Fiche du document numéro 27676

Num
27676
Date
Vendredi 2 mars 2007
Amj
Auteur
Fichier
Taille
147644
Pages
7
Urlorg
Titre
Yves Ternon : La décision de la CIJ sur Srebrenica ouvre une boîte de Pandore
Sous titre
Dans un chat au Monde.fr, vendredi 2 mars 2007, Yves Ternon, historien spécialiste des génocides, analyse la décision de la Cour internationale de justice de qualifier les massacres de Srebrenica de génocide tout en disculpant la Serbie de toute responsabilité dans ce crime.
Nom cité
Mot-clé
CIJ
Mot-clé
Résumé
For the historian Yves Ternon, the recent decision of the International Court of Justice, which considers that a genocide was committed in Srebrenica, created an ambiguity on the concept of genocide.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Lindi : Tout le monde sait très bien que l'armée de la Serbie a aidé les troupes bosno-serbes à commettre le massacre de Srebrenica, sauf le Tribunal de La Haye ! S'agit-il d'une justice influencée par la politique ? L'armée serbe, en déportant de force près d'un million de Kosovars et en pratiquant la politique de la terre brûlée, a-t-elle également commis un génocide au Kosovo ?

Yves Ternon : Je crois qu'il faut bien comprendre que la décision récente est celle de la Cour internationale de justice (CIJ), qui siège à La Haye et qui est un organe de l'ONU, et qui est différente du Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie, donc la CIJ est un organe consultatif qui donne un avis sur une question, et la première question est d'abord de savoir si un génocide a été commis à Srebrenica. La CIJ répond oui, et je pense que c'est là tout le problème, car cette décision ouvre une boîte de Pandore qui fait du crime contre l'humanité un génocide.

Coco : N'y a-t-il pas une notion de systématique pour un génocide ? Où commence le génocide ? A partir de quel volume ? Ne croyez-vous pas que faire porter la responsabilité de Srebrenica au peuple serbe s'inscrit dans une logique de repentance européenne dans laquelle les orthodoxes n'entrent pas ?

Yves Ternon : Un génocide, si l'on s'en tient au contenu de la Convention de 1948, peut être accepté comme infraction dans de nombreux cas, mais cela ne répond pas au caractère extrême que représente le crime de génocide. Donc, si l'on se place sur le plan de l'historien, les innombrables crimes contre l'humanité perpétrés dans l'ex-Yougoslavie de 1990 à 1995 ne constituent pas un crime de génocide. Je ne pense pas qu'il y ait dans la décision de la CIJ une arrière-pensée d'implication de la Serbie, voire du Kosovo. Parce que la Cour avait pour seule volonté de répondre à des questions, en l'occurrence à neuf questions concernant Srebrenica et la responsabilité de la Serbie.

Pedro : Comment identifier le responsable d'un génocide alors que la CIJ évite intentionnellement ce point dans son arrêt concernant Srebrenica ?

Yves Ternon : La CIJ, qui est une des parties de l'Assemblée générale de l'ONU comme le Conseil de sécurité, a à se prononcer sur des Etats et non sur des individus. En l'occurrence, la question qui se pose à elle est double : Mladic a-t-il commis un génocide ? Et la Serbie est-elle complice de ce génocide ? C'était là la compétence de la CIJ. Or ses conclusions sont ambiguës. Elle parle pour Srebrenica d'acte de génocide, et ailleurs de génocide. Et elle considère que la Serbie n'a pas commis de génocide, qu'elle n'a pas participé à une entente en vue de commettre un génocide, qu'elle ne s'est pas rendue complice de génocide, mais qu'elle n'a pas respecté l'obligation de le prévenir et ensuite de transférer Mladic devant le TPIY.

André : La CIJ a contextualisé sa décision en ménageant la Serbie (Kosovo, Mladic et Karadzic toujours en fuite). Ne prenons-nous pas le risque de parler de jurisprudence Srebrenica à partir de maintenant ?

Yves Ternon : C'est bien là le problème. La CIJ avait compétence pour le faire, mais elle crée une jurisprudence en se tenant au contenu de la Convention de 1948 et à la définition du crime de génocide, définition qui s'est maintenue dans les statuts des tribunaux ad hoc et de la CPI. Donc l'ambiguïté qui persiste sur le concept de génocide va de plus en plus brouiller les cartes et il faut, pour éviter de s'enferrer, distinguer le point de vue du juriste, bridé par un texte de loi, et celui de l'historien, qui ne donne pas au concept de génocide le même contenu.

