Fiche du document numéro 9805

Num
9805
Date
Vendredi 16 janvier 2015
Amj
Taille
12115492
Titre
Muséographie et idéologie - Après deux visites, au Musée d'Aquitaine de Bordeaux, et à l'exposition « Haïti » du Grand Palais.
Mot-clé
Type
Langue
FR
Citation
Muséographie et idéologie
Après deux visites, au Musée d’Aquitaine de Bordeaux,
et à l’exposition « Haïti » du Grand Palais.
Un muséographe allemand écrivait: «Le musée doit atteindre le visiteur dans sa qualité
d'élément constitutif du peuple et de citoyen de l'État, avec le constant souci d'établir une
solide correspondance avec le présent» (Musées Fr.,1950, p.19).
(in http://www.cnrtl.fr/definition/muséographie)

I. Un musée au contenu bien ambigu.
Voilà bien ce que tente de réaliser le Musée d’Aquitaine à Bordeaux dans ses salles
consacrées à la traite négrière et à la Révolution à Saint-Domingue. Mais « atteindre le
visiteur dans sa qualité d’élément constitutif du peuple et de citoyen de l’État » qu’est-ce à
dire ? On le comprendra mieux à travers l’analyse de quelques « détails » révélateurs, si ce
n’est d’une propagande bien comprise et assumée, du moins de ce que les muséographes « en
solide correspondance avec le présent » ne sont pas à l’abri des influences idéologiques de
ceux qui, en cette bonne ville de Bordeaux, les ont employés.

Nous ne nous étendrons pas sur les nombreux passages des textes explicatifs qui parsèment le
parcours du visiteur et dont l’objet est à l’évidence de minimiser la part prise par Bordeaux
dans la traite négrière. Au-delà du ridicule qui fait penser à ces enfants de cours de récréation
qui, pour tenter de diminuer leur responsabilité après avoir fait une bêtise, lancent à
l’instituteur « c’est pas nous c’est les autres », les muséographes sont à l’évidence pris en
défaut de mensonge par omission. Il est bien précisé que la traite négrière ne représentait que
5% du trafic portuaire, que la ville s’est plus enrichie des produits issus des plantations
esclavagistes que de la traite elle-même. Mais plus que des pourcentages qui minimisent aux

yeux du visiteur la traite bordelaise vis-à-vis de celle de Nantes et de Liverpool, il était plus
parlant de citer des chiffres absolus comme ceux avancés par l’historien Eric Saugera1 :
Bordeaux avec 508 expéditions déporta entre 1672 et 1837 de l'ordre de 120 000 à 150 000
africains. De même il eût été honnête de préciser les sommes que les Bordelais ou Aquitains
des environs ont reçu de la Caisse des Dépôts et consignations au titre d’ayant droits des
anciennes propriétés qu’ils avaient possédées à Saint-Domingue. Nulle part n’apparaît dans ce
musée la moindre information sur cette manne, de 90 millions de francs (soit l’équivalent 21
milliards de dollars actuels) qui fut distribuée aux ayants droits, dont très nombreux étaient
des Bordelais ou Aquitains, et aux banques qui avaient avancé les fonds nécessaires au
paiement de la première échéance. Pourtant il était possible de le préciser dans la chronologie
intitulée « Les grandes dates de l’abolition ».

Il est indiqué à la date de 1825 : « Reconnaissance d’Haïti par la France ». N’aurait-il point
été plus honnête historiquement de préciser « … en échange du paiement d’une indemnité
de 90 millions de francs versée aux anciens colons » ?
Certains avancent que cette indemnité avait pour objet de dédommager les colons de la perte
de leur « terres », de leurs « plantations » et non de la perte de leur « esclaves ». C’est oublier
deux choses : la première est que l’indemnité a été calculée sur une évaluation du revenus des
propriétés et que donc, même s’il n’y avait officiellement plus d’esclaves en 1823, on ne peut
décemment évacuer que cette « valeur » marchande venait aussi d’une mise en valeur de ces
« plantations » par deux siècles de système esclavagiste ; la deuxième hypocrisie est
d’omettre que au bout du compte, dans les faits, ce sont bien les petits paysans haïtiens, donc
les anciens esclaves, qui tout au long du XIX siècle ont réellement payé pour dédommager
1

Bordeaux, port négrier : chronologie, économie, idéologie, xviie ‑ xixe siècles, Paris,
Karthala,‎ 1995, 382 p. (ISBN 2-84127-042-4)

leurs anciens maîtres, pour des propriétés dont l’esclavage de leurs ancêtres avait largement
contribué pendant deux siècles à augmenter les revenus et la valeur2. D’autant que, leurs
ancêtres esclaves privés de salaires pour leur travail, n’avaient pu léguer en héritage que leur
stricte misère.
Deuxième « détail » révélateur : la même chronologie, présentée aux visiteurs, indique qu’à la
date du 29 août 1793, ce furent « Les commissaires Sonthonax et Polverel (qui abolirent)
l’esclavage à Saint-Domingue ». C’est bien vite dit. Qui a été vraiment responsable de la
toute première « abolition » de l’esclavage proclamée à Saint-Domingue ? Quelles furent les
conditions qui la rendirent quasiment obligée ? Nulle part dans le musée ne sont apportées des
précisions là-dessus. Curieusement il n’est jamais dit que cette première abolition a été
obtenue avant tout par la révolte des esclaves eux-mêmes et que ceux-ci restaient la seule
force sur laquelle les commissaires pouvaient s’appuyer contre les ennemis de la République
et de la France. Même si la juxtaposition des documents et des dates laisse entendre qu’il
pourrait y avoir un lien entre les abolitions et ce qu’on appelle dans les explications fournies
au visiteur, « rébellions », « soulèvements » ou « insurrection des esclaves », ce n’est jamais
explicitement formulé. Ce « détail » nous paraît fondamental pour comprendre l’idéologie
sous-jacente, qu’elle soit consciente ou non. Plus on tait ou amoindrit le facteur politique qu’a
représenté la révolte des esclaves eux-mêmes plus on réduit, voire efface totalement, l’idée
que les esclaves furent les principaux artisans de leur libération. Si par ailleurs on valorise,
comme c’est le cas dans ces salles de ce musée, le rôle des « abolitionnistes » blancs, l’idée
qui en ressort dans l’esprit d’un visiteur non averti est que la Révolution française aurait
généreusement octroyé la liberté à ses esclaves des Antilles. Le document sur Brissot, ce
député girondin qui fonda la « Société des amis des noirs » et qui est proposé dans la partie
« Prise de conscience », participe à créer chez le visiteur une telle lecture des événements
favorable à l’image de ces seuls généreux « abolitionnistes ». Dans le texte d’apologie qui
accompagne la gravure représentant Brissot et probablement rédigé par le graveur Lavachez
lui-même, il est précisé:
« L’historien juste et courageux a des engagemens difficiles à prendre et à
tenir envers la mémoire de Brissot : il doit en dépit de toutes les préventions et
des calomnies de tous les partis, le proclamer homme de bien ; personne ne l’a
été davantage que lui. Son caractère était doux, ses mœurs simples, et sa
conduite fut celle d’un vrai philosophe. On n’aurait rien a lui reprocher s’il
n’avait émis, relativement à nos Colonies, les motions les plus funestes dans
leurs conséquences (*). »
L’astérisque renvoit à la note suivante de bas de page :
« On ne peut qu’applaudir sans doute aux idées philanthropiques qu’il publia
sur la liberté des noirs ; mais on doit regretter qu’on aie apporté trop de
précipitation à les réaliser, lorsqu’on se rappelle l’anarchie et les ravages de
nos plus belles possessions coloniales ».
L’apologie a ses limites3. L’argument de la « précipitation » est d’ailleurs repris par nombre
de documents présentés dans ce musée. Ce qui est conforme sans doute à la vérité historique :
2

