Fiche du document numéro 30676

Num
30676
Date
Avril 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1207099
Pages
14
Urlorg
Titre
Approche locale du génocide. La région de Nyarubuye
Soustitre
Quels furent les mécanismes qui présidèrent à la perpétration du génocide des Tutsi rwandais ? En se fondant sur des entretiens individuels et de groupe, Paul Rutayisire examine dans le détail comment localement celui-ci fut mis en œuvre. Il restitue ainsi le rôle des différents acteurs, ainsi que le processus de la préparation et du déroulement des massacres perpétrés dans la région de Nyarubuye.
Nom cité
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Lieu cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Depuis 1994, le génocide des Tutsi rwandais a
donné lieu à une littérature relativement abondante. Enquêtes, récits et analyses de grande
qualité éclairent l’événement à l’échelle nationale ou internationale. La connaissance fine des
dynamiques locales des massacres reste toutefois
très lacunaire. Le présent article entend y contribuer, en présentant le cas d’une région qui fut
l’un des plus grands sites de massacre 1. Il répond
également à une « volonté de mémoire 2 », celle
des survivants de Nyarubuye eux-mêmes. La
recherche dont il rend compte 3 se compose
ainsi pour moitié de listes établissant l’identité des « sauveteurs » et des personnes ayant

(1) Les autres sites nationaux sont Gisozi (Kigali), Ntarama
(dans la région du Bugesera), Murambi (dans l’ancienne préfecture de Gikongoro), Bisesero (dans l’ancienne préfecture de
Kibuye).
(2) Pour reprendre l’expression de Pierre Nora (« Entre
mémoire et histoire », Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard,
« Quarto », 1997, p. 37, t. I).
(3) Privat Rutazibwa et Paul Rutayisire, Génocide à
Nyarubuye, Kigali, Éditions rwandaises, 2007.

participé aux massacres 4. Établir les faits permet
aux acteurs de recouvrer leur identité, de sortir
de la masse anonyme des bourreaux, des victimes
ou des sauveteurs. L’enquête se nourrit donc des
récits recueillis auprès de ces différentes catégories de témoins 5 : rescapés, tueurs, anciens exilés tutsi et simples citoyens. Nous avons choisi de
reproduire abondamment et fidèlement ces récits
afin de donner la parole aux acteurs sociaux dont
les noms sont donc cités tout au long du texte.
La région de Nyarubuye ne présente pas de
singularité notable quant au déroulement des
tueries par rapport au reste du pays. Située à
l’extrême est du territoire national, elle appartient à la région naturelle de Migongo qui, avec
le Mirenge et le Gihunya, constituait l’ancien
royaume indépendant du Gisaka. Le relief offre
deux visages topographiques très différents : une
zone de cuvette d’une altitude moyenne de mille

(4) Une autre monographie rédigée en kinyarwanda par nos
collègues Faustin Rutembesa et Ernest Mutwarasibo sur la
commune de Mugina (dans l’ancienne préfecture de Gitarama)
se présente sous un format identique, les listes comprenant
ici les noms des veuves et des orphelins rescapés des massacres. (Faustin Rutembesa et Ernest Mutwarasibo, Amateka
ya Jenoside yakorewe Abatutsi muri Mugina, Kigali, Commission
nationale pour la lutte contre le génocide, 2009)
(5) Ces récits ont été rassemblés par une équipe de chercheurs qui ont procédé à des entretiens individuels et à des
discussions de groupe. Ces témoignages ont été recoupés ou
complétés avec des informations recueillies par les juridictions
gacaca. Les tribunaux gacaca ont été mis en place en 2001 pour
instruire et juger les personnes suspectées d’avoir pris part aux
massacres et aux pillages. Justice exercée par des citoyens élus
au sein de leurs communautés de résidence, elle a représenté
une expérience inédite, ayant débouché sur l’examen de près
de deux millions de dossiers. Ce processus judiciaire a été officiellement clôturé le 18 juin 2012.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 122, AVRIL-JUIN 2014, p. 37-49

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Paul Rutayisire

PAUL RUTAYISIRE

CARTE ADMINISTRATIVE DU RWANDA (1994)

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trois cents mètres et une zone de plateau dont
le mont le plus élevé, Remera, atteint mille huit
cents mètres. La population de Migongo est à
l’image du reste du Rwanda, traditionnellement
composée de Tutsi, de Hutu et de quelques Twa,
globalement appelés les Banyamigongo (les habitants du Migongo). La région de Migongo, et
Nyarubuye en particulier, est aussi marquée par
la présence d’une minorité principalement établie en Tanzanie : les Abanyambo. Une dernière
composante de la population de Nyarubuye au
moment du génocide était constituée par des
personnes établies dans cette région à partir
des années 1976 en provenance des anciennes
préfectures de Kibuye, Gisenyi, Ruhengeri,
Gikongoro, Gitarama, Butare et Byumba.
Appelés « Abimukira », « Ingana-butaka » ou
encore « Abakiga » par les Banyamigongo, ces
nouveaux « migrants », Hutu dans leur majorité, ont occupé les terres en friche le long de
l’Akagera par vagues successives 1.
(1) Une petite partie de ces « migrants » récents était
constituée des Batutsi originaires de Bisesero (Kibuye). En
quête de pâturages, ils se sont surtout établis sur les hauteurs

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En avril 1963, la loi portant création des nouvelles structures administratives de la jeune
République du Rwanda indépendant institua
entre autres la préfecture de Kibungo, englobant
l’ancien Gisaka ainsi que le Buganza. Nyarubuye
devint alors un des secteurs de la commune
Rusumo, l’une des onze communes de la préfecture de Kibungo. Du fait des changements administratifs successifs 2, il n’est pas aisé de circonscrire
l’espace que nous étudions. Pour plus de clarté,
nous avons retenu le territoire administratif de
Nyarubuye au moment du génocide, c’est-à-dire
le secteur Nyarubuye de la commune Rusumo.
Les relations sociales à Nyarubuye
avant le génocide
L’ampleur du génocide rwandais et les atrocités commises à Nyarubuye en particulier
de Nyarubuye, avec une grande concentration dans la cellule
Gatunguru (la cellule correspondait alors dans la division du
pays à la plus petite entité administrative).
(2) En 2000 et 2005 deux réformes modifient en profondeur
la géographie administrative du Rwanda, entraînant le changement des toponymes.