Marx : Où se situe alors précisément la différence entre les deux conceptions ?

Yves Ternon : Le génocide est une forme extrême de crime contre l'humanité. On peut considérer qu'il y a génocide lorsque sont réunies cinq conditions : destruction physique, c'est-à-dire meurtre, d'un groupe humain, troisièmement, en tout ou en partie, mais en fait dans une part substantielle de ce groupe. Quatrièmement, les personnes sont tuées pour leur appartenance à ce groupe sans distinction d'âge ni de sexe. Cinquièmement, ce meurtre de masse est planifié, et seul un Etat ou une organisation qui prend la place de l'Etat, est à même de planifier un génocide à l'échelle géographique d'une nation, voire d'un continent. Voilà pourquoi je pense que Srebrenica, qui représente le pic de violence dans les guerres dans l'ex-Yougoslavie, est un acte génocidaire et non un génocide. Cela aurait été un génocide si des actes de cette nature avaient été exécutés en de nombreux autres endroits, comme ce fut le cas pour le génocide des Arméniens en 1915-1916, celui des juifs pendant la seconde guerre mondiale, et celui des Tutsis au Rwanda en 1994.

Naaba : Y a-t-il historiquement des terrains géopolitiques favorables au génocide ?

Yves Ternon : Oui, un génocide ne survient que sur un terreau préparé depuis des années, et le plus souvent depuis des décennies. Donc, bien avant que n'éclatent les meurtres de masse, la menace est présente. Et c'est souvent – comme je l'explique dans mon livre (Guerres et Génocides au XXe siècle, éd. Odile Jacob) –, une guerre qui, par l'explosion de la violence qu'elle suscite, va fournir les conditions idéales pour qu'un ancien désir d'anéantissement d'un groupe se matérialise par un passage à l'acte.

Dorian ROQUE : Le fait que la CIJ ne reconnaisse pas la Serbie coupable de génocide pourrait-il être motivé, par exemple, par une possible et future intégration de Belgrade dans l'Union européenne ?

Yves Ternon : Je le répète, le texte publié par la CIJ n'est qu'un avis. Elle n'a pas pouvoir de jugement sur une personne. Donc sa réponse ambiguë sur la responsabilité de la Serbie montre que l'entrée éventuelle de ce pays dans l'Union européenne est liée à la remise au TPIY de Mladic.

Maja : Il me semble bien que ce fut le cas d'après tous les éléments utilisés au TPIY. Il n'y a pas eu seulement Srebrenica malheureusement...

Yves Ternon : J'ai précisé que Srebrenica était le pic de violence. A Srebrenica, Mladic a ordonné l'exécution de tous les hommes valides, et il a fait déporter hors du territoire serbe les femmes et les enfants. Dans de très nombreux autres cas, des massacres, des viols, des destructions entières de villages, voire de villes, ont eu lieu. Ils ont souvent été le fait de milices, en particulier des Tigres d'Arkan. Il n'y a pas là plan concerté pour détruire une population. On se retrouve donc dans la logique innombrable des crimes contre l'humanité. Je précise que la définition d'une incrimination ne concerne pas les souffrances des victimes. Il n'y a pas dans cette analyse la moindre idée de hiérarchiser les souffrances.

Bepadja : Qualifieriez-vous les violations des droits de l'homme au Darfour de génocide ? Le Soudan n'est pas signataire du traité instituant la Cour pénale internationale. Juridiquement, si les deux responsables inculpés étaient arrêtés à l'étranger, que se passerait-il ?

Yves Ternon : La question du Darfour est une urgence humanitaire. Un historien ne dispose pas des éléments suffisants pour qualifier formellement l'infraction criminelle. Néanmoins, toutes les informations dont on dispose convergent pour penser que le gouvernement du Soudan, surtout par l'intermédiaire des milices janjawids, est en train de programmer la destruction des populations du Darfour. Donc il faut considérer dans l'immédiat – et dans l'espoir vain d'imposer une intervention de l'ONU et de l'Union africaine au Soudan – qu'il s'agit d'un génocide.

Naaba : Pourquoi cette guerre aujourd'hui au Darfour ?

