Fiche du document numéro 9267

Num
9267
Date
Jeudi 20 novembre 2014
Amj
Taille
146854
Titre
Halte au « syndrome rwandais »
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
On savait, vu de l’étranger, que la France a longtemps été frappée par une sorte de « syndrome rwandais », l’empêchant pour des motifs divers, politiques et judiciaires, de prendre la mesure de ce qu’il s’est produit au pays des mille collines durant et après le génocide de 1994. Il semblait toutefois que ce syndrome, depuis quelque temps, s’estompait, et que surtout une nouvelle génération de chercheurs avait permis de produire quelques-uns des meilleurs travaux sur les prémisses et l’accomplissement du génocide des Tutsis. Le texte que le sociologue André Guichaoua vient de faire paraître dans les colonnes du Monde, ce 13 novembre, prend dès lors la forme d’une fâcheuse et pénible régression.

Certes, André Guichaoua, en traçant le bilan des vingt années d’existence du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), ne verse pas dans la négation du crime, et il demeure aux yeux de beaucoup un spécialiste incontestable de l’Afrique des Grands Lacs. Toutefois, son analyse est ici pour le moins pernicieuse, sur deux points : d’abord, une peu recevable mise en équivalence des responsabilités des deux acteurs majeurs du conflit, le gouvernement en place en avril 1994 et le Front patriotique rwandais (FPR), l’armée rebelle des Tutsis exilés ; ensuite, le refus de considérer que le génocide aurait été planifié, ce qui ôte à la qualification même de génocide son sens intrinsèque, à savoir un crime contre l’humanité programmé par un Etat criminel à l’encontre de l’un de ses groupes de population.

Documents inédits



Contrairement à ce qu’avance M. Guichaoua, il n’est pas que les pièces de procédure du TPIR — lequel ne pouvait remonter au-delà du 1er janvier 1994, terminus a quo de son mandat — qui permettent d’écrire l’histoire du génocide : depuis deux décennies, de nombreux chercheurs, rwandais, européens ou américains, s’appuient sur une foule de documents demeurés inédits pour retracer avec minutie l’accomplissement des faits, mais aussi leurs prémisses. Plus de doute, à les lire : le génocide fut bel et bien préparé, certes idéologiquement, depuis de longues années, mais aussi techniquement, dans les mois qui précédèrent la date fatidique du 6 avril 1994 — les données progressivement recueillies sur la transmission des ordres du niveau central au niveau local en attestent notamment, comme en témoigne la préparation de la population, l’achat massif d’armes blanches ou la distribution d’armes à feu aux autorités locales et aux milices interahamwe.

Écrire que le génocide fut « l’aboutissement d’une stratégie politique mise en œuvre à partir du 7 avril » 1994 ne correspond pas à ce qu’une histoire critique des événements - et non une quelconque doxa officielle rwandaise - nous a appris depuis de longues années. Ce postulat accrédite l’idée selon laquelle l’extermination systématique des Tutsis n’aurait été qu’une réaction désespérée de la faction la plus extrémiste des autorités en place à l’avancée des troupes rebelles, élaborée à partir du 7 avril. Ce scénario ne tient pas la route. M. Guichaoua soutient l’idée tout aussi insupportable que la population tutsie, livrée à elle-même, abandonnée par les forces onusiennes, aurait pourtant constitué une forme de cinquième colonne, le bras armé intérieur du FPR en quelque sorte, avec laquelle les extrémistes hutus voulaient en découdre une fois pour toutes.

Tout aussi insoutenable est le constat selon lequel cette issue, « ni fatale ni anticipée » n’a pu être poussée aussi loin que parce que les protagonistes ont refusé toute autre issue : non seulement elle transforme la victime en bourreau, le FPR portant ainsi la responsabilité de la poursuite des massacres du groupe de population qu’il entendait défendre, mais elle dilue également ce qui est constitutif du crime de génocide, à savoir son caractère obsessionnel et pathologique, mené en dépit des nécessités militaires.

La vérité judiciaire n’est pas la vérité historique, et les victimes ne sont pas des bourreaux : renvoyer dos à dos les deux protagonistes de la guerre civile entamée en 1990 pour en faire les acteurs de l’exacerbation du clivage ethnique - alors que l’ethnicisation des relations sociales s’était depuis des décennies construite contre les Tutsis, pour culminer dans l’horreur au printemps 1994 -, voire imputer au FPR d’autres crimes de génocide, qu’elles qu’aient été ses responsabilités dans l’épuration qui suivra, est moralement et historiquement inadmissible. Ce faisant, plutôt que contribuer à intégrer davantage l’école française dans le concert international des recherches sur le génocide commis au Rwanda, M. Guichaoua ne contribue qu’à l’en éloigner à nouveau.

Jean-Philippe Schreiber, historien, professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024