Fiche du document numéro 8924

Num
8924
Date
Mardi Avril 2014
Amj
Taille
620329
Titre
Tuer au cœur de la famille. Les femmes en relais
Soustitre
Les femmes en relais
Nom cité
Nom cité
Cote
No 122
Type
Langue
FR
Citation
TUER AU COEUR DE LA FAMILLE
Les femmes en relais
Violaine Baraduc

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2014/2 - N° 122
pages 63 à 74

ISSN 0294-1759

Article disponible en ligne à l'adresse:

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2014-2-page-63.htm

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Baraduc Violaine, « Tuer au coeur de la famille » Les femmes en relais,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2014/2 N° 122, p. 63-74. DOI : 10.3917/ving.122.0063

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Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire

Tuer au cœur de la famille
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Violaine Baraduc

Encore largement ignorée, la participation
des femmes au génocide des Tutsi est
pourtant décisive dans la perpétration du
crime, dans le passage à l’acte comme dans la
remise en cause des solidarités familiales qui
avaient pu, lors de massacres précédents,
limiter les effets de la propagande raciale.
L’étude de cas qui suit met en lumière ces
dynamiques à partir d’interviews réalisées
avec des femmes condamnées pour crime
de génocide.
La participation des femmes au génocide des
Tutsi rwandais retient moins l’attention que
celle des hommes, car elles ont été bien moins
nombreuses à intégrer les rangs des tueurs.
Ces dernières représentent aujourd’hui 6 %
environ des détenus condamnés pour crime
de génocide : en 2012, sur le total des 39 966
génocidaires encore incarcérés, 2 414 étaient
des femmes 1. Ce chiffre n’inclut toutefois pas
celles qui ont été libérées auparavant 2, ni celles
qui avaient participé aux pillages et à la destruction des biens de leurs voisins tutsi, ces
actes n’ayant pas été sanctionnés par des incarcérations 3. Ces crimes, considérés comme
(1) Chiffres transmis par le service correctionnel rwandais
en mai 2012 (Rwanda Correctional Service).
(2) Environ cinquante mille détenus ont en effet été provisoirement libérés en 2003 et 2005 pour avoir formulé des
aveux et dans l’attente de leur procès. (République rwandaise,
Service national des juridictions gacaca (SNJG), Rapport final,
Kigali, juin 2012)
(3) Voir Nicole Hogg, « Women’s Participation in the
Rwandan Genocide : Mothers or Monsters ? », International
Review of the Red Cross, 92 (877), mars 2010, p. 80-83.

secondaires, sont ainsi rendus invisibles sur le
plan statistique et, d’une certaine manière, historique.
Cette marginalité relative s’est traduite
par une forme de désintérêt de la part des
sciences sociales, qui ont négligé la question
de la participation des femmes au génocide 4.
L’importance de leur engagement dans les violences antitutsi, et notamment dans la propagation de celles-ci, justifie pourtant que l’on
s’y intéresse. Le cas bien connu et exemplaire
de Pauline Nyiramasuhuko, ancienne ministre
de la Famille et de la Promotion féminine,
condamnée à la prison à vie par le Tribunal
pénal international pour le Rwanda (TPIR) en
juin 2011 pour son rôle dans l’incitation aux
massacres et aux violences sexuelles, a certes
mis en lumière une participation effective des
femmes au génocide 5. Mais en dehors de cette
affaire emblématique, on doit insister sur le fait
que les femmes ont tenu, à des niveaux divers,
(4) Scott Straus, dans son chapitre consacré aux tueurs
et à sa méthode d’enquête, évacue la question, en affirmant
qu’il s’agit d’un phénomène trop marginal pour être étudié.
Les femmes ne représentent, selon ses chiffres, que 3 % du
nombre de génocidaires incarcérés (Scott Straus, The Order
of Genocide : Race, Power and War in Rwanda, Ithaca, Cornell
University Press, 2006, p. 100). Il faut noter que Straus s’appuie sur les chiffres fournis par Nicole Hogg, produits par le
Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui comptait
3 442 femmes suspectées de crimes de génocide et détenues en
2001. Toutefois, celle-ci précise dans une note qu’il n’est pas
établi que ce nombre corresponde bien à celui de la population totale des femmes incarcérées à cette date (Nicole Hogg,
« I Never Poured Blood » : Women Accused of Genocide in Rwanda,
Montréal, McGill University, 2001, p. 58, n. 294).
(5) Condamnée en première instance, son affaire est désormais pendante devant la chambre d’appel.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 122, AVRIL-JUIN 2014, p. 63-74

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Les femmes en relais

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une place singulière dans l’exécution des tueries. Ainsi, alors que les femmes avaient constitué jusqu’ici le dernier rempart à l’extension
des violences dans l’espace du foyer, et pour la
première fois en 1994, certaines d’entre elles
ont rejoint les rangs des exécutants, servant de
relais au massacre au sein même des familles.
Certaines études consacrées à la Shoah
montrent l’intérêt d’étudier un tel phénomène
à une échelle micro ou depuis le point de vue des
femmes elles-mêmes 1, à la recherche de nouveaux aspects de la violence ou du cadre mis en
place pour la produire. De même, dans le cas
du Rwanda, aborder le génocide en adoptant le
point de vue des femmes fait sens à la fois pour
l’analyse du comportement des acteurs et pour
la prise en compte des logiques d’ensemble qui
ont prévalu au moment des faits.
Cet article s’appuie sur une enquête réalisée depuis 2011 dans l’entourage de huit détenues, soit près de quatre-vingts personnes
(famille, voisins, complices), au sein des prisons
de Kigali et de Mpanga, et des communes où
celles-ci ont vécu, dans les campagnes entourant Kigali ou à l’intérieur même de la ville.
L’invisibilité des violences commises par les
femmes pendant le génocide a justifié de travailler auprès de personnes dont la culpabilité
avait été prononcée par la justice, tout le projet de l’enquête étant de rompre avec la forme
du procès et d’encourager une parole qui s’inscrive dans des logiques de sociabilité compatibles avec l’espace de la prison.
L’échantillon des huit détenues de la prison
centrale de Kigali a été constitué sur la base
(1) Elissa Mailander-Koslov montre par quelles voies les
surveillantes des camps de concentration de Majdanek et
de Ravensbrück ont incorporé la violence qui s’y produisait, alors même qu’elles n’y semblaient pas préparées. Voir
Elissa Mailander-Koslov, « La violence des surveillantes des
camps de concentration national-socialistes (1939-1945) :
réflexions sur les dynamiques et logiques du pouvoir »,
Online Encyclopedia of Mass Violence, 2012, http://www.massviolence.org/La-violence-des-surveillantes-des-camps-deconcentration (7 janvier 2014).