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Carte réalisée par Vital Nzabanita, extraite de Privat Rutazibwa et Paul Rutayisire, Génocide à Nyarubuye : monographie sur l’un des principaux sites
du génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda, Kigali, Éditions rwandaises, 2007.

APPROCHE LOCALE DU GÉNOCIDE

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« On ne voyait pas d’activités de développement dans lesquelles l’État appuyait cette région
de Migongo ; ce qui entraînait la détérioration
continuelle des conditions de vie. Il n’y avait pas
d’écoles, il n’y avait pas d’hôpital, pas de marché, pas de route, pas de télécommunication, pas
d’eau potable, etc. La politique de discrimination
ethnique et régionale était la cause de cette marginalisation 2. »

Si la cordialité des relations sociales entre
Hutu et Tutsi décrite ici valait pour les natifs
de Migongo, elle ne marquait en revanche
pas forcément les rapports avec les nouveaux
« migrants » venus d’autres préfectures dans
les années 1970. Le conflit portait essentiellement sur la question foncière :
« Vers 1976, les Bakiga [termes désignant des
Hutu issus des préfectures du Nord-Ouest] ont
commencé à s’établir sur les bords de l’Akagera.
Ils ont défriché les forêts, cultivé le sorgho, etc.
Nos vaches s’abreuvaient d’eau salée appelée
amakera près de l’Akagera dans des abreuvoirs
aménagés. Quand les Bakiga sont arrivés, ils ont
détruit les abreuvoirs en les mettant en culture, et
ainsi ont commencé les conflits liés à la destruction des plantes par les vaches. Vers 1990-1991,

CARTE ADMINISTRATIVE DE LA PREFECTURE DE KIBUNGO EN 1994
Secteur Nyarubuye (1994)

La plupart des témoignages attestent que les
relations sociales étaient bonnes. Hutu et Tutsi
pouvaient partager de la bière, se faire mutuellement don de vaches, leurs enfants se mariaient,
ils échangeaient des biens, ils se secouraient
mutuellement en cas de danger, s’entraidaient
pour transporter un malade à l’hôpital, offraient
un appui financier ou autre au voisin lorsque
ce dernier préparait un mariage 3. Même un
tueur de très mauvaise réputation à Nyarubuye
confirme cet état des choses : « Avant la guerre,
nous avions de bonnes relations. Moi qui vous
parle, j’ai une bru tutsi. Nous menions une vie
très conviviale 4. »
(1) L’apiculture est une particularité de l’ancien royaume du
Gisaka où les abeilles intervenaient dans la tactique militaire et
comme arme de guerre lors des confrontations armées.
(2) Entretien avec Philibert Uwimana, 27 octobre 2006.
(3) Entretien avec Ostase Sinamenye, 19 octobre 2006.
(4) Entretien avec Évariste Rubanguka ; discussion de groupe
à la prison de Ngoma, 27 octobre 2006.

Carte réalisée par Vital Nzabanita, extraite de Privat Rutazibwa et Paul Rutayisire, Génocide à
Nyarubuye : monographie sur l’un des principaux sites du génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda,
Kigali, Éditions rwandaises, 2007.

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conduisent à s’interroger sur la vie sociale avant
le déclenchement des violences : quelles étaient
les relations entre les composantes de la population ? Quels étaient les principaux problèmes
auxquels cette dernière se trouvait confrontée ?
Quels types de conflits prévalaient ?
Les conditions de vie à Nyarubuye étaient
globalement pauvres. L’agriculture, l’élevage
bovin, l’apiculture 1 et le petit commerce constituaient les principales activités. Nyarubuye
présentait la particularité d’être un secteur
isolé et dépourvu d’infrastructures socio-économiques de base :

PAUL RUTAYISIRE

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Pour beaucoup de Banyamigongo, cette
migration est perçue comme une stratégie
politique du régime de l’époque. En établissant
une population hutu créditée de la confiance
du pouvoir sur les rives de l’Akagera, il s’agissait de protéger la frontière contre toute incursion armée des réfugiés tutsi et d’éviter toute
tentative d’exil vers les pays voisins, la Tanzanie
en particulier 2. Cette hypothèse ne semble pas
dénuée de fondement dans la mesure où ce
type de mouvement migratoire est attesté dans
d’autres préfectures.
Ainsi, les différends les plus récurrents à
Nyarubuye avant le génocide s’inscrivaient
dans une conflictualité de basse intensité et
dans la banalité des relations familiales et de
voisinage, touchant à l’héritage, à la limite des
parcelles ou aux bagarres de cabaret. Les effets
négatifs de la marginalisation régionale touchaient l’ensemble de la population essentiellement paysanne : jamais le facteur « ethnique »
ne fut cité comme l’origine des difficultés rencontrées dans la vie quotidienne.
Les signes de tension et d’hostilité
à l’égard des Tutsi
À Nyarubuye, comme dans le reste du pays,
les massacres ont été préparés graduellement.
L’absence de « tournant décisif » conduit
à un débat sur le moment de rupture. Ces
(1) Discussion de groupe, 28 octobre 2006.
(2) Discussion de groupe, 28 octobre 2006.