« Aspects politiques et commerciaux de l’indemnisation haïtienne », Gusti Klara Gaillard-Pourchet,
in « Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802 », dir., Yves Benot et Marcel
Dorigny, page 236.
3
D’ailleurs ce commentaire sur Brissot lui donne une trop belle part dans la lutte pour l’abolition ; en
réalité « Brissot, fondateur de la Société des Amis des Noirs, député à la Législative, réclama la

la quasi-totalité des abolitionnistes étaient favorables à une abolition très progressive qui eût
le mérite à leurs yeux de ménager les intérêts des colons et marchands de la métropole. Ils
étaient bien conscients que les enjeux économiques étaient immenses. Rappelons que la
Société des Amis des Noirs elle-même, dans son « Adresse à l’Assemblée nationale » de
février 1790, se défendait clairement de réclamer l’abolition de l’esclavage4. Elle réclamait
seulement l’abolition de la traite, conformément au raisonnement britannique selon lequel la
traite était vulnérable et que l’esclavage finirait par disparaître une fois la traite négrière
éradiquée. Les esclaves ne l’entendirent point ainsi et se révoltèrent un an après cette adresse
de leur « défenseurs » blancs et éclairés, menant à bien leur combat pour la liberté et leur
indépendance, prouvant ainsi au monde entier et à la postérité qu’ils n’étaient pas si « abjects
et nuls » que cette société philanthrope le pensait pour justifier leur modération. Sonthonax
lui même, bien qu’il fût très proche d’une abolition immédiate en 1790, alors qu’il ne connaît
pas encore les colonies, semble avoir atténué son enthousiasme et sa « précipitation »
abolitionniste, comme l’atteste un document issu des Archives départementales de la Gironde,
où dans une lettre à Brissot, en date du 4 janvier 17935, Sonthonax se plaint de son isolement
face aux blancs de la colonie et à l’insurrection des noirs, mais aussi souligne les dangers d’un
affranchissement trop rapide. D’ailleurs l’historien Gabriel Debien a montré très tôt que
Sonthonax ne voulait établir qu’un régime de transition, de semi-liberté. Son problème était
de trouver le moyen de continuer à fixer les anciens esclaves sur les plantations où ils
travaillaient. Il envisageait le maintien de la structure hiérarchique des plantations. Il
s’agissait toujours de résoudre le même problème insoluble : déclarer les hommes libres tout
en les forçant au travail dont dépendait la vie de la colonie bloquée par la guerre. En réalité,
ce qui obligea Sonthonax à agir précipitamment, ce furent les circonstances et en premier lieu
répression de l’insurrection. Ce fut la fin de la Société des Amis des Noirs qui, discrètement, cessa
de se réunir. Les propositions de Brissot aboutirent au décret du 4 avril 1792, accordant l’égalité des
droits aux libres de couleur, dans le but de les réarmer pour activer la répression des esclaves insurgés.
Mais l’application de ce décret échappa à cette manipulation et ouvrit un tout autre processus. » in
http://revolution-francaise.net/editions/exposition_colonies1.pdf, Florence Gauthier.
4
« Nous ne demandons pas que vous restituiez aux Noirs français ces droits politiques, qui seuls,
cependant, attestent et maintiennent la dignité de l'homme ; nous ne demandons même pas leur
liberté. Non ; la calomnie, soudoyée sans doute par la cupidité des Armateurs, nous en a prêté le
dessein (…) Non, jamais une pareille idée n'est entrée dans nos esprits ; nous l’avons dit, imprimé dès
l’origine de notre Société, et nous le répétons, afin d’anéantir cette base, aveuglement adoptée par
toutes nos villes maritimes, base sur laquelle reposent presque toutes leurs adresses(2). (en note :
Elles réclament toutes contre l’affranchissement des Noirs, que personne ne demande ; elles injurient
les amis des Noirs qui ne le demandent point. (…) les Armateurs, qui, sachant combien la Traite est
odieuse, ont cherché à donner le change, et insinué, pour la sauver, qu’on vouloit rendre tout-à-coups
les Noirs libres, projet dont l’absurdité saute aux yeux.) L’affranchissement immédiat des Noirs serait
non seulement une opération fatale pour les Colonies ; ce serait même un présent funeste pour les
Noirs, dans l’état d’abjection et de nullité où la cupidité les a réduits. Ce serait abandonner à euxmêmes et sans secours des enfans au berceau, ou des êtres mutilés & impuissans. Il n’est donc pas
temps encore de la demander, cette liberté (…) nous demandons en un mot l’abolition de la Traite… »
Adresse à l'Assemblée nationale, pour l'abolition de la traite des Noirs, février 1790,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k417108/f5.image
5
« En provenance du legs Marcel Chatillon, aux Archives départementales de la Gironde, figure une
lettre de Sonthonax à Brissot, en date du 4 janvier 1793, où, tout en soulignant son isolement face aux
blancs de la colonie et à l’insurrection, il souligne les dangers d’un affranchissement subit. » in JeanClaude Halpern, « Léger-Félicité Sonthonax. La première abolition de l’esclavage. La Révolution
française et la Révolution de Saint-Domingue », Annales historiques de la Révolution française [En
ligne], 345 | juillet-septembre 2006, mis en ligne le 01 septembre 2009, consulté le 05 janvier 2015.
URL : http://ahrf.revues.org/727

le fait que les esclaves noirs révoltés tenaient tout l’arrière-pays du Cap. Or le commissaire
comprit que sans le ralliement de ceux-ci à son autorité, la colonie était perdue car les
Anglais et les Espagnols l’occupaient déjà en grande partie depuis l’exécution de Louis XVI
et la reprise de la guerre. Ils étaient d’autant plus menaçants qu’ils avaient le soutien des
colons blancs entraînés dans l’épreuve de force par le nouveau gouverneur royaliste Galbaud,
alors que les chefs des révoltés noirs eux-mêmes, dont Toussaint Louverture, le mieux
organisé, s’étaient mis très tactiquement au service du roi d’Espagne. Ce sont donc ces
circonstances catastrophiques pour le pouvoir central en France qui obligèrent Sonthonax à la
« précipitation », et à proclamer le 29 août 1793 l’abolition générale de l’esclavage6, tout en
prenant bien soin d’assortir cette abolition, pour les nouveaux affranchis qui ne combattraient
pas dans le camp républicain, du devoir de reprendre le travail sur les plantations. Le
caporalisme agraire institué par Toussaint en 1801 s’en inspirera.
De même pour la deuxième abolition, celle de la Convention cette fois-ci du 4 février, la
phrase indiquée dans le panneau « RÉVOLUTIONS ANTILLAISES » reste très ambiguë à ce
sujet : « Les soulèvements de Saint-Domingue en 1791 et 1793 poussent la Convention à
abolir l’esclavage ». Curieusement elle ne précise toujours pas que ces soulèvements furent
ceux des esclaves eux-mêmes et rien n’est dit clairement sur les raisons qui « poussèrent » la
Convention à cet acte « généreux », qui venait avec trois ans de retard sur la déclaration de
droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Ainsi, l’ensemble des documents présentés dans ce musée, tendent donc à relativiser, en le
minimisant, le rôle pourtant déterminant des révoltes serviles de la Caraïbe dans leur propre
libération, donnant le beau rôle à la générosité des métropolitains et à la France des Lumières.
Deuxième détails qui s’attaque au même tabou : comme on ne peut pas omettre complètement
les faits, car « ils sont têtus », il convient dès lors les pervertir. Ainsi, les muséographes
girondins ont choisi de montrer au visiteur, ce qui aurait été monstrueux dans la révolte des
esclaves. Ils ne peuvent nier que ces objectifs de libération ont été louables (cf. le panneau
« Prise de conscience ») mais ils insinuent que les moyens pour y parvenir auraient été
proprement inhumains.

6

Les esclaves révoltés et victorieux qui venaient de prendre Le Cap délibérèrent sur les modalités de
la liberté générale. Le 24 août, ils portèrent leur décision à Sonthonax qui s’y rallia le 29, suscitant la
rupture avec une partie des libres de couleur hostiles à l’abolition.

Cette insinuation prend dans ce musée la forme d’une curieuse gravure allemande de 1797, où
apparaît en son centre de composition et d’intensité dramatique la représentation d’un noir
crucifiant littéralement un bébé blanc sur une planche. La traduction du commentaire en
allemand de cette gravure est livrée telle quelle, sans aucun avertissement, ce qui renforce la
description des atrocités et fait passer la démarche des muséographes d’une insinuation à une
affirmation.

Le titre « Rébellion de Saint-Domingue de 1791 » proposé au visiteur impose cette vision
comme un fait et non comme de la propagande ou de l’exagération. Le document n’est ni
critiqué ni contextualisé. Il eût été plus proche de l’honnêteté intellectuelle que d’y apposer le
titre suivant « Exemple de propagande diabolisant les esclaves révoltés de Saint-Domingue ».
Interrogé sur cette gravure, son opportunité, et l’absence de présentation critique, un guide de
ce musée répondit « qu’il y avait des exagérations dans les deux camps ». On est bien là dans
une optique d’accusation en miroir. Certes les atrocités commises sur les plantations et
prévues par le système esclavagiste et le « code noir » sont présentées dans ce musée, dans les
salles consacrées à la vie des esclaves. De même une petite gravure illustre un « esclave
défendant son maître pendant la révolte de 1791 ». Mais cette « égalité » de traitement est
trompeuse. Ces derniers éléments ne sont pas à mettre sur le même plan. D’un côté on est en
présence d’une discipline cruelle, certes, mais il ne s’agit là que de ce qui peut apparaître
comme un mal nécessaire au bon fonctionnement économique de la plantation et de la
colonie, une « atrocité utilitaire ». Alors que la gravure allemande donne à voir une atrocité
gratuite – quel besoin l’esclave révolté aurait-il eut à crucifier un enfant blanc, si ce n’est par
pure vengeance inutile, proche de la bestialité, et une cruauté aux relents christiques évidents.
Ces esclaves révoltés apparaissent donc bien comme des antéchrists. Sauf certains qui
« sauvent leurs maîtres » ce qui pourrait laisser entendre que ceux-ci n’étaient pas si terribles
et inhumains. Accusation en miroir donc, mais en plus le miroir est déformé et partial : car
une réelle mise dos-à-dos des atrocités des deux camps aurait au moins nécessité que l’on mît
en parallèle cette gravure défavorable aux révoltés avec un document sur les atrocités
commises par les forces qui les combattaient. Or les documents proposés aux visiteurs sur
« l’expédition de Saint-Domingue 1801-1803 » ne représentent que des dessins d’uniformes,
d’un intérêt très relatif et qui prennent toute la place d’un pan de mur entier. Atrocités contre
atrocités, soit mais pourquoi les unes, celles des esclaves révoltés sont clairement mises en
évidence et non celles du corps expéditionnaires français ? Il y a là donc bien deux poids deux
mesures. Car absolument rien n’est dit ni montré par exemple sur les méthodes