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d’une première enquête. Il devait répondre à
plusieurs exigences : celles de l’administration
pénitentiaire soucieuse de ne pas réunir plus
de dix prisonnières, pour des raisons de sécurité ; celles d’une recherche désireuse de mobiliser des femmes aux origines sociales variées,
aux modalités de participation au génocide
variables et aux condamnations également différentes. Celles-ci ont été volontaires pour
prendre part au projet qui les a engagées collectivement, dans le cadre d’ateliers, et individuellement, au cours d’entretiens. La recherche a
par ailleurs intégré la réalisation d’un film
documentaire, initiant de nombreux échanges
entre elles-mêmes et leur famille.
Les données produites sont ainsi le résultat d’un dispositif inédit, abordant le génocide
depuis des trajectoires individuelles construites
en amont, et dont certaines décisions de participation à la violence se recomposent au fil de
la reconstruction d’une mémoire personnelle,
familiale ou collective. Bien entendu, elles ne
permettent pas de traiter le phénomène des
violences féminines dans sa globalité : elles
excluent les femmes ayant été suspectées de
pillage ou condamnées à de courtes peines, et
elles se limitent à un espace géographique restreint, intégrant pour une part une population
urbaine largement minoritaire en 1994.
Dans le cadre de cet article, nous nous centrons sur le parcours de deux de ces femmes,
Immaculée et Mwamine. Leur destin permet
d’évoquer l’un des aspects particuliers du génocide : la pénétration des violences dans l’espace familial. En prenant l’exemple de familles
composées dans ce cas précis de femmes hutu
autrefois liées à des hommes tutsi, nous verrons comment les massacres se sont déployés
jusqu’à l’échelle la plus réduite, et dans la
proximité la plus grande entre victimes et
bourreaux. À travers les cas d’Immaculée et de
Mwamine, nous observons de quelle manière
les exécutants du génocide ont pu intérioriser

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VIOLAINE BARADUC

TUER AU CŒUR DE LA FAMILLE

Les femmes et la maison, ultimes
remparts
Mobiliser les femmes, un enjeu
Le génocide des Tutsi rwandais a pris appui
sur la division administrative et sociale du
pays. Ainsi a-t-il reposé sur le pouvoir des responsables territoriaux, celui-ci pouvant toutefois être court-circuité par les militaires, alors
tout-puissants. Dans cette chaîne de commandement, en marge de laquelle il faudrait faire
apparaître les miliciens et d’autres acteurs progressivement intégrés à leurs groupes, couvrant
une zone plus ou moins étendue en fonction de
leur zèle, les femmes venaient en dernier lieu.
Ce sont elles qui avaient la main sur la plus
petite entité sociale du pays : la maisonnée.
Chacun, donc, à son niveau, dans son milieu
social, a été mis à contribution, les femmes au
même titre que les hommes. Elles ne firent pas
« exception 1 ». Mais leur mode de participation
va toutefois revêtir des modalités différentes.
Celles-ci ont occupé une place particulière, à
la croisée des préoccupations de la guerre et du
génocide, puis des intérêts du voisinage et de la
famille. Comme l’expose très bien Françoise,
l’une des huit détenues du groupe évoqué plus
haut, elles avaient été « sensibilisées » antérieurement :
« Donc nous avions déjà cette idée que les Tutsi
étaient les ennemis [umwanzi] des Hutu, que ce
sont des serpents [inzoka], que c’est une mauvaise
race [ubwoko bubi] et au moment du génocide,
parce que nous étions déjà sensibilisées, cela nous
(1) Grégoire Nyirimanzi, détenu : « Leurs maris ont participé, leurs parents, leurs voisins. Elles ont dû se dire qu’elles
ne pouvaient pas être l‘exception. »

a amenées à participer. Surtout qu’on nous disait
que personne ne doit être défaillant [ikigwari],
que chaque personne doit y prendre part 2. »

Elles représentèrent de surcroît des cibles
privilégiées pour la mobilisation meurtrière,
car, comme l’exprime cette fois Immaculée :
« En 1959, beaucoup de femmes ont caché des
Tutsi. L’ennemi était connu, c’était les Tutsi. En
1973, même chose. En 1994, on a dit : “Plus de
femmes qui cachent des Tutsi !” C’est pourquoi,
dans la sensibilisation, on a visé la femme comme
un élément moteur. »

Deux aspects permettent de mesurer l’enjeu
représenté par l’engagement des femmes dans
les violences du génocide, faisant des massacres
un phénomène total. Tout d’abord, elles constituaient un maillon essentiel de la « pureté ethnique 3 » : s’appuyer sur les femmes ayant, selon
les règles de la patrilinéarité, mis au monde
des enfants tutsi, permettait de répondre au
principe d’une extermination « à la racine ».
Ensuite, une fois le crime introduit dans l’espace conservé par les femmes, si étroit soit-il,
les maisons ne pouvaient plus servir de lieu de
refuge aux personnes pourchassées. Cette idée
que les femmes détenaient le pouvoir de protéger ou au contraire de dénoncer les Tutsi ayant
trouvé refuge dans les maisons est confirmée
par une rescapée :