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SECTEUR NYARUBUYE EN 1994 : LES PRINCIPAUX SITE DES MASSACRES
Grands sites de génocide
Limite du secteur
Limite de cellule

0.5

0

0.5

1

1.5 Kilometers

Carte réalisée par Vital Nzabanita, extraite de Privat Rutazibwa et Paul Rutayisire, Génocide à
Nyarubuye : monographie sur l’un des principaux sites du génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda,
Kigali, Éditions rwandaises, 2007.

discussions n’ont pas seulement cours dans les
cercles intellectuels mais ressortent aussi des
témoignages des acteurs. Chez ceux que nous
avons interrogés, quatre séquences chronologiques se dégagent. 1959 (et la « Révolution
sociale » hutu) est la date de bascule avec la
création de partis politiques à caractère ethnique comme le Parti du mouvement de
l’émancipation des Hutu (Parmehutu) et l’accaparement du pouvoir par une seule ethnie.
Les colonisateurs belges en sont tenus responsables 3. Pour la majorité toutefois, la préparation immédiate du génocide remonte à la
fin de l’année 1990, en réaction à l’attaque du
Front patriotique rwandais (FPR). Les relations sociales se teintent d’une hostilité grandissante en 1992, avec l’effervescence politique
née de l’introduction du multipartisme un an

(3) Entretiens les 21 et 27 octobre 2006.

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nous abreuvions nos vaches à Rwenyange, secteur de Ntaruka. Nous conduisions nos vaches
armés de lances, et les Bakiga étaient armés de
machettes. L’administration n’accordait plus la
moindre importance à nos plaintes répétées. Vers
1992, nous nous sommes rendus compte que
nous n’avions plus la force de résister. Nos vaches
commençaient à être décimées. Les éleveurs ont
alors commencé à abreuver leurs vaches de sel
gemme 1. »

APPROCHE LOCALE DU GÉNOCIDE

« Il y a eu d’abord ceux qu’on a appelé ibyitso [les
complices du FPR]. Ils ont été emprisonnés, battus, d’autres tués. Si quelqu’un était parti travailler pour de l’argent en Tanzanie par exemple et
qu’il revenait, il était immédiatement arrêté. Si
quelqu’un te trouvait en train d’écouter Radio
Muhabura [radio du FPR] et qu’il en faisait rapport, tu devais le payer cher. Les plus jeunes ne
savaient rien des ethnies 1. »

Enfin, un dernier groupe, minoritaire, de
personnes interrogées estiment que le point de
bascule coïncide avec l’attentat contre l’avion
du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril
1994 :

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« Les relations ont changé après la mort du président Habyarimana. C’est à ce moment-là que
les autorités nous ont déclaré que les Tutsi étaient
à l’origine de cette mort du président et que, par
conséquent, ils devaient eux aussi mourir. Le
conseiller de notre secteur [Gashiru, commune
de Rukira] qui s’appelait Emmanuel Kamuhanda
organisait des réunions au cours desquelles il
déclarait que les Tutsi étaient des ennemis du
Rwanda [inyangarwanda] 2. »

Ces perceptions des moments de rupture ne
sont pas propres aux résidents de Nyarubuye.
On les retrouve dans les débats en cours dans la
société rwandaise en général. Il est encore difficile de saisir l’ensemble des processus qui ont
conduit au génocide. Ainsi, selon leur expérience personnelle et les souffrances qu’ils ont
endurées, les Rwandais privilégient l’une ou
l’autre de ces séquences chronologiques.

(1) Ibid.
(2) Entretien avec Jean-Marie Vianney Bucyukundi,
18 octobre 2006.

Les préparatifs immédiats du génocide
La préparation du génocide à Nyarubuye s’inscrit dans un contexte local, préfectoral et national. Les repères su ivants permettent de reconstituer la chronologie, les faits et les acteurs qui
ont marqué la préparation lointaine et immédiate du génocide à Nyarubuye.
Les rassemblements populaires du MRND
Les rassemblements populaires ou meetings
du Mouvement révolutionnaire national pour
le développement (MRND) à Rukara et à la
préfecture de Kibungo en 1992 revêtaient tous
deux un caractère national et, à ce titre, furent
présidés par des dignitaires du Mouvement 3 au
plus haut niveau, en particulier son président,
Mathieu Ngirumpatse. Selon un témoin, discours et chansons de haine contre les autres
partis politiques, surtout le Parti libéral (PL),
et contre les Tutsi dominèrent le meeting de
Rukara :
« Je me souviens du député Tutsi du MRND
François Rwakagabo [de la circonscription de
Rwamagana] qui a dû démissionner après ce
meeting de Rukara, à cause des paroles incendiaires contre les Tutsi contenues dans les discours et dans les chansons du jour 4. »

Le rassemblement du MRND à Kibungo,
siège de la préfecture, a eu lieu peu après.
Mathieu Ngirumpatse avait annoncé au
cours du meeting précédent qu’il ferait venir
à Kibungo les Interahamwe (mouvement de
(3) Le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) est le parti unique créé par le président
Juvénal Habyarimana le 5 juillet 1975, soit deux ans après son
coup d’État. Structuré à l’image du Mouvement populaire de
la révolution (MPR) du président Mobutu au Zaïre, il devint
l’organe de mobilisation et de contrôle de la population jusqu’à
l’avènement du multipartisme en 1991.
(4) Entretiens avec Emmanuel Habimana, alias Cyasa, les
8 et 9 janvier 2007 à la prison de Kibungo. Cet homme, un
ancien militaire, a fait partie des expéditions meurtrières lancées contre la paroisse de Nyarubuye pendant le génocide.

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plus tôt. Voici quelques-uns des indices de la
menace, relevés par l’un des témoins :

jeunesse s’étant constitué en milice) de Kigali.
Et il tint sa promesse. Les miliciens furent
acheminés depuis la capitale dans huit bus
de l’Office national de transport en commun
(ONATRACOM) 1. Habillés d’ibitenge (pagnes)
imprimés à l’effigie du parti, ils étaient aussi
lourdement armés, exhibant pistolets, AK47 et
grenades. Ce jour-là, ce sont eux qui assurèrent
la sécurité dans toute la ville de Kibungo.
Ces deux meetings visaient à éveiller et stimuler la population d’une région réputée
réfractaire aux idéaux prônés par le parti. Il
s’agissait d’encourager cette dernière à adhérer
massivement au MRND et à son idéologie. Le
déploiement impressionnant des Interahamwe
dans le chef-lieu de cette préfecture constituait par ailleurs une démonstration de puissance visant à convaincre les indécis que seuls
le MRND et sa milice représentaient la véritable force du pays.
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La constitution d’un réseau d’activistes
du MRND
Le 15 février 1992, le colonel Pierre Célestin
Rwagafilita, ancien chef d’état-major de la
gendarmerie prit officiellement sa retraite.
L’événement s’inscrit dans une stratégie globale du MRND de démobilisation d’officiers
supérieurs influents pour les déployer ensuite
dans leurs préfectures d’origine en vue d’y
renforcer la position du parti face à l’opposition naissante. Originaire du secteur Gasetsa
en commune Kigarama, le colonel Rwagafilita
prit naturellement la tête de la préfecture de
Kibungo. Cette dissémination des officiers
affidés au parti sur tout le territoire se vérifie
ailleurs : le colonel Aloys Simba s’implanta à
Gikongoro, le colonel Tharcisse Renzaho dans
la ville de Kigali, militarisant, dans ce dernier