Yves Ternon : Il faut bien comprendre que la guerre au Darfour survient après la fin d'un très long conflit de trente ans qui opposait le Nord arabo-musulman au Sud chrétien et animiste. Cette guerre au Darfour est une guerre entre musulmans, et pour une part entre Arabes. Elle est liée au fait que cette région, qui a été jadis un royaume, bien avant que le Soudan ne soit un Etat, a toujours été délaissée par le gouvernement de Khartoum, et que s'est ébauché un mouvement d'indépendance, ou en tout cas de révolte, demandant une autonomie qui a été sauvagement réprimée. Mais la question du Darfour s'inscrit dans une logique beaucoup plus large, qui inclut la Libye, le Tchad, la République centrafricaine et le Soudan sud.

André : On parle d'imprescriptibilité du crime de génocide, selon une convention adoptée en 1968. Cela veut-il dire que l'on peut remonter jusqu'à la destruction des Etrusques par les Romains et aux autres crimes ? Et dans ce cas, qui est responsable ?

Yves Ternon : Il faut conserver une certaine modestie dans la possibilité qu'a l'historien d'analyser les événements très anciens. Il y a assez à faire avec le XXe siècle, voire avec le XIXe siècle colonialiste pour lancer des accusations contre des Etats. Pour ma part, comme historien du monde contemporain, je crois que l'on peut raisonnablement s'en tenir au XXe siècle, lutter contre les dénis intentionnels que constituent les négationnistes ; et si un jour tout est clarifié, il sera toujours temps de remonter un siècle en arrière et d'analyser les crimes contre l'humanité perpétrés en Afrique et en Asie par les nations européennes. Je précise que l'imprescriptibilité concerne et les crimes contre l'humanité et les génocides.

Marx : Certains cas de colonialisme peuvent-ils être qualifiés de génocide ?

Yves Ternon : Je pense que le cas le plus précis est celui du massacre des Hereros en 1904 dans l'Afrique du Sud-Ouest, aujourd'hui la Namibie, crimes perpétrés sur ordres du kaiser Guillaume II, par le général von Trotha. Cette population a été massacrée, et ensuite les survivants ont été placés dans des conditions telles qu'ils sont morts de faim ou de soif. Les autres cas, en particulier les monstrueux assassinats perpétrés au Congo lorsqu'il était la propriété du roi des Belges Léopold II, n'ont pas suffisamment été analysés par les historiens pour permettre de se prononcer sur un sujet aussi grave.

Maja : Comment l'organisation de camps de concentration où on exécute régulièrement des détenus torturés – les détenus étant tous les hommes, civils, bosniaques capturés –, comment cela peut-il ne pas correspondre à un plan méthodique d'exécution avec des bus pour les transports, des camions pour celui des cadavres finissant dans des charniers ?

Yves Ternon : Il s'agit évidemment d'actes génocidaires. Mais cela entre dans le cadre de ce que l'on a appelé le nettoyage ethnique, une formule qui vient justement d'être reprise par la CIJ alors qu'elle n'avait pas de base juridique. Je précise que dans le conflit qui a opposé trois des peuples de l'ex-Yougoslavie, c'est-à-dire les Serbes, les Croates, les Musulmans de Bosnie, des crimes ont été commis de chaque côté, en particulier par les Serbes et les Croates. Il ne faut pas oublier le terreau sur lequel s'est développé ce retour de la haine. La destruction, au cours de la seconde guerre mondiale, des Juifs, des Tziganes, des Serbes, par l'Etat croate d'Ante Pavelic, satellite des nazis.

Naaba : Un génocide est-il quelque chose d'inévitable ?

Yves Ternon : Non, un génocide n'est pas inévitable si l'on détecte la menace suffisamment tôt. Mais il est un moment où il le devient. Je prends pour exemple le génocide des Tutsis au Rwanda. Les alertes données en janvier 1994 par de nombreux observateurs, en particulier par le général canadien Dallaire, n'ont pas entraîné de réaction immédiate de l'ONU. C'était montrer aux futurs assassins qu'ils pouvaient tuer en toute impunité. Il y a donc un moment où la menace est dépassée, et c'est le cas au cours d'une guerre, que ce soit une guerre mondiale ou une guerre civile, car l'Etat criminel ne rencontre plus aucun obstacle pour perpétrer son crime.