(2) Tous les extraits présentés dans ce texte sont le fruit
des efforts de traduction engagés par Faustin Murangwa et
Étienne Nsanzimana ; qu’ils en soient tous les deux ici chaleureusement remerciés.
(3) Nous nous référons à une idée sous-jacente dans Les
Dix Commandements des Bahutu publiés par le journal extrémiste Kangura en décembre 1990. Quatre de ces « dix commandements » exaltent les vertus morales de la « femme
hutu » et enjoignent les Hutu à cesser toute relation matrimoniale et amoureuse avec les femmes tutsi. Une analyse de
ce texte extrémiste est proposée par Jean-Pierre Chrétien dans
« “Presse libre” et propagande raciste au Rwanda. Kangura et
“les 10 commandements du Hutu” », Politique africaine, 42,
juin 1991, p. 109-120.

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les représentations de l’« ennemi tutsi », tout
en rendant compte du rôle que les femmes ont
parfois tenu dans la mise en œuvre d’une violence inouïe.

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« Quand une femme était bien, elle pouvait vraiment te laisser rester dans la maison. Même chez
mon oncle, c’est sa femme qui a fait que j’en
sorte. […] J’ai pris la décision de partir, car je
savais qu’elle me livrerait si je restais chez elle. »

Autrement dit, l’implication des femmes ne
laissait aucune chance aux victimes, les privant
de tout refuge auprès de leurs parents ou de
leurs voisins.
Les différents types de participation
Dans les prisons rwandaises, on trouve aujour­
d’hui des femmes dont la violence s’est retournée contre les membres de leur propre famille.
Pour d’autres, la cellule familiale a représenté
le principal lieu d’agrégation des tueurs lors
des massacres.
Ainsi Stéphanie, aujourd’hui âgée de quatrevingt-trois ans, a-t-elle participé avec ses en­­
fants aux battues menées sur les collines de
Jali. Dans cette commune, la majorité des Tutsi
furent conduits à l’église par des militaires et
des hordes de civils pour y être exécutés. En
compagnie de sa fille, Stéphanie a traqué les
derniers survivants : elle tua ainsi une vieille
femme, protégée par la belle-famille de son
fils. Dans une expérience similaire, Laurence a
pris part à une attaque aux côtés de son mari et
de deux de ses fils, issus d’un premier mariage.
Au moins six personnes ont été tuées ce jourlà. Pour sa part, elle est accusée d’avoir violemment frappé deux des victimes, dont l’une sur
les organes génitaux, ainsi que d’avoir déshabillé partiellement l’une d’elle et d’avoir tué, en
complicité avec son frère et en marge de l’attaque, la fillette qui était parvenue à s’échapper.
Dans les deux cas, il s’agit d’un engagement
volontaire, encouragé par la multiplication des
attaques visant à exécuter les survivants.
La dimension collective de telles agressions
a joué un rôle considérable dans l’enrôlement
des femmes qui, avec l’idée qu’« il n’y aurait
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pas d’autres conséquences 1 », a renforcé le
sentiment d’impunité et de sécurité. Stéphanie
explique en ces termes la manière dont les
femmes ont participé :
« Quand tu entendais les cris retentir sur la colline, les coups de sifflets, les femmes accouraient
et elles revenaient avec des pillages : des petits
paniers, des calebasses. […] Et tu restais là pour
regarder parce que tu n’avais peur de rien, tu te
sentais protégée, voilà c’est ça. Tu restais là, ils
tuaient et quand cela recommençait ailleurs, tu
partais pour aller piller. »

Si la répartition des tâches dans ce que les
exécutants appelaient alors le « travail » [akazi,
ou encore gukora jenocide du verbe gukora, travailler] semble nette dans cet extrait, il ressort
pourtant des entretiens qu’il n’existait pas de
frontière clairement établie entre les tâches
meurtrières dévolues aux hommes d’un côté,
aux femmes de l’autre. Mais comparativement
aux hommes, quasiment toujours mêlés directement à des crimes de sang, les femmes ont
tenu des rôles plus divers, certaines n’ayant
occupé que des places secondaires en suivant les attaques, en déshabillant les morts, en
encourageant les assaillants, en observant les
tueries ou en se moquant des cadavres 2.
Telle rescapée évoque en ces termes l’implication des femmes sur sa colline, à proximité
de Kigali :
« Les hommes ici tuaient, mais les femmes, vraiment, c’était comme si elles venaient assister à
une fête de mariage. Elles, elles ne s’inquiétaient
de rien, car elles savaient que c’était les Tutsi que
l’on chassait, pas les Hutu. Les hommes finalement venaient abattre les vaches, et les femmes
(1) Selon Immaculée, « les Hutu comprenaient qu’ils
avaient gagné et qu’il n’y aurait pas d’autres conséquences ».
(2) Pour une approche générale et immédiate des violences
commises par les femmes, voir le rapport publié par African
Rights, Rwanda. Moins innocentes qu’il n’y paraît. Quand les
femmes deviennent meurtrières, Londres, 1995.

