes :]

1. Paul Quilès, Pierre Brana, Bernard Cazeneuve, « Rapport d’information par la Mission d’information de la Commission de la Défense nationale et des forces armées et de la Commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 »,1998.

2. Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), 26 mars 2021.

3. L’entretien est disponible ici.

4. « Est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre. »

5. Lire notamment François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (partie III, pp. 152-154), Agone/Survie, collection Dossiers noirs, 2020.

6. Article 223-6 : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours. Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende lorsque le crime ou le délit contre l’intégrité corporelle de la personne mentionnée au premier alinéa est commis sur un mineur de quinze ans ou lorsque la personne en péril mentionnée au deuxième alinéa est un mineur de quinze ans ».

7. Entre 1904 et 1908, environ 80 % du peuple herero et 50 % du peuple nama vivant sur le territoire de l’actuelle Namibie ont été exterminés par les forces du IIe Reich, soit environ 65 000 Hereros et10 000 Namas. En passe d’être reconnu publiquement par la République fédérale d’Allemagne comme « génocide », ce crime de l’histoire coloniale africaine est aujourd’hui considéré comme le premier génocide du XXe siècle. Source : Mémorial de la shoah.
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