Drac : Le XXe siècle a connu trois grands génocides : les Arméniens, les Juifs, les Tutsis. Aucun n'a pu être empêché. En Yougoslavie, ce sont des frappes militaires qui ont empêché les génocidaires de mener à bien leur projet. Aujourd'hui, le cas du Darfour pose une question : peut-on stopper un génocide autrement que par la force, étant donné que chaque seconde compte ?

Yves Ternon : On ne peut pas stopper un génocide autrement que par la force, à partir du moment où l'événement est en cours. On peut en effet surévaluer la menace, comme on l'a fait au Kosovo, et intervenir alors qu'il ne s'agissait pas réellement d'un génocide. C'est beaucoup moins grave que de laisser perpétrer un génocide. Aujourd'hui, la question est pour le Darfour : peut-on intervenir militairement sur le terrain contre le Soudan, qui dispose d'une armée qui écraserait les quelques milliers d'hommes que l'ONU pourrait dépêcher sur place ? Donc, c'est une question de rapports de force, et le gouvernement de Khartoum le sait bien. Seules des pressions économiques, venues en particulier de la Chine, pourraient faire changer d'avis le Soudan. Je précise qu'il ne s'agit en rien d'une question religieuse, car ce sont des musulmans qui assassinent des musulmans.

Naaba : Un Etat est-il donc toujours responsable d'un génocide ? Ne peut-il pas naître de la seule volonté d'un groupuscule ?

Pedro : Vous parlez d'Etat criminel, mais ne s'agit-il pas plutôt de régime criminel qui s'appuie sur un Etat pour commettre sa sale besogne ?

Yves Ternon : Au cours du XXe siècle, lorsqu'un génocide a été commis, dans les trois cas déjà cités – et on peut y ajouter le Cambodge et la famine en Ukraine –, c'est un Etat totalitaire, c'est-à-dire entièrement contrôlé par un régime politique nourri d'une idéologie, qui a perpétré un génocide. Il n'y a pas d'exemple contemporain qu'un groupuscule ait les moyens, à l'échelle d'une nation, de détruire un groupe humain disséminé dans cette nation, pour une raison simple : un génocide n'est possible qu'avec le consentement ou la participation de la population majoritaire. Cela n'exclut pas la menace réelle que des groupuscules, au XXIe siècle, soient suffisamment organisés pour perpétrer un génocide.

Aïsha : Croyez-vous qu'à terme, si la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux continue sur sa lancée, un acte génocidaire puisse être imputé à quelqu'un sur la base de la théorie de l'entreprise criminelle commune ?

Yves Ternon : L'expérience des génocides perpétrés au XXe siècle montre que ce crime ne peut naître que de la volonté d'un groupe, et non d'un individu. Dans le cas le plus extrême, si Hitler a décidé de la destruction des juifs, il n'a pu le faire qu'avec l'aide et l'assentiment, voire que sur la demande de nombreux collaborateurs nazis, et d'abord de la SS.

Naaba : Un génocide peut-il se produire en dehors d'une période de guerre, ou tout du moins de conflits ?

Naaba : Historiquement, le génocide a-t-il toujours existé ?

Béatrice : Quelles sont les principales difficultés auxquelles se heurte l'historien lorsqu'il travaille sur des génocides ?

Yves Ternon : Réponse à la 1re question : la guerre facilite la perpétration d'un génocide, mais elle n'est pas nécessaire à cette perpétration. Par contre, un génocide est perpétré, en général, dans un contexte ou de révolution ou de guerre, pendant ou après ces événements. Donc ce n'est pas la guerre qui fait le génocide, pas plus que la révolution, mais, à l'analyse, elles le facilitent.

Réponse à la 2e question : je crois que la réponse sur les génocides du passé demande un travail que seuls les historiens, en particulier de l'Antiquité, sont capables de faire. Plus on remonte dans le passé, plus on se situe dans des zones floues, où le mythe se substitue à la réalité historique. Donc je renvoie à l'étude cas par cas faite par les spécialistes.

Quant aux difficultés qui se présentent à l'historien qui étudie les génocides, elles sont doubles : la première est de se démarquer du droit, c'est-à-dire de la Convention de 1948, pour penser le génocide comme forme extrême du meurtre de masse. La seconde est simple : elle est liée à la documentation, à l'existence de cette documentation, et au libre accès pour les historiens à des archives.

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