(1) Cette mobilisation des transports publics marque bien la
confusion entre les moyens de l’État et ceux du parti.

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cas, l’administration civile, puisqu’il y assurait
les fonctions de préfet.
La mise à la retraite de ces officiers supérieurs en 1992 coïncide avec la démobilisation de plus de deux mille militaires à l’échelle
nationale : parmi eux figure un grand nombre
de réservistes engagés dans les combats au
début de la guerre d’octobre 1990. L’objectif
est le même : renforcer la base et la position
du MRND face aux autres partis d’opposition
et face à la menace du Front patriotique rwandais. Tous les réservistes de la ville de Kibungo
et des environs furent recensés sur instruction du colonel Rwagafilita entre octobre 1992
et avril 1994. Ils furent ensuite déployés dans
chaque secteur de la préfecture, non sans avoir
reçu des fusils et des grenades 2. Bien qu’à la
retraite, le colonel Rwagafilita continua de disposer d’une escorte de quatre gendarmes. Il
effectua des visites fréquentes dans la préfecture, sillonnant toutes les communes, tout particulièrement la ville de Kibungo, à partir de
laquelle il mobilisa les réservistes et la jeunesse.
Les cabarets lui tenaient alors lieu de salles de
réunion.
À la veille du génocide, le colonel Rwagafilita
s’était ainsi constitué un groupe d’affidés composé de cadres administratifs, de leaders politiques locaux et de commerçants. Tous étaient
mus par un attachement sans faille aux thèses
de l’extrémisme hutu. Ses membres furent très
actifs avant et pendant le génocide comme
mobilisateurs ou à la tête des tueurs.
Le lancement du Club des républicains
de Kibungo
Initialement créé sous le nom « Association
Sebahinzi » (littéralement, « père des cultivateurs », terme popularisé par le célèbre

(2) Entretien avec Emmanuel Habimana, alias Cyasa, le
27 octobre 2006 à la prison de Kibungo.

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PAUL RUTAYISIRE

APPROCHE LOCALE DU GÉNOCIDE

morts ? […] Si quelqu’un meurt, un Hutu, qu’il
y a des Tutsi dans son voisinage… eh bien, avant
de l’enterrer, commencez d’abord par tuer tous
ses voisins Tutsi, parce que c’est eux qui l’auront
tué 3 ! »

Réunis autour de la question du développement économique, les membres du Club
achèvent leurs débats par des exhortations à
tuer les Tutsi, au nom d’une guerre défensive.
Le génocide à Nyarubuye
Dans la préfecture de Kibungo, la commune
de Rusumo demeure calme pendant la première semaine du génocide, se distinguant des
autres localités où les massacres ont débuté dès
le 7 avril 4. La date du déclenchement des tueries dans le secteur de Nyarubuye peut être
fixée avec certitude au 14 avril. Jusqu’au 7 mai,
jour au cours duquel « le dernier Tutsi fut tué
à Nyarubuye 5 », plusieurs massacres de grande
ampleur y sont perpétrés sous la supervision des
autorités administratives à tous les échelons.
La préfecture

« La guerre nous menace gravement, il reste peu
de jours avant que nous ne soyons tués et, au
lieu de dire aux gens comment ils vont se protéger, comment ils vont se défendre, tu leur parles
des histoires de développement. Est-ce que nous
développerons notre pays lorsque nous serons

Tout commence par la réunion du 8 avril 1994 à
Kibungo. Elle rassemble le colonel Rwagafilita,
le commandant de place du camp militaire
Huye, le colonel Anselme Nkuriyekubona et
l’ensemble des bourgmestres. Armes et directives à suivre pour assurer l’efficacité des massacres sont alors réparties 6. Des sources variées
confirment la multiplication des barrages routiers dès le lendemain. Les réunions se succèdent, mêlant autorités civile et militaire, au
cours desquelles des décisions d’extermination
sont prises. Ainsi la tuerie des Tutsi de la com-

(1) Il utilise notamment ce terme dans sa chanson célèbre
Bene Sebahinzi, qui relate la perfidie immémoriale des Tutsi.
Une traduction française de ce chant est disponible dans JeanPierre Chrétien (dir.), Rwanda : les médias du génocide, Paris,
Karthala, 1995, p. 349-355.
(2) Entretien avec Emmanuel Habimana, alias Cyasa, op. cit.

(3) Ibid.
(4) C’est le cas par exemple de la commune de Sake où les
massacres de Tutsi débutent dans la nuit du 6 au 7 avril.
(5) Entretien avec Léonidas Mutwarasibo, discussion de
groupe avec les hommes à Gatunguru, le 28 octobre 2006.
(6) Entretiens avec Emmanuel Habimana, alias Cyasa, op. cit.