exterminatrices de cette expédition Leclerc. Pourtant ce n’étaient pas les documents ni les
sources qui manquaient à ce sujet par exemple celui-ci où le général Rochambeau, successeur
de Leclerc à la tête des troupes françaises chargées par Napoléon Ier de rétablir son autorité et
l’esclavage à Saint-Domingue au général Ramel le 15 germinal 1803 (5 avril 1803) « Je vous
envoie, mon cher commandant, un détachement de cent cinquante hommes de la garde
nationale du Cap, commandés par M. Bari, il est suivi de vingt-huit chiens bouledogues. Ces
renforts vous mettront à même de terminer entièrement vos opérations. Je ne dois pas vous
laisser ignorer qu'il ne vous sera passé en compte aucune ration, ni dépense pour la
nourriture de ces chiens. Vous devez leur donner des nègres à manger. Je vous salue
affectueusement. »7
Ces chiens provenaient de La Havane où ils avaient été spécialement dressés par les colons
espagnols pour s'attaquer aux Noirs. Le général Ramel ajoute:
« Le capitaine général trouvait très déplacée ma répugnance à me servir des chiens, je ne pus
jamais lui faire entendre raison. »
Sans parler des nombreuses sources historiques qui prouvent de la part de l’expédition
Leclerc puis Rochambeau une réelle volonté et des pratiques d’extermination par noyade et
par gazage dans les cales des navires.
Si l’on reconnaît bien dans un texte proposé au visiteur que l’expédition Leclerc est « venue
également réimposer l’esclavage », on s’évertue d’abord à la justifier en pointant la
responsabilité de Toussaint Louverture dans toute cette histoire : « Maître de SaintDomingue, il élabora en 1801 une constitution par laquelle il tenta de se faire reconnaître
gouverneur à vie ce qui entraîna l’expédition Leclerc… »
Le musée justifie donc l’expédition Leclerc et traite par le silence le plus total, qui n’est en
fait qu’un gros mensonge par omission, les méthodes de guerre totale, quasi exterminatrice, et
les raisons profondes de l’échec de celle-ci. Il en va de l’honneur de la France. Il ne s’agit
plus ici de la cruauté des planteurs, mais de la politique de la France éternelle. Donc on la tait.
Voilà pourquoi, mise à part une courte mention dans la chronologie, aucun document
n’informe le visiteur sur la décision de Napoléon, alors Premier Consul, de rétablir
l’esclavage dans les colonies. De la même manière qu’elle fut également masquée aux anciens
esclaves par Leclerc, qui prétendait à son arrivée à Saint-Domingue, venir pour maintenir la
liberté. Pourtant cette décision, de l’aveu même de Napoléon, fut le résultat d’un gros travail
du groupe de pression des colons et des marchands, dont nombre devaient être des Bordelais.
Pourtant ce fut bien cette décision bien imprudente qui précipita la « perle de l’empire » vers
l’indépendance et qui priva alors en grande partie Bordeaux de sa prospérité. Les édiles de la
ville devraient s’en souvenir. Cela méritait une place dans le Musée de l’Aquitaine. Car
l’expédition Leclerc fut d’abord un succès : les généraux de Toussaint l’abandonnèrent et se
rallièrent aux sirènes métropolitaines et mensongères qui leur promettaient le maintien dans
leurs grades et celui de la liberté. Ce ne fut que lorsque la nouvelle du rétablissement effectif
de l’esclavage à la Guadeloupe parvint à Saint-Domingue que la force noire et libre ne fit
qu’une bouchée de l’expédition Leclerc ; une fois les masques tombés, celle-ci se révélait être
une entreprise de rétablissement esclavagiste, ce que Toussaint avait pourtant bien entrevu et
prévenu. D’ailleurs un document présenté dans une vitrine du musée le confirme. L’auteur
n’est pas n’importe qui, mais le premier responsable de cette catastrophe, Napoléon luimême. Un exemplaire du Mémorial de Sainte-Hélène est ouvert pour le visiteur aux pages
686-687. On peut y lire ce célèbre passage où Napoléon semble regretter sa décision :
« C’était une grande faute que d’avoir voulu la soumettre par la force ; je devais me
contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint. La paix n’était pas encore assez
7

Victor Schoelcher, Vie de Toussaint Louverture, Ollendorf, 1889, Karthala, page 373.

établie avec l’Angleterre. Les richesses territoriales que j’eusse acquises en la soumettant
n’auraient enrichi que nos ennemis. » L’Empereur avait d’autant plus à se reprocher cette
faute qu’il l’avait vue et qu’elle était contre son inclination. Il n’avait fait que céder à
l’opinion du Conseil d’Etat et à celle de ses ministres, entraînés par les criailleries des
colons, qui formaient à Paris un gros parti et qui, de plus, observait-il, étaient presque tous
royalistes et vendus à la faction anglaise.
Ce qui se cache en fait dans les « instruction secrètes » que le premier consul avait données à
Leclerc, et dont il se plaint ici qu’il ne les ait pas suivies, c’était le rétablissement de
l’esclavage. Sans la moindre explication à ce sujet, bien des visiteurs non-avertis ne pourront
connaître la vérité historique à ce sujet.
Il en va de même pour la façon très approximative dont on traite le personnage de Toussaint
Louverture. La notice qui présente son portrait (d’ailleurs pas le plus ressemblant selon
l’étude fine et précise de l’historien Jacques de Cauna8) affirme qu’il « se rallia à la France
après l’abolition de l’esclavage de 1794 ». On eût pu préciser qu’il se rallia certes mais après
avoir manœuvré très intelligemment et efficacement pour que d’abord Sonthonax, puis la
Convention, abolissent l’esclavage de façon générale, alors que les autres chefs révoltés se
seraient accommodés d’une abolition partielle et nominative. Le visiteur du musée aurait pu
alors mieux comprendre le sens du verbe « pousser » utilisé dans la notice déjà citée plus
haut, « Les soulèvements de Saint-Domingue en 1791 et 1793 poussent la Convention à
abolir l’esclavage ». Les « soulèvements » certes, mais aussi et de façon déterminante
l’habileté de Toussaint.
Puis la notice sur Toussaint assène : « Vaincu, il mourut en captivité au Fort de Joux en
1803 ». Les muséographes auraient pu déjà préciser qu’il « mourut en captivité » certes, mais
sans avoir été entendu ni jugé, et de mauvais traitements manifestes : « La composition des
nègres ne ressemblant en rien à celle des Européens, je me dispense de lui donner ni médecin
ni chirurgien qui lui serait inutile », rapporta Baille, son geôlier, le 30 octobre. Voilà ce qui
s’apparente plus à un assassinat et qui méritait d’être rappelé au visiteur du musée.
Mais Toussaint a-t-il été vraiment « vaincu » ? Tous les historiens s’entendent à reconnaître
qu’en effet, après un mois de guerre, Toussaint était en mauvaise posture, mais non
« vaincu ». Tous précisent que lorsque Toussaint accepte la proposition de Leclerc, il
s’agissait dans son esprit d’une trêve9, qu’il espérait mettre à profit pour continuer la lutte.
D’ailleurs il avait bien pris soin que les troupes de Dessalines et de Christophe, qui furent
maintenues dans leurs grades de généraux, ne soient pas désarmées. De même, le pourtant très
prudent Toussaint se rend dans le guet-apens que lui tend Leclerc. Pour de nombreux
historiens, il s’agirait de la part de Toussaint d’un véritable sacrifice qui devait permettre à
terme de faire tomber les masques et de révéler la réelle stratégie de rétablissement
esclavagiste jusque-là cachée aux masses noires par les écrans de fumées, les promesses
mensongères de Leclerc promettant « la paix et le bonheur ». Dessillées grâce à son sacrifice,
les masses noires reprendraient avec efficacité la lutte pour leur liberté. Et ce fut en effet ce
qui se produisit. Plutôt que d’affirmer sans précaution que Toussaint avait été « vaincu », les
muséographes auraient été plus proches de la vérité historique en rédigeant leur notice ainsi :
« Alors que l’expédition Leclerc semblait l’emporter, grâce au fait que sa mission de
rétablissement de l’esclavage était cachée, Toussaint accepta de signer une trêve. » À quoi il
8