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VIOLAINE BARADUC

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venaient prendre la viande. Je connais plusieurs
femmes qui ont dit à d’autres : “Ah toi ! Ton mari
est en train d’abattre les vaches, de te nourrir, et
toi tu ne fais rien. Tu dois faire quelque chose”.
[…] Je me souviens d’un jour où on m’a emmenée à la rivière, il y avait au moins un millier
de femmes derrière moi. […] Comprenez alors
que leur rôle était de montrer à quel point elles
étaient heureuses de voir ce qui se passait, et excitées par cela. »

Moins nombreuses peut-être, les femmes
ayant participé directement aux massacres
existent pourtant bel et bien, soit qu’elles aient
occupé un rôle prépondérant dans la désignation et la traque des victimes, soit qu’elles aient
intégré un groupe d’Interahamwe, de miliciens,
ou qu’elles aient voulu se distinguer lors d’une
attaque en y prenant part personnellement.
Dans les trois cas, des femmes ont su intégrer
les rouages de la machine exterminatrice. En
fonction du milieu dont elles étaient issues et
de la place qu’elles y occupaient, elles ont pour
certaines participé au génocide dès les premiers jours, là où d’autres y sont venues beaucoup plus tard. La date d’entrée dans les tueries et la forme prise par l’engagement ont le
plus souvent déterminé la nature des violences
commises. Celles-ci pouvaient s’inscrire dans
la continuité d’une activité militante et délinquante ou bien, tout au contraire, constituer
une rupture véritable.
Parmi les huit détenues de notre enquête,
nombreuses sont celles qui avaient adopté
avant 1994 des attitudes alors jugées transgressives, comme la consommation d’alcool dans
des cabarets, la maternité hors mariage, l’intégration de groupes d’hommes, la participation à des activités délinquantes, l’animation de
meetings politiques. Parmi les femmes rencontrées et condamnées pour leur participation à
des meurtres, plusieurs sont qualifiées par leur
entourage en des termes qui les inscrivent
à la marge de leur genre, comme igishegabo

(littéralement « hommasse », femme d’allure masculine, autoritaire et criarde), umugabo (homme), ou encore ingare (femme « difficile », qui se comporte comme un homme).
Voici comment Françoise, alors milicienne
Interahamwe dans un quartier populaire de
Kigali, rend compte des modalités particulières
de la participation des femmes :
« Si les femmes sont apparues pendant le génocide, c’est qu’elles aiment là où il y a du bruit,
faire les badauds, elles aiment là où ça éclate [byacitse] et accourir. […] Que ce soit dans cette prison ou les autres, tu trouves que la plupart des
femmes ont été vues en train d’accourir vers les
lieux, de rameuter [kuvuza induru, littéralement
“faire du bruit”, terme issu du champ sémantique de la guerre et de la chasse], de débusquer
les gens cachés [kuvumbura, terme initialement
employé pour la chasse, lorsqu’on traque un animal] et nous suivions, nous passions la journée
à marcher et c’est à cause de cela que la plupart
d’entre nous ont été condamnées. Et d’arriver à
un endroit où il allait se passer quelque chose, de
ne pas bouger et de rester jusqu’à ce qu’ils tuent
quelqu’un, jusqu’à l’achever [kurangiza, littéralement “finir”, “terminer”] en ta présence. »

Il est particulièrement intéressant de voir
comment, dans un tel extrait, viennent se
superposer des actes quotidiens, banals et
innocents, provoqués par la curiosité, et des
crimes purs et simples. Le propos rend compte
de la diversité des formes d’engagement féminin pendant le génocide et, en même temps, il
offre une restitution assez juste de ce qu’a pu
être sa dynamique propre, sur un mode collectif, laquelle a contribué à « normaliser » la
violence extrême.
Le franchissement du dernier rempart
Bien qu’à notre connaissance, aucun chiffre
n’ait été publié concernant le nombre de
mariages entre Hutu et Tutsi célébrés au
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TUER AU CŒUR DE LA FAMILLE

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Rwanda avant 1994, ceux-ci n’en constituaient pas moins une réalité sociale certaine 1.
Lorsque les massacres ont débuté, les membres
hutu de telles familles ont ainsi dû prendre
position, soit en leur faveur, soit contre eux, le
crime devenant parfois la condition nécessaire
d’un maintien dans leur communauté. Voici la
réponse que l’une de ces femmes hutu, mariée
à un Tutsi, et actuellement incarcérée à la prison de Mpanga, dit avoir apporté à la violence
environnante, après plusieurs jours d’errance :
« Arrivée là où ils tuaient les gens, j’ai enlevé
l’enfant de mon dos. Je l’ai mis par terre et l’un
d’entre eux l’a frappé avec une massue. Puis il a
dit que c’était moi qui devais le tuer pour que son
sang ne les salisse pas. J’ai refusé et ils ont commencé à me frapper. Ils m’ont donné un bâton
pour que je commence à le battre et comme je
voyais la façon dont ils tuaient les gens de sangfroid, je l’ai fait. Je l’ai frappé trois fois. C’est
comme ça que je l’ai laissé là en train de pousser
son dernier souffle. »

Face aux crimes commis au sein même des
familles, on ne doit pas écarter l’hypothèse que
le génocide ait pu, dans certains cas, représenter une occasion de résoudre des conflits antérieurs, intérieurs ou extérieurs à la famille,
intérieurs ou extérieurs à la communauté tutsi.
Comme le dit Françoise, l’une des détenues du
groupe :
« En fait, c’était un peu partout pareil. Quand
les gens avaient déjà des différends, c’était une
chance pour eux, comme ça, ils en profitaient et
ils tuaient : tu pouvais bien être Hutu mais on
pouvait venir te tuer parce qu’il y avait un conflit,
et tu partais avec les Tutsi. »

Au sein des familles « mixtes », des mésententes ont ainsi pu cristalliser des tensions
(1) Jean-Paul Kimonyo, Rwanda : un génocide populaire, Paris,
Karthala, 2008, p. 245-248.