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chanteur Simon Bikindi pour désigner les
Hutu 1), le groupe affiche plus nettement
encore son objectif en devenant l’Association pour la promotion des Hutu de Kibungo
(APHK). Mais très vite, ces deux appellations
au label trop évidemment ethnique sont abandonnées au profit de Club des républicains de
Kibungo. Ce titre s’inscrit dans la tradition de
l’idéologie du Parti du mouvement de l’émancipation des Hutu (Parmehutu), où « républicain » comme « démocrate » signifient tout
simplement Hutu 2.
L’initiative de la création du Club revient
au groupe constitué par le colonel Rwagafilita.
La première rencontre a lieu dans un cabaret.
Elle rassemble la grande majorité des bourgmestres de la préfecture, des députés, des commerçants, des directeurs et inspecteurs des
écoles, des conseillers de secteur, des pasteurs, des représentants des factions extrémistes « Hutu Pawa » des partis politiques, du
MRND et de la Coalition pour la défense de
la république (CDR), et même des syndicalistes défendant les intérêts des agri-éleveurs.
L’ordre du jour officiel, en apparence anodin,
concerne le retard économique de la préfecture. Mais un député du MRND donne en réalité une tout autre tournure à la discussion, la
teintant d’un militantisme favorable à l’extrémisme hutu. Interpellant le président de la réunion, il déclare en effet :

PAUL RUTAYISIRE

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« Le bourgmestre Gacumbitsi a par exemple
déclaré qu’à Nyarubuye, il n’y avait plus de problème, que tout était terminé, de même que pour
tout Rusumo. Celui de Sake a remercié le camp
Huye d’avoir aidé à l’exterminination des Tutsi à
Rukumberi 2. »

La commune
Le rôle du bourgmestre de la commune
Rusumo, Sylvestre Gacumbitsi, s’est révélé
déterminant. Originaire de cette localité,
celui-ci est né en 1943 et exerce successivement les fonctions d’instituteur et de président
de la Banque populaire de Kibungo. Il prend
la tête de la commune en 1983 jusqu’en 1994
où il fuit l’arrivée des troupes du Front patriotique rwandais 3.
(1) Ibid.
(2) Ibid.
(3) Arrêté en Tanzanie le 19 juin 2001, il est jugé devant
le Tribunal pénal international du Rwanda (TPIR) et est

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Dès le 7 avril, Sylvestre Gacumbitsi semble
déployer particulièrement de zèle à organiser
l’extermination de ses administrés tutsi. Il est
de toutes les réunions évoquées plus haut et
convoque lui-même les conseillers de secteur
le 9 avril afin de relayer auprès d’eux les injonctions meurtrières reçues de sa hiérarchie :
« Lors de cette réunion, Gacumbitsi a demandé
aux conseillers d’organiser, dans leurs secteurs
respectifs, entre le 9 et le 12 avril 1994, des réunions qu’ils devaient tenir secrètes au regard
des Tutsi et au cours desquelles ils devaient dire
aux Hutu qu’ils devaient tuer tous les Tutsi, afin
que les Inkotanyi [terme désignant les soldats du
Front patriotique rwandais] n’aient plus de complices 4. »

Il sillonne alors sa commune, y rencontrant
les responsables des Interahamwe (miliciens),
s’assurant que tous les secteurs répondent
bien aux instructions de la réunion du 9 avril
et encourageant la population à « lutter contre
l’ennemi », c’est-à-dire à tuer les Tutsi. Le
bourgmestre reçoit également des militaires
des armes à feu dont il assure ensuite la redistribution au sein de sa circonscription.
Les habitants de Nyarubuye confirment la tenue de ces réunions dans leur secteur. L’objectif était clair : encourager les
Hutu à tuer les Tutsi (gushishikariza Abahutu
kwica Abatutsi) 5. Les autorités locales répétaient inlassablement : « Le Tutsi est l’ennemi des Hutu, c’est un serpent et il n’est pas
Rwandais 6 », se souvient une habitante. La
promesse du butin prélevé grâce au pillage
condamné en 2004 à une peine de trente ans de réclusion.
Le journaliste Fergal Keane en dresse un portrait inquiétant
lorsqu’il le croise dans le camp de Benaco en Tanzanie où il
a pris la fuite. Voir Fergal Keane, Season of Blood : A Rwandan
Journey, Londres, Penguin, 1995, p. 95-113.
(4) TPIR-2001-64-T, le procureur contre Sylvestre
Gacumbitsi, Jugement, p. 23.
(5) Entretien avec Ostase Sinamenye, 19 octobre 2006.
(6) Entretien avec Léocadie Kandanga, 26 octobre 2006.

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mune de Birenga et de la ville de Kibungo le
13 avril résulte-t-elle d’un conciliabule tenu la
veille. Deux autres réunions importantes ont
lieu à l’échelle préfectorale. Celle du 14 avril
au camp militaire Huye comprend les mêmes
acteurs que la précédente. Il est alors décidé
d’exterminer les réfugiés tutsi rassemblés à
l’économat général du diocèse, à l’évêché.
Mgr Rubwejanga, invité à cette réunion, aurait
exigé et obtenu que soient épargnés les prêtres
et les personnes s’y trouvant pour un séminaire
de formation 1. L’attaque de l’économat général eut effectivement lieu le lendemain, vers
quinze heures trente.
À l’exception du bourgmestre de Rukira,
opposé au génocide, tous les membres locaux
de l’administration et de l’armée se retrouvent
le 19 avril pour présenter le bilan de l’accomplissement des massacres dans leurs communes
respectives. C’est du moins ce que rapporte un
témoin, présent à la réunion :