Jacques de Cauna, « Toussaint Louverture, le grand précurseur », Édition du Sud-Ouest,
2012, p 23.
9
id., page 255 : « Toussaint mis hors la loi depuis le 17 février par un arrêté de Leclerc
comprend, sans avoir été vraiment vaincu, qu’une trêve est nécessaire… »

eût fallu ajouter pour la compréhension : « Mais Leclerc fit arrêter Toussaint dans un guetapens ».
Or, curieusement c’est bien cette dernière information qui est totalement absente du musée.
Non seulement elle n’est pas livrée au visiteur, mais celui-ci sera bien en mal d’y comprendre
quelque chose, tant les documents qui lui sont fournis sur ce « détail » sont ambigus. Le
premier est la fameuse lithographie de Villain, réalisée en 1822, et qui vante en image et dans
son texte la force de caractère de Toussaint Louverture mise au service de ses principes,
lorsqu’il refusa de céder au chantage peu glorieux que lui soumirent Bonaparte et Leclerc.

Ceux-ci utilisèrent les fils de Toussaint Louverture, Isaac et Placide, qui faisaient leurs études
en France10 et qui furent envoyés à Saint-Domingue en même temps que l’expédition Leclerc,
pour exercer une pression affective sur leur père afin qu’il acceptât de se soumettre. Toussaint
« comprit qu’on lui offrait ses fils comme prix de sa capitulation »11 mais préféra rester fidèle
à la défense de la liberté des anciens esclaves qu’il savait pertinemment bien mise en danger
10

Depuis la proposition du Directoire et de leur Commissaire Sonthonax à Saint-Domingue,
faite en mai 1796, de prendre soin de l’éducation des enfants « noirs » aux frais de la
République. Voir Roussier Michel, « L'Education des enfants de Toussaint Louverture et
l'Institution nationale des colonies. » In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 64,
n°236, 3e trimestre 1977. pp. 308-349.
11
CLR James ; « Les Jacobins noirs », Éditions caribéennes, 1984, p.269

par l’expédition. C’est ce qu’exprime la légende de la lithographie : « Le Gal ToussaintLouverture, à qui le Gal Leclerc avait envoyé ses enfants pour tacher par là de l’engager à
déserter la cause des noirs, les renvoie après les avoir embrassés. Les sollicitations de sa
femme et de ses enfants ne peuvent le faire changer de résolution et il s’éloigne d’eux en
disant au Gouverneur de ses enfants, qui les lui avait amenés : Reprenez mes enfants,
puisqu’il le faut. Je veux être fidèle à mes frères et à mon Dieu ». Cependant les
muséographes présentent ce document sous le titre de « Capture du général ToussaintLouverture », ce qui est doublement faux. Ce marchandage raté a eu lieu en février 1802
alors que la « capture » de Toussaint date du 7 juin 1802. Ce n’est pas ce marchandage qui
permit de faire arrêter Toussaint Louverture mais la double décision de Toussaint d’accepter
une trêve et de se rendre à l’invitation de Leclerc pour en négocier certaines dispositions. Le
terme de « capture » est d’ailleurs connoté car il s’agit, en terme juridique, d’une « action
d'arrêter une personne pour un délit criminel ou politique, sur ordre de la justice »12. En fait
il s’agissait d’un véritable guet-apens. Or le deuxième document proposé au visiteur, sensé
illustrer cette « capture » ou plutôt forfaiture, présente la rencontre entre Toussaint et le
général Brunet de la façon la plus anodine.

On y voit les deux hommes qui s’échangent cordialement un document, mais absolument
aucune trace du guet-apens et de l’arrestation violente dont fut victime le général noir. Le titre
donné au document « Toussaint-Louverture et le Général Brunet » ne laisse rien entendre de
ce qui s’est réellement passé. Son absence totale de commentaire ou d’explication va dans le
même sens. Pourquoi un tel silence, une telle omission, un tel flou dans le choix et la
présentation des documents ? Il n’y a pas d’autre explication que la volonté de masquer au
visiteur le fait que le souvenir de cette arrestation n’est pas du tout à l’avantage des autorités
consulaires et de Bonaparte. Non pas « capture » mais traquenard, manquement à la parole
donnée, trahison de la confiance d’autrui, en un mot, forfaiture. Quand on sait que Toussaint
ne sera jamais jugé et qu’il ne pourra jamais se faire entendre et s’expliquer auprès des
autorités, qu’il mourra dans son cachot du Fort de Joux en partie des suites des mauvais
traitements volontaires (absence de soin) de la part de ses geôliers, il n’y a là pas de quoi être
12

http://www.cnrtl.fr/definition/capture

fier. Voilà pourquoi sans doute les muséographes, derrière ces documents bien ambigus
proposés au visiteur, en masquent la réalité historique.
On constate à travers l’analyse de ces détails que tous vont dans le même sens. Minimiser les
éléments qui pourraient donner de la France une mauvaise image. On a été obligé d’accepter
que ce musée, à la gloire historique de Bordeaux, consacre quelques salles à l’esclavage.
Certes ces salles parfois apportent des informations correctes sur les conditions de la traite et
du travail sur les plantations. Mais cela concerne d’abord les responsabilités des négriers et
des planteurs. Dès qu’on effleure les responsabilités de la France comme entité étatique et
politique on est beaucoup moins explicite. Le « Code noir » défini par notre Roi Soleil et son
ministre Colbert est très rarement évoqué. Et l’on a tout fait pour que, ce qui pourrait écorner
l’image de la France, soit au maximum omis ou flouté. On peut nous rétorquer qu’un musée
n’a pas vocation à être un livre d’histoire. Mais peut-on accepter qu’il soit, même de façon
très habile et sournoise, un instrument de propagande au service de l’image d’une France qui
masque ses crimes. Mais c’est bien cela peut-être que le dictionnaire laisse entendre en
proposant cette citation : «Le musée doit atteindre le visiteur dans sa qualité d'élément
constitutif du peuple et de citoyen de l'État, avec le constant souci d'établir une solide
correspondance
avec
le
présent».
On comprend bien que le visiteur est un « élément constitutif du peuple et de citoyen de
l’État » et traité comme tel. Cet « État » prend soin de son image passée et se doit en
conséquence de masquer ses crimes. Car il s’agit pour lui de promouvoir son image présente,
et le musée, qui a « le constant souci d'établir une solide correspondance avec le présent»,
participe à cette promotion.

II. Une bien curieuse exposition sur « Haïti » au Grand Palais.
On peut d’ailleurs étendre cette réflexion en y intégrant ce que révèle la dernière exposition
sur Haïti au Grand Palais. Voici une tentative fort louable et ambitieuse dans son titre, « Deux
siècles de création artistique » dont les organisateurs paraissent si fiers : « L’exposition, la
première sur le sujet, propose de découvrir l’extraordinaire richesse de la création
artistique haïtienne : elle n’a cessé de jaillir au coeur du destin tourmenté de la première
République noire… »
Or il y a un gouffre entre les bonnes intentions et la réalité. Car le visiteur de l’exposition ne
saura strictement rien de ce « cœur du destin tourmenté de la première République
noire… ». Curieuse exception où, contrairement à ce que se passe en général dans les autres
expositions où sont toujours contextualisées les œuvres présentées, les organisateurs de
l’exposition Haïti n’ont pas cru nécessaire d’éclairer le présent par le passé, même si ce
« présent » comme l’indique le titre s’étale sur « deux siècles ». Ce parti pris est d’emblée
justifié par le texte introductif à l’entrée de l’exposition. « Cette exposition a pour objectif de
restituer au plus près l’extraordinaire vitalité et la permanente créativité des artistes haïtiens
sur une période allant du XIX siècle à nos jours. Construite sur une approche rhizomique
laissant la liberté aux créateurs contemporains d’entrer en résonance avec des œuvres
majeures du patrimoine haïtien, l’exposition n’aborde pas d’une manière chronologique les
courants artistiques qui jalonnent l’histoire de la création haïtienne, mais établit un dialogue
et une rencontre entre les œuvre contemporaines, modernes et anciennes.
Le cheminement, qui tend à renforcer le propos général de l’exposition en une libre
circulation plutôt qu’en un parcours didactique, laisse toute sa place à la densité
chromatique des peintures, sculptures, dessins, installations et vidéos. »