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autour des identités respectives, à l’intérieur du
couple comme plus largement dans la famille,
et aboutir à autant d’incitations, d’intimidations ou d’ultimatums, conduisant alors à l’exécution des enfants ou du conjoint tutsi.
C’est ainsi que certains membres hutu de
couples comprenant des Tutsi ont parfois anticipé ce qui pourrait leur être demandé. Comme
Immaculée affirmant que « la méfiance ne
pouvait pas manquer » entre Hutu et Tutsi,
Mwamine montre très bien comment le doute
s’est insinué dans son propre couple :
« Moi j’avais épousé un homme tutsi, même si
mon père était congolais, nous avions l’ethnie
hutu, et au moment du mariage sa famille lui a
dit : “Cette femme n’est pas tutsi.” Et chez moi
on disait : “Cet homme, il est tutsi, prends garde
à toi.” […] En 1990, quand le FPR [Front patriotique rwandais] a attaqué, ils ont repris l’histoire
ancienne selon laquelle les Tutsi ont exploité les
Hutu. Ils nous ont dit : “Les Tutsi qui avaient été
chassés à cause de leur méchanceté reviennent et
ils viennent vous achever.” Cela a entraîné des
conflits à l’intérieur des familles mixtes HutuTutsi. […] Ils venaient vers moi, femme hutu,
ils me disaient : “Cet homme tutsi ne te fait pas
confiance. Il peut te faire tuer.” Et moi aussi cela
m’amenait à me méfier de mon mari. C’est ça qui
a conduit au génocide. »

Voilà qui permet de rendre compte de la
manière dont le conflit a été intériorisé et la
figure de l’ennemi personnalisée, incarnée au
sein même des familles, et d’expliquer comment certaines identités se sont construites ou
réaffirmées à l’occasion de la guerre puis du
génocide.
Tandis qu’Immaculée, comme les autres
détenues, utilise au cours de tel atelier des préfixes dépréciatifs en kinyarwanda pour évoquer l’« ennemi tutsi », elle a aussi recours à ce
type de préfixe lors d’un entretien individuel,
lorsqu’elle se remet en situation pour parler de
son fils né d’une liaison avec un Tutsi. Alors que

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les détenues sont nombreuses à dire utunyenzi
(petits êtres minables ; de inyenzi, cafards) ou
encore utugegera (misérables vauriens ; de ingegera, vauriens) pour parler des militaires du
Front patriotique rwandais (FPR), Immaculée
reprend les termes utilisés par son frère à la
naissance de ce fils : igihungu (cette chose ; de
umuhungu, garçon) ou encore igitutsi (ce sale
tutsi ; de umututsi, Tutsi). Le préfixe « igi- »,
différent du précédent, modifie ici la classe à
laquelle appartient le mot « garçon », qui passe
ainsi de la catégorie des êtres humains à celle
des choses. En tout état de cause, dans les cas
de Mwamine et d’Immaculée, l’intériorisation
de la figure de l’ennemi a grandement participé à la construction et à l’affirmation de leur
identité de Hutu ; à ce titre, elle mérite d’être
retenue comme donnée fondamentale permettant d’appréhender les violences commises au
sein des familles.
Deux parcours criminels
Inventaire des différences
Née en 1960 à Ruhengeri, Mwamine était
mariée à un ingénieur agricole tutsi, membre
du Parti social-démocrate (PSD), et qui avait
rejoint les rangs de l’opposition au régime
Habyarimana. Elle-même occupait un poste
de fonctionnaire à Air Rwanda. En 1994, elle
vivait dans le quartier de Cyivugiza, à Kigali,
avec ses trois enfants. En plus de son emploi
à l’aéroport, elle avait ouvert près de chez
elle, quelques années plus tôt, un petit cabaret. Fervente militante du Mouvement révolutionnaire national pour le développement
(MRND), elle était une personnalité connue
de son quartier et du parti, à la fois pour son
statut privilégié de fonctionnaire, pour ses liens
avec la famille du président, pour sa radicalisation progressive, enfin pour la multiplication
de ses aventures amoureuses avec des notables
locaux. Ces relations avec des personnalités

politiques et militaires ont été décisives dans
le parcours de Mwamine et, plus tard, dans
son engagement au cours du génocide : prenant la forme de rencontres furtives et traduisant un certain opportunisme, elles ont constitué l’interface entre militantisme et violence
génocidaire. À ce sujet, Grégoire Nyirimanzi,
ancien conseiller 1 autoproclamé du secteur de
Nyakabanda pendant le génocide, dépeint en
ces termes l’atmosphère régnant dans le cabaret : « Nous tous on y allait, et comme on était
vraiment des hommes puissants, elle nous servait tous. On partageait, que ce soit moi ou
les militaires qui étaient là : c’était une femme
accueillante. » Cela explique la forte popularité de Mwamine dans le milieu des tueurs, et
l’origine de l’équipement militaire dont elle
était pourvue : uniformes, armes et gilets pareballes.
Née en 1964 à Masaka, Immaculée
Mujawamariya, elle, vivotait grâce au petit
emploi que les sœurs du dispensaire lui avaient
offert après son premier accouchement, à l’âge
de dix-huit ans. Réputée pour sa force et ses
conduites jugées alors masculines et déviantes,
Immaculée est décrite par tous comme une
ivrogne. Issue d’une famille modeste, elle avait
entrepris une formation militaire à la fin de
l’école primaire, alors qu’elle était déjà adolescente. Après la naissance de sa fille aînée et tandis que ses relations avec sa mère se détérioraient, elle a abandonné son enfant à ses parents
et poursuivi une vie d’errance. En 1989, elle est
enceinte d’un deuxième enfant, issu d’une liaison avec un Tutsi qui tenait un petit bar dans
son quartier. Une fois encore, elle a « jeté »
le bébé à sa mère, selon les propres termes
(1) Le Rwanda comptait alors plusieurs échelons administratifs locaux : la préfecture dirigée par un préfet, elle-même
divisée en communes avec à leurs têtes des bourgmestres ; les
communes sont à leur tour composées de plusieurs secteurs
sous la responsabilité de conseillers ; enfin, les cellules et leurs
responsables complètent la pyramide administrative.