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semble également avoir été mise en avant pour
encourager au meurtre 1. Toute possibilité de
fuite vers la Tanzanie est ensuite empêchée, le
chef local de la Coalition pour la défense de la
République (CDR) du secteur frontalier ayant
été chargé par le bourgmestre d’en garantir la
surveillance stricte 2. Le 13 avril, l’édile prend
lui-même la parole au marché de Nyakarambi.
À l’aide d’un mégaphone, il exhorte la population hutu à assurer « la sécurité », c’est-à-dire
à ne pas laisser fuir les Tutsi et à les tuer. Le
lendemain, il réitère la même opération sur un
autre marché. Il s’adresse à une vingtaine de
personnes leur recommandant de s’armer de
machettes et de participer activement à la lutte
contre « l’ennemi », précisant qu’il faut chasser
tous les Tutsi. Ensuite, il prend la direction de
Kigarama, suivi d’une partie de la population.
À la tête d’un groupe d’attaquants, il donne
l’ordre de piller et de détruire les maisons des
Tutsi. Dans l’après-midi, Sylvestre Gacumbitsi
poursuit sa « tournée » dans un troisième
« centre commercial » où il répète le même
discours « sécuritaire ». Après son départ, un
groupe d’attaquants se forme sous la direction
de deux soldats démobilisés : plusieurs Tutsi
sont assassinés. Le bourgmestre achève sa journée dans le secteur frontalier de Gasenyi où il
recommande aux tueurs de jeter les corps de
leurs victimes dans la rivière Akagera. Il exige
également des piroguiers qu’ils cessent d’utiliser leurs embarcations afin que les Tutsi ne
puissent pas s’en emparer pour traverser le
fleuve en direction de la Tanzanie.
Les massacres de masse à Nyarubuye
Le centre de Nyarutunga
La campagne menée contre les Tutsi atteint
Nyarubuye depuis les communes voisines, qui
(1) Entretien avec Bernard Bukamba, 22 octobre 2006.
(2) TPIR-2001-64-T, le procureur contre Sylvestre
Gacumbitsi, Jugement, p. 24.

avaient déjà procédé à la chasse et à l’élimination systématique de ces derniers. Jusqu’au
13 avril, Nyarubuye demeurait une sorte de
havre de paix. C’est la raison pour laquelle
beaucoup de Tutsi y cherchèrent refuge. Ils
ne se doutaient pas que Rusumo et le secteur
de Nyarubuye en particulier allaient subir un
sort identique à celui des autres communes.
Pourtant, au moment où ils s’y dirigeaient
massivement, les préparatifs de leur extermination étaient déjà en cours.
Les massacres commencent le 14 avril 1994,
au centre de Nyarutunga, situé à environ un
kilomètre de la paroisse, avec la participation active des gendarmes. La veille au soir,
les habitants des hauts plateaux de Nyarubuye
pouvaient apercevoir les maisons des Tutsi de
Butezi (commune Rukira) brûler. Des réfugiés
Tutsi de plus en plus nombreux en provenance
de Rukira, Kibungo et d’ailleurs accouraient
vers l’église de Nyarubuye, porteurs de nouvelles alarmantes. Ils disaient fuir des brigands
et malfaiteurs qui, au passage, tuaient les Tutsi
et détruisaient leurs demeures 3.
Ainsi, avertis qu’ils seraient attaqués le
14 avril 1994 au matin, les habitants de
Nyarubuye, Hutu et Tutsi, décidèrent d’aller
contrer les assaillants dans la vallée. Ils furent
appuyés par certains réfugiés de la paroisse de
Nyarubuye. La confrontation eut d’abord lieu
à Birembo dans la cellule Nkakwa 4. Il y eut une
victime parmi les assaillants.
Tandis que le groupe de tueurs, défait,
se dispersait, les habitants de Nyarubuye
qui menaient la contre-offensive aperçurent
la maison d’un Tutsi de Gashyoza (cellule
Nyabimuri) brûler. Ils se dirigèrent vers cet
endroit. La confrontation avec le deuxième
groupe de tueurs se déroula cette fois-ci dans la

(3) Discussions de groupe à la prison de Kibungo, 27 octobre
2006 ; à Nyarutunga, 28 octobre 2006 ; et divers entretiens.
(4) Sur la cellule, voir p. 2, n. 6 du présent article.

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APPROCHE LOCALE DU GÉNOCIDE

PAUL RUTAYISIRE

(1) Léonidas Mutwarasibo, discussion de groupe à
Nyarutunga, le 28 octobre 2006.

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venus avec une seule mission : exterminer les
Tutsi 2.
Hutu et Tutsi étant mêlés, les gendarmes
ordonnèrent alors aux Hutu de se placer à
l’écart. Seuls les Tutsi demeurèrent au milieu
de la place du marché. Les gendarmes lancèrent aux Hutu : « Celui qui sait utiliser l’arc,
qu’il le prenne. Qui sait utiliser la lance ou la
machette, qu’il les prenne ! » Les gendarmes
encerclant les lieux, les Hutu prirent les armes
mises à leur disposition et commencèrent
à massacrer les Tutsi 3. Après cette attaque,
beaucoup de familles Tutsi de Nyarubuye se
réfugièrent le soir même à la paroisse, grossissant un peu plus le nombre de ceux qui, le
lendemain, seraient les victimes d’une attaque
méthodique et de plus grande envergure.
La paroisse catholique de Nyarubuye
Contrôlées par le bourgmestre, Sylvestre
Gacumbutsi, les tueries de la paroisse catholique de Nyarubuye commencèrent le 15 avril,
le lendemain du massacre de Nyarutunga, et
prirent fin le 17 avril. Elles sont certainement
le massacre le plus considérable et revêtent
une double particularité. Elles se distinguent
d’abord par le nombre très élevé de victimes,
estimé à plus de vingt-six mille personnes 4,
ensuite par le fait que la majorité des réfugiés (et donc des victimes) comme la majorité des tueurs n’étaient pas originaires du
(2) Entretien avec Évariste Rwanirahe et Anaclet Sinzinkayo
le 6 janvier 2007 au centre de Nyarutunga.
(3) Entretien avec Anaclet Singirankabo le 6 janvier 2007 au
centre de Nyarutunga.
(4) L’estimation du nombre de victimes de la paroisse de
Nyarubuye est fondée sur le nombre du dernier recensement effectué le 12 avril 1994 par un comité de réfugiés sous
le contrôle du conseiller Karamage Isaïe. Les réfugiés étaient
alors au total vingt-cinq mille trois cents. Depuis cette date,
le nombre des réfugiés n’a cessé de croître. Selon les données des juridictions gacaca, les victimes originaires du secteur
de Nyarubuye sont au nombre de mille sept cent vingt-huit
morts, soit 21 % de la population totale qui habitait ce secteur en 1994.