Donc plus rhizomique que chronologique, plus déambulatoire que didactique. Pourquoi pas,
pourrions-nous dire, si derrière chaque choix qui préside à la présentation de quoi que ce soit
à un public ne se cachait inévitablement une tendance idéologique consciente ou pas. Or
l’abandon revendiqué du chronologique permet de rendre l’histoire proprement illisible et
l’abandon du didactique rend toute tentative de réflexion sur les origines historiques de tout
art quel qu’il soit, et de celui-là en particulier, totalement inopérante. Mais toute matière a
peur du vide et l’idéologie se love immanquablement dans les silences volontaires ou non du
discours.
Ainsi, comme dans le Musée de l’Aquitaine, les esclaves révoltés sont-ils totalement exclus
de leur histoire et de leur art. Le texte présentant la partie sur les « Chefs » qui prétend « se
pencher sur la construction d’une identité à travers la représentation des figures du pouvoir
politique et intellectuel haïtien », évoque en ces termes l’abolition de l’esclavage : « …(le
tableau du) député Jean-Baptiste Belley, envoyé à Paris, en 1793, pour faire ratifier par la
Convention nationale le décret d’affranchissement général des esclaves pris par LégerFélicité Sonthonax à Saint-Domingue. » Logique, pourrait-on dire puisque le parti pris, tout à
fait révélateur d’une idéologie élitiste, d’une histoire des grands hommes, est de valoriser le
rôle du « chef » dans « la construction d’une identité ». Mais force est de constater que cet
évacuation de l’esclave révolté, premier artisan de sa libération (et de son identité), est une
tendance récurrente. Ce qui permet en outre de mentir par omission en laissant entendre, au
visiteur de l’exposition qui n’est pas, a priori, un spécialiste de l’histoire coloniale ni de la
Révolution, que ce fut bien Sonthonax, donc un blanc représentant du pouvoir central,
l’initiateur et l’artisan principal de « l’affranchissement ». Comme dans le Musée de
Bordeaux, on retrouve cette très nette propension à valoriser le rôle des abolitionnistes
métropolitains, enfants chéris de nos Lumières. Cela permet, in extremis, et en dénaturant les
faits historiques, d’offrir au visiteur non averti l’image d’une France révolutionnaire qui aurait
eu le génie libérateur et qui aurait donné de son propre chef la liberté aux esclaves. On sait
que la vérité historique est tout autre. Marcel Dorigny écrivait en préface du livre de Carolyn
Fick, récemment traduite en français : « Ces abolitions de l’esclavage proclamées sur place
(celles de Sonthonax et Polverel) étaient parfaitement illégales au regard des pouvoirs remis
aux deux commissaires civils qui étaient uniquement chargés de faire appliquer la loi du 4
avril 1792 proclamant l’égalité des droits civiques pour les libres de couleur13. Mais c’était
la seule réponse possible aux rapports de forces qui s’étaient instaurés au sein de la colonie,
après deux années d’insurrection des Noirs. Ainsi le vote du décret de la Convention
nationale le 16 pluviôse an II (4 février 1794) abolissant l’esclavage sans condition fut-il la
conséquence de la victoire des insurgés, non d’une décision « spontanée » de la Convention
elle-même (…) ; il ne faisait que légaliser un état de fait qui ne devait rien à la Convention.
C’était appliquer aux esclaves –sous la contrainte des événements- les principes de 1789. »
Pourquoi donc tant de permanence à masquer ce fait historique indubitable ? Que ce
gommage soit volontaire ou non, ne change rien à l’affaire : le résultat sur le visiteur est le
même, et c’est cela qui nous importe, la mise en condition idéologique du visiteur-citoyen.
Pourquoi donc une telle constance dans l’omission, dans la dénaturation de l’histoire, que ce
soit au Musée de l’Aquitaine à Bordeaux, au Grand Palais, et il n’est pas inutile de le rappeler,
13

C’est-à-dire des noirs ou des mulâtres qui étaient déjà libres ou affranchis par leurs maîtres
à ce moment-là, et dont faisaient partie Jean-Baptiste Belley et Toussaint Louverture. Il ne
s’agissait d’ailleurs aucunement d’abolition de l’esclavage, que d’ailleurs même la Société
des Amis des Noirs affirmait haut et fort ne pas prétendre réclamer.

dans la plupart des manuels scolaires ? Serait-ce à mettre en relation avec « le constant souci
d'établir une solide correspondance avec le présent » de notre citation de préambule ?
L’idéologie n’a en fait de sens et de fonction que dans son impact sur les esprits ici et
maintenant, surtout quand elle est « dominante ». Et elle domine parce qu’elle répond aux
besoins politiques du moment. Il serait trop long et difficile de suivre par quels canaux elle
parvient à s’exprimer dans les musées et les expositions. La formation ou le formatage
historique des muséographes et organisateurs d’exposition doit y être pour quelque chose. La
non-formation plutôt, car en l’occurrence l’histoire de l’esclavage et de son abolition a
toujours été réduite au minimum dans les cursus et programmes de lycée et d’université.
Deux exemples tirés du contenu de cette exposition sont tout à fait révélateurs à cet égard. Il
convenait en effet de présenter le portrait en pied d’un des héros haïtiens de la Révolution.,
celui de Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue, peint par Anne-Louis Girodet de
Roucy. Au-delà de la qualité picturale de l’œuvre et du fait que son thème est « dans le
sujet », il est curieux qu’elle ait été intégrée à cette exposition vu que son auteur n’est en rien
haïtien. Mais le plus révélateur réside dans le fait que rien n’est dit sur le parcours historique
du personnage de ce tableau. Cela aurait été pourtant bien utile à la compréhension du
traumatisme très profond qui perdure depuis cette époque dans l’âme haïtienne dans sa
relation à la France et qui peut expliquer le sens de bien des œuvres exposées au Grand Palais.
Car ce Français, fidèle parmi les fidèles au pouvoir exécutif fut sacrifié honteusement en fin
de course. Belley, ancien esclave à Saint-Domingue, affranchi grâce à son service dans
l’armée pendant la guerre d’indépendance américaine, combattit fidèlement du côté des
commissaires civils Sonthonax et Poverel, contre les colons blancs. Ce qui lui valut d’être élu
premier député noir de Saint-Domingue, envoyé à la Convention pour inciter l’Assemblée à
valider l’abolition de l’esclavage déjà décrétée à Saint-Domingue par les commissaires civiles
sous la pression de la révolte des esclaves. Bien que très méfiant des groupes de pressions
colons et esclavagiste, Belley reste fidèle au pouvoir central, au point que, partisan de la
fermeté face aux menées autonomistes de Toussaint-Louverture à Saint-Domingue, Belley
conseille l’intervention militaire à Bonaparte. Le Consulat le charge d’y réorganiser la
gendarmerie nationale. Il prend part à l’expédition Leclerc de 1802 et débarque au Cap, le 11
février. Mais son sort était déjà scellé avant son embarquement par ces instructions secrètes
élaborées sous les ordres directs du Premier Consul, dès le 31 octobre 1801, et remises au
chef de l’expédition, le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte. L’une d’elles concerne
directement Belley sans le nommer : « On réorganisera la gendarmerie. Ne pas souffrir
qu'aucun Noir ayant eu le grade au-dessus de capitaine reste dans l'île ». Il fut donc arrêté
arbitrairement et dans le secret le plus total le 12 avril 1802, et déporté en Bretagne, à BelleIle-en-mer. Voilà comment Bonaparte traitait ses plus fidèles soutiens. En l’occurrence celuilà avait le défaut irrémédiable d’être noir ! Il eût été simplement honnête mais aussi opératoire
du point de vue de la compréhension du visiteur de lui indiquer cette précision. Elle lui aurait
peut-être permis de mieux comprendre en profondeur l’âme de ce peuple qui crut un instant à
la grandeur de la France des Lumières et qui fut aussitôt trahi de la sorte, de la plus éhontée et
perverse des façons, par leur prétendus « libérateurs ». L’âme d’un peuple déchirée devant cet
idéal de justice et d’humanité sans cesse repoussé et hors de portée, tel qu’il apparaît avec une
éclatante vérité dans le tableau de Jean-Michel Basquiat, « She Installs Confidence and Picks
Up His Brain Like a Salad » .

« Basquiat a beaucoup voyagé, mais n’est jamais allé en Haïti. Fondamentalement newyorkais, Haïti se l’est approprié parce qu’il a su appréhender les questions identitaires en
intégrant dans son travail des symboles de l’histoire haïtienne » nous apprend le texte
expliquant le « tête-à-tête » proposé par les organisateurs entre Basquiat et Télémaque.
Dommage que l’absence de didactique au profit de l’approche rhizomique ne permettent pas
d’appréhender de quels « symboles de l’histoire haïtienne » il s’agit.
Une deuxième œuvre est particulièrement troublante et symptomatique. Il s’agit d’un portrait
de Toussaint Louverture réalisé par Édouard Goldam au début du XX ème siècle.