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TUER AU CŒUR DE LA FAMILLE

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de celle-ci, qui aura finalement élevé seule les
trois enfants d’Immaculée.
Un commerçant de Masaka, dont l’échoppe
se trouve sur la place du marché, réfute l’idée
qu’Immaculée ait pu être une « idéologue » ; il
la décrit plutôt comme une opportuniste :
« Ce que je peux dire, c’est que Muja était de
classe inférieure, de telle façon que tu ne pouvais
pas dire qu’elle détestait les Tutsi. Tout ce qu’elle
faisait, c’était chercher à remplir son ventre. Dès
qu’on lui donnait un petit travail, que ce soit des
Hutu ou des Tutsi, elle le prenait. Sa priorité,
c’était de survivre. Après, dire qu’elle était une
fervente partisane… ce n’est pas le cas à proprement parler : Muja a participé à tous les meetings de tous les partis ! Partout où on l’on fêtait,
Muja était là. »

En 1992, Mwamine a été recommandée par
François Karera, alors sous-préfet de Kigali
rural (qui regroupe les communes proches de la
capitale), pour cacher le dirigeant Interahamwe
de Gitikinyonyi, Joseph Setiba, recherché pour
des meurtres d’opposants. Tandis que sur fond
de guerre entre le Front patriotique rwandais et les Forces armées rwandaises du gouvernement de Juvénal Habyarimana, le multipartisme vient d’être mis en place au Rwanda,
son petit débit de boissons devient le repère
des militants MRND du lieu, où elle distribue
des cartes du parti aux nouveaux adhérents. Le
rôle qu’elle s’attribue lui tient à cœur, au point
d’occuper une place toute particulière dans les
massacres de son quartier. Setiba parle de sa
« transfiguration » entre leur première rencontre et le début du génocide :
« En 92, 93, la Mwamine que j’ai vue était une
très belle femme. Une femme élégante, qui évoluait très bien. Vraiment, tu voyais qu’elle était
fonctionnaire, qu’elle ressemblait à l’argent
qu’elle gagnait. […] La Mwamine de 94 avait
totalement changé. Une femme très méchante,
très déterminée dans les massacres, au point que
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tu pouvais penser que c’était une autre Mwamine. Moi-même, elle m’a fait peur, alors que
j’étais un homme et un Interahamwe. Je me suis
dit : voilà une femme qui me dépasse. »

Quelle que soit donc la forme prise par son
engagement au sein des activités du MRND, la
place qu’elle a choisi d’occuper au moment du
génocide se situait dans une forme de marginalité et d’excès.
Une identité construite par le massacre
Le choix de se joindre aux tueurs, alors perçus avant tout comme les prochains vainqueurs
de la guerre, ne doit pas être expliqué seulement par l’opportunisme de Mwamine ou par
le hasard. En effet, la façon dont elle restitue sa
trajectoire et dont elle se représente sa propre
identité est particulièrement significative. De
son propre aveu, Mwamine éprouve beaucoup
de difficultés à se situer entre l’identité tutsi,
héritée de sa mère, et celle de Hutu, qu’elle
a défendue, pour laquelle elle s’est battue, et
que son père, militaire congolais hutu, avait
demandée lors de sa naturalisation en 1973. Le
rôle qu’elle a tenu au moment des massacres
« contre les Tutsi et en faveur des Hutu » ne
fait pourtant aucun doute : pour Grégoire, en
1994, Mwamine a voulu « défendre la peau de
Hutu qu’elle s’était faite pendant toute cette
période ». L’identité ainsi forgée s’inscrit dans
une catégorie « ethnique », telle que construite
par la propagande : son engagement en faveur
de la cause hutu montre la dimension politique
et idéologique des « identités ethniques ».
Immaculée était également issue d’une filiation qui comptait à la fois des parents hutu et,
du côté de sa mère, tutsi. Au prix d’un travail de
reconstruction, elle a bâti une forme d’identité
à partir de sa trajectoire individuelle et de son
expérience sociale, avant puis pendant les massacres, en marquant très nettement la volonté
de « [se] “hutufier”, [se] faire plus Hutu »,

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VIOLAINE BARADUC

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selon ses propres termes. Au moment du génocide, l’appartenance héritée est donc devenue
secondaire par rapport à l’identité construite, à
un moment où la propagande et la dynamique
toute particulière initiée par le multipartisme
et la violence politique ont participé à forger
des identités somme toute « fictionnelles »,
bien éloignées des héritages familiaux.
Ce qui a contribué à façonner l’identité des
bourreaux au moment du génocide était donc
bien plus fort qu’une simple appartenance ethnique. Ceci fut vrai pour les hommes comme
pour les femmes, dans le contexte de déploiement de l’extrême violence. Qu’il s’agisse
d’un mimétisme issu de sa formation ou de
sa fréquentation des miliciens Interahamwe,
Immaculée avait en tout cas incorporé les
gestes, les mots et la culture de la violence
propre à son groupe d’amis :
« Les gens avec lesquels je traînais et avec lesquels
je buvais étaient justement ces sanguinaires [inkoramaraso]. Et même avant le génocide, ils étaient
très cruels. […] La bonne sœur était persuadée
que je partageais leurs mauvaises manières et que
j’étais contaminée par le groupe. »

Des trajectoires qui se rejoignent
le 6 avril 1994
Le 5 avril 1994, à la veille de l’attentat contre
l’avion du président Juvénal Habyarimana,
le mari de Mwamine, alors en poste près de
Butare et avec lequel elle entretient de mauvaises relations, vient chercher les enfants.
Les jours suivants, elle rejoint le groupe des
Interahamwe de son quartier, qu’elle est accusée
d’avoir dirigé. Aussi est-elle mise en cause dans
la mort de nombreux voisins tutsi, alors majoritaires sur place et dont très peu survivent.
Lorsque le Front patriotique rwandais, en position sur la colline faisant face à Nyamirambo,
pilonne son quartier, elle quitte sa maison et
trouve refuge plus haut, dans un secteur voisin.