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cellule de Rwakigondo, faisant entre quatorze
et dix-sept victimes parmi les membres de l’igitero (bande meutrière). Les autres s’enfuirent
et demandèrent du renfort au poste de gendarmerie de Mulindi, dans la commune de Nasho.
Environ quatre mille assaillants furent repoussés ce jour-là par les habitants de Nyarubuye.
Ces derniers s’en retournèrent au centre de
Nyarutunga. Ils avaient avec eux deux assaillants ligotés, mains dans le dos. Il s’agissait du
président de la Coalition pour la défense de la
République de la commune de Rukira, capturé
à Rwakigondo. Un troisième homme, président
du MDR-Power de Rusumo (Mouvement
démocratique républicain), capturé plus loin
dans une autre attaque où il conduisait des
tueurs en provenance de Gatunguru, faisait
également partie des « otages ». Tous deux
étaient originaires et habitants de Nyarubuye,
et c’est eux qui conduisaient les tueurs vers leur
secteur. Les habitants de Nyarubuye hésitèrent
à les tuer sur-le-champ, arguant qu’ils étaient
des leurs et qu’il valait mieux les punir au village 1. Les habitants de Nyarubuye, Hutu et
Tutsi, étaient donc encore soudés lors de cette
première victoire sur les tueurs. Cette solidarité allait bientôt être brisée.
Vers quatorze heures, ce 14 avril, une petite
équipe se dirigea à nouveau vers Birembo pour
observer si les assaillants ne s’étaient pas réorganisés après leur débandade. Elle constata
qu’ils revenaient effectivement, appuyés cette
fois par huit gendarmes et une vingtaine d’Interahamwe. Environ quatre cents à cinq cents
personnes étaient rassemblées dans le centre
de Nyarutunga. Les gendarmes parvinrent à
les désarmer et à donner l’image rassurante
d’agents de sécurité venus restaurer l’ordre
public. Celle-ci était trompeuse, ils étaient

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secteur de Nyarubuye. Les assaillants étaient
en effet venus des communes voisines : celle
de Rukira revient souvent dans les témoignages. Le camp de gendarmerie de Mulindi
situé dans la commune de Nasho semble également avoir représenté un vivier de recrutement des tueurs. Ceux-ci, qui se déplaçaient
en véhicules et à pied, mobilisèrent la population hutu locale dans les tueries 1. Les victimes,
quant à elles, résidaient à Nyaurubuye ou dans
ses environs immédiats. Nombre d’entre elles,
espérant trouver un refuge sûr à la paroisse,
étaient accourues des communes voisines. Il est
donc impossible de connaître avec exactitude le
nombre de victimes et leurs noms.
La paroisse de Nyarubuye fut le lieu de rencontre de réfugiés venant des alentours puisque
ce secteur est demeuré épargné par les massacres pendant la première semaine du génocide. La réputation de sécurité a attiré les Tutsi
en fuite. Par ailleurs, Nyarubuye est situé sur le
chemin de la Tanzanie, vers le Karagwe, où se
trouvait depuis 1959 une importante concentration de réfugiés tutsi. Surtout, les relations matrimoniales unissant des familles tutsi
de Nyarubuye à d’autres des communes de
Mugesera et de Kigarama surtout expliquent
sans doute que les réfugiés aient souhaité se
rapprocher de leurs parents. Enfin, les lieux
de culte étaient réputés inviolables. Lors des
massacres de 1959, 1963 et 1973, aucun tueur
n’avait osé franchir la porte d’une église. Le
rassemblement d’un effectif aussi important de
personnes menacées confère à Nyarubuye une
dimension spécifique, à l’origine de l’ampleur
des tueries.
Les témoignages considérés comme crédibles par les juges du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) lors du procès de Sylvestre Gacumbitsi permettent de
reconstituer le déroulement du massacre. Le
(1) Entretien avec Emmanuel Masabo, 22 octobre 2006.

15 avril, vers huit heures, un conseiller de secteur arrive à la paroisse, accompagné de nombreux Interahamwe. Il demande aux réfugiés de
rester calmes et de ne pas quitter la paroisse.
Les miliciens, eux, restent sur place 2. Le
bourgmestre, lui, arrive vers quinze heures. Il
est accompagné de policiers communaux, de
miliciens armés de machettes, de lances et de
gourdins mais aussi d’armes à feu (fusils et grenades) 3. Les Interahamwe entonnent alors leur
chant : « Nous allons les exterminer ! » Trois
réfugiés tutsi se détachent de la foule et tentent
de plaider leur cause auprès de l’édile. Ce dernier rétorque alors que « l’heure des Tutsi a
sonné ». Mettant immédiatement sa sentence à
exécution, il s’empare d’une machette et l’abat
sur le cou du vieil homme venu le supplier.
Avant de donner l’ordre d’assaut général contre
la paroisse, Sylvestre Gacumbitsi demande aux
Hutu de sortir du périmètre formé par l’église
et le couvent où s’entassent les réfugiés 4.
L’attaque est alors lancée. Les tueurs percent
des trouées dans l’enceinte de l’édifice à l’aide
de grenades, tirent dans la foule et achèvent les
survivants à la machette. À dix-neuf heures, ils
se retirent. Le lendemain, le 16 avril, le bourgmestre est de retour avec d’autres assaillants.
Il s’agit de s’assurer de la mort de toutes les
victimes. Ils se livrent ensuite au pillage en
règle de la paroisse. Le même jour, Sylvestre
Gacumbitsi, dans le secteur de Nyarubuye,
encourage les jeunes hommes hutu à rechercher les jeunes filles tutsi et à les violer parce
(2) TPIR-2001-64-T, le procureur contre Sylvestre
Gacumbitsi, Jugement, p. 40.
(3) Lors de son procès, le bourgmestre a prétendu qu’il
n’était pas présent sur les lieux pendant les trois jours qu’ont
duré les massacres de la paroisse, qu’il se cachait chez lui, à son
domicile situé à trente kilomètres, parce que, a-t-il déclaré,
il craignait pour sa vie. Selon lui, il était recherché, soupçonné d’être complice du Front patriotique rwandais. Il aurait
été informé de la première attaque de Nyarubuye, le 16 avril,
par le brigadier communal. Sa version est contredite par les
témoins oculaires survivants de ce massacre.
(4) Ibid., p. 40.