Le dépliant et le texte sur les « Chefs » assurent que ce peintre « renvoie l’image valorisante
d’hommes fiers en réaction à la propagande raciste de l’époque ». Mais le visiteur n’en saura
pas plus. Pourtant le texte manuscrit, probablement inscrit par le peintre lui-même, au-dessous
du portrait, aurait mérité quelques éclaircissements et explications. Le voici :

« Toussaint expira sur un roc glacé du Jura, + lui devait mourir un jour sur un rocher
brûlant de l’Atlantique, en face de ces peuples noirs de l’Afrique, qu’il assimilait à la
brute. C’est presque une expiation……………… À 54 ans, il était encore esclave ; la
servitude dans lesquels il était plongé depuis sa naissance n’avait pu éteindre en lui les
germes d’un profond génie (?) »
Le texte commence et se termine par une louange de Toussaint. À noter au passage qu’elle
correspond à une idéologie haïtienne – prolongeant la propagande louverturienne d’origine,
qui avait longtemps masqué le fait que Toussaint n’était plus esclave au moment où il entre
dans l’histoire de la Révolution : il avait été affranchi dès 1776. Mais le plus remarquable et
mystérieux dans ce commentaire du portrait est la partie centrale qui se situe entre une
curieuse petite croix et de très longs points de suspension. À l’évidence il n’est plus question
du héros représenté dans la peinture, mais d’une allusion à quelqu’un, « lui », dont l’identité
n’est pas précisée mais dont le nom a été remplacé par cette petite croix. Or ce rocher brûlant
de l’Atlantique ne peut-être que celui de Sainte-Hélène ; le racisme bien connu de celui qui
assimilait les peuples noirs d’Afrique à la brute ne peut être que celui bien connu de
Bonaparte ; le terme d’expiation ne peut correspondre qu’à celle de Napoléon qui connut à
peu près le même sort humiliant qu’il avait fait subir de façon injuste et illégitime à Toussaint
Louverture.
Il est intéressant et peut-être aussi tout à fait significatif que l’auteur de ce petit commentaire
traite Napoléon, l’assassin du héros national haïtien, par le mépris d’une allusion où son nom
n’est même plus digne d’être inscrit ou prononcé. Il y avait là une raison supplémentaire et
une très bonne occasion pour les organisateurs de cette exposition d’y attirer l’attention du
visiteur et au moins de susciter sa réflexion sur cette relation entre « l’extraordinaire richesse
de la création artistique haïtienne » et le « coeur du destin tourmenté de la première
République noire… » dont l’introduction à cette exposition affirmait qu’elle n’avait cessé de
jaillir. À la place, le visiteur n’aura droit qu’au mépris de son intelligence.
Il faut attendre la sortie de l’exposition pour que la « boutique » propose des ouvrages
d’histoire qui pourraient éclairer ce qu’on vient de voir. Et parmi ces livres, oh surprise, celui
de Carolyn Fick, Haïti, naissance d’une nation. La révolution de Saint-Domingue vue d’en
bas. Marcel Dorigny explique dans la préface pourquoi cet ouvrage pourtant remarquable,
d’abord écrit en anglais et cinq fois édité à l’étranger, ne reçut jamais aucune aide à la
traduction ni des éditeurs français ni de la Commission de préparation du bicentenaire de

l’indépendance d’Haïti qui, paraît-il, avait d’autres priorités : cet auteur a en effet pris le parti
de décrire cette révolution vue du « côté des esclaves », réduisant ainsi de fait le rôle de nos
abolitionnistes nationaux dont on est si fier.

III. Au service de quelle idéologie ?
Quoi qu’il en soit l’idéologie qui transpire au Musée d’Aquitaine et dans l’exposition
« Haïti » du Grand Palais est curieusement conforme aux discours et aux décisions politiques
du moment. L’État français, qui pourtant maître des programmes scolaires avait laissé jusqu’à
très récemment dans l’ombre la plus totale cette histoire de l’esclavage et des soubresauts de
son abolition, a opéré une sorte de virage depuis une quinzaine d’année. Les raisons en sont
sans doute complexes et les examiner demanderait une étude plus poussée. Rappelons
simplement que les débuts de ce processus de prise de conscience collective et mémorielle
furent timides. L’origine est à rechercher d’abord dans les milieux universitaires des années
soixante où après le choc de la guerre d’Algérie, des chercheurs se penchent de plus en plus
sur la face sombre de l’histoire coloniale française. L’intérêt pour cette histoire peut aussi
avoir des causes sociales et politiques: à l’intérieur, la société française comprend qu’il faudra
gérer les enjeux de sa composition diverse et que de nombreux descendants d’esclaves, en
outre-mer et en métropole, ont besoin d’être mieux rattachés au tronc commun républicain ; à
l’extérieur la défense de l’influence française, notamment en Afrique et en Amériques, qui
passe par le renforcement de la francophonie, nécessite une mobilisation de l’État et de tous
ses atouts en la matière. Revaloriser l’image d’une France qui, certes reconnaît sa
participation à la traite et à l’esclavage, mais surtout aurait pris jusqu’à nos jours la tête d’un
mouvement d’émancipation à caractère universel, semble donc de première importance.
Rejoignant les efforts des historiens, l’État commence alors à vouloir encadrer cet enjeu
mémoriel.
En 1983 la loi n° 83-550 du 30 juin avait prévu que la commémoration de l'abolition de
l'esclavage par la République française ferait l'objet d'une journée fériée dans les
départements d’Outre-mer et que, le 27 avril de chaque année, une heure devra être consacrée
dans toutes les écoles primaires, les collèges et les lycées de la République à une réflexion sur
l'esclavage et son abolition. À l’Assemblée Nationale Aimé Césaire concluait son discours
favorable à cette loi par ces mots : « Elle permettra aux Antillais et aux Réunionnais de
prendre une plus claire conscience de leur passé d’être ainsi mieux à même de préparer leur
avenir. Elle permettra à tous de se rappeler que le combat, le séculaire combat pour la
liberté, l’égalité et la fraternité, n’est jamais entièrement gagné et que c’est tous les jours
qu’il vaut la peine d’être livré ».
Puis le 31 mars 1998, une proposition de loi relative à la célébration de l'abolition de
l'esclavage en France métropolitaine déposé par le groupe communiste à l’Assemblée
nationale est rejetée, mais marque le début du processus qui mena à la loi Taubira. Le 22
décembre 1998, quelques mois donc après la proposition communiste, celle de Taubira et des
socialistes se termine par cette phrase symptomatique : « La France qui fut esclavagiste
avant d’être abolitionniste, patrie des droits de l’homme ternie par les ombres et les
« misères des Lumières », redonnera éclat et grandeur à son prestige aux yeux du monde
en s’inclinant la première devant la mémoire des victimes de ce crime orphelin ». On
notera bien qu’il s’agit de « redonner éclat et grandeur à son prestige aux yeux du monde ». Il
ne s’agit ni de contrition ni de repentance comme le rappelle le député-maire de Nantes : en

clair on ne va pas s’arrêter au constat désolant d’une France esclavagiste et qui même après la
déclaration des droits de l’homme de 89 n’abolit l’esclavage que sous la contrainte d’une
révolte victorieuse des esclaves de Saint-Domingue, qui le rétablit en 1802 pour satisfaire aux
intérêts des colons et des marchands, et qui ne l’abolira qu’en 1848 après qu’une bonne
vingtaine d’autres pays l’auront devancée. Il s’agit aussi et surtout de redorer l’image de la
France qui en a besoin pour défendre son influence sur la scène internationale. La proposition
des communistes insistait plus sur le fait qu’il « (convenait) aujourd'hui pour les pays qui ont
tiré profit de l'esclavage et du colonialisme - dont le nôtre - de contribuer à surmonter les
handicaps et les dégâts occasionnés par trois siècles de domination sous forme d'apport à
l'infrastructure et au transfert de technologies adaptées et à la formation pour assurer
l'indépendance alimentaire ainsi qu'à la mise en valeur des richesses et des potentialités de
chaque pays. »
Deux conceptions s’opposaient donc : dans quel sens devait-on commémorer et agir, dans
celui de la restauration de l’image de la France ou dans celui de réparations morales et
solidaires aux victimes, ou encore pour renforcer un combat plus universel et jamais définitif
pour les valeurs de liberté, égalité et fraternité comme l’indiquait Aimé Césaire ? Tel était
l’enjeu idéologique. La décision qui, en dernière instance, fit adopter la date du 10 mai pour
les « commémorations » de l’abolition de l’esclavage donne un premier indice sur laquelle de
ces deux conception l’a emporté ? Pourquoi cette date plutôt qu’une autre ? Pourquoi pas le 4
février 1794, jour où la Convention vota l’abolition de l’esclavage ? Pourquoi pas le 29 août
1793 où Sonthonax proclama de sa propre autorité l'abolition de l'esclavage après avoir le 21
juin 1793 promit la liberté aux esclaves noirs qui l’aideraient les armes à la mains à chasser le
gouverneurs royaliste Galbaud, propriétaire à Saint-Domingue, et qui avait le soutien de tous
les esclavagistes de l’île ?
Le choix de ces deux dates auraient eu sans doute l’inconvénient, pour les organisateurs de
commémorations mémorielles, de mettre trop en lumière – bien qu’en négatif, le
rétablissement de l’esclavage par notre héros national, Napoléon, qui alors Premier Consul
pris cette infâme décision en 1802. Commémorer l’abolition de l’esclavage soit, mais que cela
ne se fasse pas au détriment tout de même, de l’image sacrée de la France, pays « des droits
de l’homme ». Voilà pourquoi d’ailleurs, il est remarquable qu’à Nantes ne soit pas évoqué,
dans le Mémorial inauguré en 2013, ce rétablissement de l’esclavage. De même que la
rhétorique des orateurs qui se succèdent lors de ces commémorations permet curieusement de
toujours recouvrir d’un voile pudique ce rétablissement14. La multiplicité des « abolitions »
due à l’éparpillement des colonies et de leur différents rythmes dans le processus
abolitionniste, a également permis de justifier que l’on choisisse une date qui puisse convenir
à tous. D’où le choix du 10 mai, qui nous apparaît comme une belle pirouette idéologique de
dernière instance. La première justification de ce choix serait qu’il correspondrait au jour de
l’adoption à l’unanimité par le Sénat, en deuxième et dernière lecture de la loi de 2001
reconnaissant la traite et l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Comme le dit LouisSala-Molins interrogé par Peter Lema, «nous sommes dans une optique de célébration des
génies émancipateurs français et pas du tout dans une optique d’une mémoire sereine dans
laquelle on ferait non seulement une place à la France qui émancipe mais aussi et surtout à
la France qui légitime l’esclavage ». Ce que curieusement l’on commémore ici c’est le
« courage » de ces parlementaires métropolitains qui, plus de deux siècles après que les
esclaves se furent révoltés, reconnaissent enfin que « la traite et l’esclavage furent un crime ».
Belle autoglorification, reprise à l’époque par le président Chirac dans son allocution du 30
14