Dans la maison de l’une de ses collègues de
Air Rwanda, à quelques dizaines de mètres du
quartier général des Forces armées rwandaises
alors installé dans l’hôtel Sun City, elle monte
un bar alimenté par le vol des dépôts d’alcool
de la ville et accueillant seulement, comme le
dit Grégoire, « des autorités qui [sont] entre
le rang de conseiller et celui de colonel, en
dehors peut-être du président des Interahamwe
au niveau national ». Convaincue de la nécessité d’un combat final entre les Forces armées
rwandaises et le Front patriotique rwandais et
portée par son arrivisme, Mwamine adopte très
vite l’idéologie du génocide. Après avoir participé aux exécutions de ses voisins, elle continue
à guider les tueurs vers deux familles au moins.
« Elle était juste là, dit Grégoire, motivée à
tout faire pour, disons, protéger notre pouvoir.
Elle se sentait à l’aise. »
Le 6 avril 1994, lorsque l’avion du président Habyarimana est abattu par un missile,
Immaculée est au cabaret. Dès le lendemain,
un premier homme est tué publiquement sur
la place du marché, en présence de militaires
venus distribuer des armes aux Interahamwe.
Immaculée ayant plusieurs fois changé de version à ce sujet, il est difficile de savoir si c’est
à cette occasion qu’elle entre en possession
de son arme. Si elle ne la reçoit pas ce jourlà, elle n’en assiste pas moins au meurtre d’un
vétérinaire. Lors des jours suivants, une première résidente du couvent est exécutée et
Immaculée est présente lorsque l’un des chefs
des Interahamwe vient chercher la victime.
Les sœurs fuient le dispensaire après le
massacre du 9 avril à l’église de Masaka, dans
laquelle s’étaient réfugiés de nombreux tutsi
venus des villages environnants. Immaculée et
Pascal, le cuisinier des sœurs, s’installent dans
le couvent et font du centre de soins leur quartier général. Au moins trois enfants tutsi y sont
tués et enterrés ; aucune des employées tutsi ne
survit. Mais c’est par le meurtre d’une vieille
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femme préalablement blessée dans la soirée du
6 avril qu’Immaculée commence à participer
aux violences du génocide :
« Lui habitait dans la chambre de sœur Édith et
moi je vivais dans celle de sœur Laurencie. Pascal
est donc venu me dire : “Tu sais...” On avait bu
beaucoup d’alcool traditionnel, on avait terminé
un bidon. Il m’a dit : “Accompagne-moi pour
qu’on enlève cette grosse tutsi [kiriya gitutsi].” J’ai
demandé laquelle. Il m’a répondu : “Cette grosse
vieille [kiriya gikecuru].” […] Nous avons donc
sorti cette vieille de son lit d’hôpital, Pascal l’a
tirée et nous l’avons emmenée jusqu’aux Interahamwe. C’est là que Bakora l’a conduite à la fosse
et l’a tuée là-bas. »

Dans certaines communes, les champs des
Tutsi sont partagés sitôt la famille tuée, tandis
que partout, bétail et maisons sont pillés. Cette
incitation au meurtre que représente l’accaparement des terres ou des biens des Tutsi joue ici
un rôle inséparable des violences elles-mêmes.
Immaculée l’admet : « L’argent nous a brouillé
les sens. […] Aussi nous voulions cette richesse,
pour toucher notre part, parce qu’ils disaient
qu’après la victoire, il y aurait des récompenses. » À l’en croire, c’est la perspective d’accéder aux biens des victimes qui a déterminé la
décision de faire exécuter la vieille femme alors
soignée au dispensaire.
Différends familiaux et génocide
Dans le courant du mois de mai, Mwamine
chercha à se rendre à Butare afin d’exécuter
son mari. Joseph Setiba raconte l’organisation
de l’expédition :
« Elle m’a demandé si je pouvais l’emmener à
Butare voir son mari. J’ai accepté ce service car
je la connaissais et j’ai constaté que Mahirane, le
jeune garçon qui était avec elle, était devenu son
amant. […] Elle me disait qu’elle voulait qu’on
aille voir son mari car il était tutsi et qu’elle le
72

soupçonnait d’être du côté des Inkotanyi [les soldats du Front patriotique rwandais]. […] C’est
pour ça que Mwamine est allée chercher son mari
à Faucon et l’a amené à Ibis 1, et elle nous a trouvés
là. On avait déjà changé de décision. Mais elle, ce
qu’elle voulait, c’était qu’on l’élimine. »

Aux yeux de ceux qui sont alors présents, elle
saisit l’occasion de régler ses comptes.
En fuite vers le Congo, Immaculée retrouva
son fils Jérôme, alors âgé de cinq ans, à proximité de Ruhengeri. Pour la première fois de sa
vie, sa mère s’occupe de lui : elle l’épouille et lui
trouve des habits propres, et ils font ensemble
le chemin jusqu’au Zaïre, où ils retrouveront
plus tard la mère d’Immaculée. Les violences
qu’elle inflige à cette mère et à ce fils se font
l’écho de celles du génocide. Tous les trois partagent le souvenir d’une période marquée par
sa furie. Jérôme raconte un épisode vécu au
camp de Kahindo :
« Elle se comportait mal, elle rentrait toujours
ivre, elle passait son temps à se bagarrer, à insulter la vieille, sans m’épargner non plus. Un jour
elle a voulu me frapper et je me suis enfui. Elle
m’a poursuivi, mais je me suis caché derrière les
tentes avant de revenir. Elle avait pris un couteau
avec lequel elle voulait me poignarder et la vieille
m’a caché sous ses jupons. J’ai survécu comme
ça. »

Immaculée se montre consciente des effets
produits par la banalisation de la violence et
tente de l’expliquer par la propagation et l’intensification de l’idéologie antitutsi à l’intérieur des camps de réfugiés :
« C’est à ce moment qu’ils nous ont dit […] :
“Vérifiez qu’il n’y a pas de sale Tutsi parmi nous,
(1) Faucon et Ibis sont des hôtels de Butare. C’est à l’hôtel Ibis que logeait Robert Kajuga, président des Interahamwe
au niveau national, présent à Butare autour de la fin du mois
de mai 1994, alors consulté par Joseph au sujet du mari de
Mwamine.