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APPROCHE LOCALE DU GÉNOCIDE

PAUL RUTAYISIRE

(1) Ibid., p. 55.
(2) Ibid., p. 44.

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d’acteurs impliqués dans les tueries : élites
politiques et intellectuelles locales, citoyens
ordinaires s’illustrant parfois par leur zèle ou
par une cruauté particulière 3, des tueurs ayant
trahi des relations sociales et affectives fortes
en tuant ou en livrant des membres de leur
famille et des amis proches, enfin, d’« honnêtes » citoyens devenus assassins 4. Le radicalisme du génocide de 1994 est inédit, comme
l’est la désacralisation des lieux de culte à
laquelle celui-ci donne lieu.
Il importe ici de rendre hommage à un
petit nombre de Hutu (appelés aussi les
« indakemwa », irréprochables), reconnus par
les rescapés 5 et ayant résisté au sein même de
leurs familles dont certains membres étaient
des bourreaux. Ils sont rares mais ils existent.
Simon Semulima, par exemple, a sauvé quatre
enfants de son voisin, comme le raconte un
survivant :
« Il a même eu l’ingénieuse idée d’habiller les
petits garçons en robes, pour qu’ils puissent passer pour des filles. Les enfants de sexe masculin
étaient les plus recherchés par les génocidaires.
Il y a un des enfants que les tueurs avaient clairement identifié comme étant celui de son voisin. Quand ils sont venus pour le tuer, Semulima
a eu l’astuce de plaider en disant que c’était lui
le véritable père biologique de l’enfant, par une
relation extraconjugale qu’il avait eu dans ladite
famille 6. »

Le déroulement des massacres à Nyarubuye
ne présente pas de particularisme spécifique eu

(3) Entretien avec Ferdinand Rwakayiramba, 7 janvier 2007.
(4) Une rescapée, Marie-Claire Mukansengiyumva,
témoigne de ces changements d’attitude : « J’ai été cachée par
un vieillard nommé Kigereke pendant deux jours. Lorsqu’il
s’est rendu compte que la situation s’aggravait et que mon papa
venait de mourir, il m’a chassée en me disant qu’il n’y a plus
moyen de me cacher » (entretien, 26 octobre 2006).
(5) Ferdinand Rwakayigamba, op. cit.
(6) Ibid.

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que, prétend-il, celles-ci avaient refusé de
les épouser. Effectivement, à la suite de cette
consigne, des femmes et des filles tutsi furent
massivement violées 1. Le 17 avril au matin,
Sylvestre Gacumbitsi s’adressa une dernière
fois aux tueurs, qui avaient rassemblé une
quinzaine de survivants tutsi devant l’église de
Nyarubuye, et leur donna l’ordre de les tuer et
de n’épargner personne. Cet ordre fut immédiatement exécuté 2. Le génocide à Nyarubuye
s’achève à la fin du mois d’avril, avec l’arrivée des troupes du Front patriotique rwandais.
Les soldats regroupent les quelques survivants.
Aujourd’hui, trois cent quatre-vingt-six rescapés se sont établis dans ce secteur.
Le centre de Nyarutunga et la paroisse
furent des lieux de tueries massives. L’exécution
de celles-ci a nécessité que se déploie toute une
logistique d’État. D’autres sites de massacre,
moins importants par leur ampleur, ont été
répertoriés dans le secteur de Nyarubuye. Une
dizaine a été identifiée, il en existe probablement plus, où se trouvent encore les corps des
victimes. Cependant, la chronologie des événements sur ces lieux est plus difficile à établir, chacun mériterait des enquêtes plus minutieuses.
Les modalités des tueries de Nyarubuye présentent des similitudes avec celles qui furent
commises dans les plus grands sites du génocide à l’échelle nationale. Leur ampleur n’est
pas un signe distinctif. En effet, on retrouve la
stratégie consistant à regrouper les Tutsi afin
de les tuer en masse en bien d’autres endroits.
L’interaction des dynamiques nationales et
locales dans l’exécution des massacres ainsi
que la participation, d’abord hésitante puis
massive de la population hutu, sont aussi des
phénomènes observables ailleurs dans le pays.
On trouve à Nyarubuye les mêmes catégories

APPROCHE LOCALE DU GÉNOCIDE

sa fonction cultuelle, le Christ ornant le parvis
porte encore les stigmates du massacre : il est
criblé d’impacts de balle.
Paul Rutayisire, Centre de gestion des conflits,
Commission nationale de lutte contre le génocide
(CLNG), PO box 7035, Kigali, Rwanda.

Paul Rutayisire est historien, professeur à l’Université
du Rwanda, rattaché au campus Huye. Il y dirige le Centre
de gestion des conflits au sein duquel il est responsable du
master Genocide Studies. Spécialiste de l’histoire de l’Église
catholique au Rwanda, ses travaux portent actuellement sur
la période plus contemporaine de son pays, en particulier le
génocide desTutsi de 1994. Il a publié, avec Privat Rutazibwa,
Génocide à Nyarubuye (Éditions rwandaises, 2009). (prutayisire@hotmail.com)

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égard aux massacres qui furent commis dans
le reste du pays. Ce cas permet d’observer en
un lieu unique les dynamiques d’engagement
dans les massacres, encouragés par les structures étatiques et mis à exécution par une partie
de la population civile. La chaîne de commandement du génocide qui mobilise les entités
administratives et militaires a ici été identifiée.
En revanche, la question des attitudes des différents acteurs, qui firent preuve d’une cruauté et
d’un acharnement criminel contre leurs concitoyens, leurs voisins, leurs amis et même des
membres de leur famille, reste encore difficile à
éclairer. L’analyse de la tuerie perpétrée contre
la paroisse rappelle les transgressions radicales
de l’ordre religieux et culturel opérées pendant
le génocide. Aujourd’hui, si l’édifice a retrouvé
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024