Voir ci-dessous, l’analyse du discours de Manuel Valls, du 10 mai 2014.

janvier 2006 : « Il faut le dire, avec fierté: depuis l'origine, la République est incompatible
avec l'esclavage. C'est dans cette tradition historique que s'est inscrite la représentation
nationale, lorsqu'en 2001, elle a fait de la France le premier pays au monde à inscrire, dans
la loi, la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité.15 » « Elle est
également le seul Etat à avoir décrété une journée nationale de commémoration » continue
fièrement le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage16.
Et comme pour répondre à l’avance d’une telle critique, ce Comité a eu la bonne idée (sans
doute servie par une bonne providence qui régit le hasard des dates) de découvrir que le 10
mai évoque également la déclaration de Delgrès en 1802. Quoiqu’on puisse penser du courage
de Delgrès en fin de parcours17, il n’est pas inutile de rappeler que ce militaire de carrière ne
fut jamais esclave, qu’il était métis, qu’il fit même partie d’une milice à la Guadeloupe qui,
comme toute milice, devait faire la chasse aux marrons et qui, s’il combattit en effet contre le
rétablissement de l’esclavage de 1802, n’eut pas un rôle de premier plan dans les premières
abolitions. Or c’est pourtant bien de celles-ci qu’il s’agit d’honorer la mémoire. Tout glorieux
qu’il fût Delgrès n’était donc point le personnage le plus représentatif.
Le tour de passe passe est donc réussi. Les héros du 10 mai sont des parlementaires
métropolitains et un métis qui n’a jamais été esclave. Le CNMHE les a habilement substitués
aux héros du 29 août 1793 que furent Sonthonax et surtout les esclaves noirs révoltés qui
furent les seuls à sauver alors la République à Saint-Domingue. L’UNESCO fut moins
ambiguë et plus proche de la vérité historique. Elle a initié en 1998 une "journée
internationale du souvenir de la traite et de son abolition" dont le choix de la date du 23
août nous semble bien plus conforme à la réalité historique : en effet elle correspond à ce
moment où commença, en 1791, la révolte des esclaves à Saint-Domingue, qui devait à terme,
au bout de trois ans de lutte, menée d’ailleurs très intelligemment par un de leur chef,
Toussaint Louverture, aboutir à la première abolition « forcée » de Sonthonax du 29 août
1793. Un telle date de commémoration rend en effet avec raison les honneurs aux premiers
intéressés. L’esclavage n’a pas été aboli grâce au génie émancipateur de la France des
Lumières. Sans minimiser le rôle de la Société des Amis des Noirs dans ce processus, il est
loin d’être le seul et le déterminant. Sinon, c’eût été dès le vote de la déclaration des droits de
l’homme, après l’article un qui déclarait que les hommes naissaient libres et égaux, qu’il eût
fallu qu’un deuxième article abolisse dans le même temps l’esclavage, sans tergiversations. 18
S’il y a eu tergiversation et volonté maintes fois répétée d’éviter la « précipitation » dans la
mise en application de ces principes, c’est bien que les « intérêts » étaient plus fort que ceuxci. Et que ces intérêts pouvaient toujours revenir en force, dès lors que le camp opposé,
favorable à l’application « précipitée » de ces principes, montraient quelques failles.
15

http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2014/03/27/25001-20140327ARTFIG00102-le-discours-dejacques-chirac-sur-l-esclavage.php
16
sur son site :
http://www.cnmhe.fr/spip.php?rubrique45
17

Héros de la lutte contre le rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe, auteur de la fameuse
proclamation « A l'Univers entier, le dernier cri de l'innocence et du désespoir » ; le 28 mai 1802,
Louis Delgrès et ses 300 compagnons se suicident à l'explosif plutôt que de se rendre aux forces
esclavagistes.
18
Tergiversations dues aux contradictions entre les principes et leurs applications comme le soulignait
Louis Sala-Molins dans « Le Code Noir ou le calvaire de Canaan », 1987 : « Disproportion flagrante
dans ces textes essentiels entre la grandeur des exposés théoriques et la pusillanimité de leurs
politiques ou pratiques, entre la grandiloquence des anathèmes au plan des principes, et les
tergiversations casuistiques dans les chuchotements des remèdes proposés au chancre immonde de
l’esclavage. »

L’histoire est bien un rapport de forces et n’est pas un chemin tranquille pavé de bonnes
intentions, qui d’ailleurs peuvent parfois mener à l’enfer.
Il suffit de relire les discours politiques d’aujourd’hui sur la question pour en avoir un début
d’explication, et le dernier en date est celui du premier ministre Manuel Valls lors de la
Journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition à Paris, le
10 mai 201419, qui fait curieusement écho à celui de Chirac dans une belle mélopée d’union
sacrée dans le déni historique. En voici quelques extraits choisis : « Et l'abolition, c'est notre
victoire, c'est la victoire de la République. Elle débute au coeur du Siècle des Lumières, avec
Condorcet, Diderot, Olympe de Gouges, plaidant pour la morale et l'humanisme ».
Discours qui commence donc par un mensonge historique. Double d’ailleurs, car non
seulement, nous l’avons vu, ce n’est pas la Convention qui a aboli « spontanément »
l’esclavage mais la victoire des insurgés noirs, et si notre ministre pense ici à la deuxième
abolition de 1848, pendant la deuxième République, la « victoire » des abolitionnistes avait
déjà eu lieu dans la très monarchiste Angleterre dès 1833. Puis l’esclavage est aboli au Pérou
en 1821, au Chili en 1823, au Costa Rica en 1824, puis la même année au Honduras, Panama,
Belize, Salvador, Guatemala, en Bolivie en 1826, au Mexique en 1829, en Uruguay en 1830,
au Nicaragua en 1838, en République dominicaine en 1844, en Tunisie en 1846, dans
l’Empire Ottoman en 1847, ces pays dont la plupart n’étaient pas des républiques et qui
pourtant nous ont devancé dans l’abolition. Outre cette vantardise mal placée, on comprend
peut-être mieux cet acharnement à remettre la France en tête de ce combat qu’elle a
complètement raté en inventant la commémoration du 10 mai. Les défenseurs de l’image de la
France ont repris la main. C’est bien la conception Taubira/socialiste qui l’a emporté. C’est un
peu tard, mais si cela fonctionne pourquoi pas. Encore faut-il ne pas trop s’embarrasser de
rigueur historique. Ainsi Monsieur Valls rajoute :
Elle se poursuit et s'accélère avec la Révolution, sur fond de révolte des esclaves à SaintDomingue, aujourd'hui Haïti. L'abbé Grégoire fit alors cette prophétie : «un jour, des députés
de couleur franchiront l'océan pour venir siéger ici». Ce présage, à l'époque insensé, est
aujourd'hui vérifié. Et c'est la grandeur de la France, sa fierté, d'avoir engagé ce mouvement
pour que dans nos assemblées locales, dans l'hémicycle, au gouvernement, des femmes, des
hommes, par leur visage, leurs nom et prénom, disent ce qu'est la France, son histoire, sa
diversité, sa force.
Certes, mais quelle est la fonction de cette curieuse expression « sur fond de révolte des
esclaves à Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti ». Cette « victoire » serait la « notre » car elle
serait celle des abolitionnistes républicains, qu’il faut donc dans le discours politique, et pour
la gloire de la France, toujours maintenir au premier plan de cette lutte. Mais pour cela faut-il
aussi reléguer les « esclaves révoltés » en arrière « fond », au mépris des faits historiques ? Ce
sont ces mêmes faits qui disparaissent aussi dans l’expression « Saint-Domingue, aujourd’hui
Haïti », réduits à une virgule, habile procédé rhétorique pour ne pas être conduit à rappeler
explicitement que c’est précisément cette lutte des esclaves révoltés contre l’esclavage à qui
la France de Napoléon avait voulu rétablir les fers en 1802 qui a mené, par la contrainte de
cette menace même, à l’indépendance d’Haïti, première leçon donnée au colonialisme
français qui l’oublia bien trop vite. Événement pourtant majeur puisqu’il représente la
première expérience de décolonisation ratée par la France, et malheureusement le prototype
19