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VIOLAINE BARADUC

TUER AU CŒUR DE LA FAMILLE

Il est impossible de penser cette violence
familiale en dehors de celle, englobante, du
génocide. Dans les parcours de Mwamine
comme d’Immaculée, on relève une forme de
continuité entre les violences commises, celles
dont elles ont été témoins, et celles qu’elles ont
choisi d’exercer à l’intérieur même de leur cellule familiale, brandissant devant leurs proches
le tout nouveau pouvoir dont elles étaient
détentrices, exhibant leurs armes et vantant
leurs performances « guerrières 1 ».
Dans le camp de réfugiés, Immaculée se
préparait à attaquer le Rwanda avec d’autres
anciens Interahamwe et de nouvelles recrues
civiles, formés par les militaires des soldats des
Forces armées rwandaises. La violence initiée

(1) Son fils dit d’Immaculée qu’elle l’a intimidé en se vantant d’avoir « bu le sang de personnes », d’avoir « mangé à la
gorge de Tutsi ». Elle-même reconnaît avoir exhibé devant lui
un fusil, une épée ensanglantée, une grenade. Moins d’informations nous ont été données à ce sujet pour Mwamine, sinon
que depuis le camp où elle vivait au Zaïre, elle a continué à
entretenir de véhéments échanges avec son mari, par le biais
de la Croix-Rouge.

dans le cadre du génocide atteint alors son
paroxysme :
« On apprenait à tuer une personne au corps
à corps, parce que nous savions que nous nous
préparions à rentrer au Rwanda : on ne venait
pas avec amour, c’était dans un but criminel. On
apprenait à faire exploser les maisons ou les voitures à distance. […] Nous étions à la lisière de
la forêt et tous les gens qui rentraient dans le
bois vers ces heures-là, à partir de trois heures
et demie ou quatre heures, on les tuait. Après les
avoir tués, […] chacun devait voir comment ils lui
retiraient les intestins et tout ça. »

C’est précisément lors de cette période
qu’elle s’en prend régulièrement à sa mère et
à son fils : à la fois physiquement et psychologiquement, la violence du génocide, totalement intériorisée, pénètre alors profondément
son propre entourage.
Mwamine et Immaculée ont été condamnées
respectivement à perpétuité et à trente ans
d’emprisonnement ; pourtant, les violences
qu’elles ont fait subir à leurs proches ne font
pas partie des accusations portées contre elles.
Le franchissement de l’espace domestique n’en
est pas moins déterminant pour toute compréhension de leur parcours, tant il apparaît nettement que les violences commises à l’extérieur
et à l’intérieur de la famille n’ont cessé de se
répondre.
Si les deux cas présentés ici, deux trajectoires
différentes mais relevant d’un même processus
d’entrée dans la violence meurtrière, ne sont
pas nécessairement représentatifs de l’engagement des femmes dans le génocide, ils méritent
d’être considérés pour ce qu’ils sont. En effet,
ils permettent d’appréhender quelques-uns
des mécanismes à l’œuvre à l’échelle individuelle et familiale, et de rendre compte de
l’emprise que l’idéologie génocidaire a pu
avoir sur certains membres de couples mixtes.
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ou quelqu’un qui ressemble.” […] Ils nous
disaient : “Sachez que les serpents sont malins et
qu’ils prolifèrent. Ils sont rusés ! Même si c’est ta
mère ou ton enfant, surtout celles d’entre vous
ayant épousé et eu des enfants avec des Tutsi,
sachez qu’ils grandiront en ayant cette fourberie
des Tutsi.” […] C’est de cette manière que, quand
je suis venue habiter avec ma mère, j’ai pensé que
toute sa famille avait été décimée, que son frère
s’était enfui en Ouganda, qu’on nous disait qu’il
avait des enfants et que peut-être ses enfants, si
les réfugiés étaient en train de revenir, faisaient
partie des Inkotanyi. […] Je rentrais à la maison
et je sentais l’envie de mettre en pratique sur ma
famille cette animalité qui était en moi. […] Juste
parce que Jérôme était maigrichon et n’avait
pas de gras, quand nous étions dans le camp, je
disais même : “Je peux te tuer sans autre conséquence.” »

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Prolonger cette réflexion par une étude des
solidarités criminelles à l’intérieur de familles
hutu permettrait de compléter l’analyse de la
place stratégique que les femmes ont occupée dans l’exécution et la généralisation des
massacres.
Violaine Baraduc, Centre d’études africaines
(CEAf), 75006, Paris, France.

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Doctorante en anthropologie à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) sous la direction de Stéphane
Audoin-Rouzeau et de Jean-Paul Colleyn, Violaine Baraduc
travaille sur l’implication des femmes dans le génocide des
Tutsi rwandais à partir d’une enquête ethnographique débutée à la prison centrale de Kigali. Elle coréalise avec Alexandre
Westphal un film documentaire sur ce sujet, qui a bénéficié
du soutien du Centre national du cinéma (CNC), de la Société
civile des auteurs multimedia (SCAM) et de la Fondation
Jean-Luc Lagardère. (violaine.baraduc@laposte.net)

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VIOLAINE BARADUC

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