http://www.gouvernement.fr/partage/937-discours-de-manuel-valls-lors-de-lacommemoration-de-l-abolition-contre-l-esclavage

de la décolonisation de son empire tout aussi catastrophique comme en Indochine et en
Algérie. Voilà sans doute, pourquoi le discours politique s’obstine par tous les moyens
rhétoriques la taire. Le but idéologique de ces commémorations n’est pas de dire les faits qui
pourraient éventuellement ternir l’image de la France mais bien au contraire de valoriser une
telle image. La crête est étroite, mais l’art rhétorique est fin. En voici la preuve : l’orateur
répète de nouveau le mensonge qui magnifie le pouvoir central :
« Une République qui, jeune et enthousiaste, le 4 février 1794, pour la première fois dans
l'histoire de l'humanité, a aboli l'esclavage, magnifique avancée offerte au monde entier, au
nom des valeurs universelles. »
Puis il s’évertue à masquer d’un voile pudique le fait que la France perd sa première place
dans l’histoire de l’abolitionnisme, lorsque Napoléon rétablit l’esclavage, dans l’intérêt des
colons et des marchands métropolitains, en 1802. En voici les procédés rhétoriques :
« L'histoire nous apprend cependant que les grandes idées peinent souvent à trouver leur
chemin. 1794 n'a pas suffi. La République dut recommencer, en 1848, avec Victor Schoelcher,
mais aussi - ne les oublions pas - Alexandre Ledru-Rollin ou Alphonse de Lamartine, toutes
ces consciences qui ont préparé ce grand moment où les chaînes ont été définitivement
brisées. »
« L’histoire nous apprend… » une magnifique synecdoque d’abstraction : l’histoire ne nous
apprend rien car elle n’est pas une entité indépendante ; elle est faite par des hommes, puis
écrite et diffusée enseignée aussi par des hommes ; «… que les grandes idées peinent souvent
à trouver leur chemin » : les grandes idées ne marchent pas toutes seules, elles sont le
produits de conflits d’intérêts bien compris et de rapports de forces ; elles sont « grandes »
parce que, à un moment donné, elles sont portées et défendues par des hommes qui les
rendront majoritaires et souvent en dépit d’intérêts très concrets au services desquels d’autres
hommes (ou parfois les mêmes) sont amenés à freiner leur diffusion ; « 1794 n’a pas suffit » :
là encore la rhétorique et l’envolée lyrique masque une certaine vision de l’histoire qui se
ferait sans être le résultat de conflits d’intérêts.
Pourquoi tant de procédés rhétoriques dont la fonction est à l’évidence de rester à ce sujet
dans l’implicite, dans l’allusion ? Traduisons en langue explicite ce que l’habile orateur
cherche à recouvrir d’un voile curieusement pudique : le combat des esclaves révoltés fut
remis en question par Napoléon et la volonté des colons et du commerce métropolitain qui,
pour maintenir leurs énormes profits, tentèrent de rétablir l’esclavage en 1802. Il en résulta
une guerre terrible, allant jusqu’à l’extermination, qui aboutit d’un côté à l’indépendance
d’Haïti en 1804 et de l’autre à une répression de type génocidaire à la Guadeloupe.
Au rappel de ces faits, malheureusement fort têtus, on comprend que le Premier ministre
cherche par tous les moyens rhétoriques à les taire, les passer sous silence. Ils ne sont à
l’évidence pas assez glorieux pour l’image de la France, cette image que justement ces
commémorations cherchent à valoriser, après avoir habilement pervertit les nobles objectifs
exprimés par Aimé Césaire. Et c’est bien le principal pour le politique. Sa mission n’est pas
de faire de l’histoire mais de se servir de l’histoire pour la mettre au service de la défense des
intérêts de la nation alors. Voilà pourquoi l’orateur ne s’applique pas à lui-même le beau
programme qu’il propose : « Cette histoire, c'est notre histoire : l'histoire de la France, de la
métropole, et des Outre-mer. Elle doit être dite, rappelée, enseignée, assumée, sans rien
occulter. Bien sûr, notre histoire a sa part de grandeur, de gloire qu'il faut célébrer. Mais elle

a aussi une part plus sombre, qu'il faut en permanence éclairer. Car c'est en regardant avec
lucidité son passé qu'une nation peut bâtir avec responsabilité son avenir, se réconcilier avec
elle-même. C'est ce que nous faisons aujourd'hui. Ici réunis, nous affirmons une vérité, et
nous luttons donc contre l'oubli ».
Là encore le discours masque la réalité. Puisque, concernant les raisons de la tentative de
rétablissement de l’esclavage, c’est l’occultation qui prime et demeure.
Il s’agit en effet de redorer l’image de la France en disant un peu son histoire mais pas
complètement, juste ce qu’il faut pour l’image s’enrichisse sans en pâtir. Si on dit trop
l’histoire alors on tomberait dans la « repentance », ce qui permet au passage de proposer une
nouvelle définition de ce terme très à la mode dans la classe politique de l’union sacrée :
lorsque l’histoire dit trop crûment les crimes de la nation alors cela devient de la repentance
car la vraie histoire, selon ces politiciens avertis, c’est celle qui formate les Français dans leur
bonne conscience. Comme le disait Régis Debray en 2004, dans son rapport sur les relations
franco-haïtiennes20 : « Si l'histoire est la reconstruction critique et distanciée de ce qui a
réellement été,(…) la mémoire (est) notre lentille de réfraction posée sur ces événements,
forgée à des fins identitaires, histoire sainte dispensée par l'école, les manuels et les musées
pour donner à un groupe humain sa plus haute estime de soi. » Ce qui n’empêcha pas l’auteur
d’un rapport qui avait été en grande partie suscité par la demande des haïtiens de réclamer le
remboursement de l’équivalent des 90 millions de francs qu’ils avaient versés à la France et
aux anciens colons pour les dédommager de leurs pertes en terres et en esclaves, de la
considérer comme totalement intempestive. La solution préconisée par Debray était alors de
« saisir l'occasion de nous rappeler que nous fûmes des esclavagistes, et nous débarrasser du
poids que la servitude impose aux maîtres ». Mais comment s’en débarrasser justement, si ce
n’est pas par des « réparations » sonnantes et trébuchantes ? Par des actes de solidarité
condescendants, des beaux discours et des expositions.
On constate que dans ce musée, dans cette exposition, dans ces discours politiques, ce sont
toujours les mêmes occultations et même liberté prises avec la rigueur historique, les mêmes
mensonges que l’on rencontre. Nous venons de définir par l’exemple ce qu’on appelle une
idéologie « dominante ». Elle est inodore, elle se dissimule dans les détails, elle passe
inaperçue, mais elle s’inscrit dans l’esprit de celui qui la rencontre au détour d’une salle de
musée, d’une exposition à prétention artistique.
Il paraît que, lors d’une séance de débat entre artistes et premiers visiteurs, Régine Cuzin, la
commissaire d’exposition indépendante, a souligné face aux critiques venant de la salle qu’«
une exposition est avant tout subjective et ne peut pas être adaptée à tous»21. En effet, et on
pourrait le dire de tout musée et de tout discours politique. Il serait quand même souhaitable
que la muséographie se détache un peu plus des besoins idéologiques du discours politique
pour se rapprocher un peu plus de la rigueur historique.

20

Rapport au Ministre des affaires étrangères M. Dominique de Villepin du Comité indépendant de
réflexion et de propositions sur les relations Franco-Haïtiennes, Janvier 2004.
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000056/0000.pdf
21

http://bonzouti.com/actualite/actualite-No2086-Contradictions-entre-histoire-de-l-art-ideede-l-art-et-artistes-.html

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024