Fiche du document numéro 8898

Num
8898
Date
Mercredi Avril 2014
Amj
Taille
683798
Titre
Un historien face au génocide des Tutsi. Entretien avec Jean-Pierre Chrétien
Soustitre
Historien spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs, Jean-Pierre Chrétien revient dans cet entretien avec Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas sur son parcours intellectuel, en particulier ses travaux sur l’ethnicité, et sur son engagement civique visant à alerter l’opinion publique lors des massacres de masse au Burundi en 1972 et au Rwanda en 1994. Il y souligne en particulier deux faits d’importance : d’une part, le décalage entre la réalité du terrain et les « expertises » européennes traitant des clivages ethnico-sociaux de ces deux pays et, d’autre part, son immense difficulté à faire comprendre la complexité politique et historique des événements au-delà de ce cadre ethnique simpliste.
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Cote
n° 122
Type
Langue
FR
Citation
Pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec la région des Grands Lacs, au Burundi, en 1964 ? Que découvrez-vous à l’époque ?

L’intérêt que je porte à cette région tient au fait que j’ai été envoyé effectuer mon service national en coopération au Burundi à l’âge de vingt-quatre ans. Cette décennie 1960 inaugurait le début du service national en coopération et il m’avait semblé plus intéressant d’aller enseigner à des Africains que de passer un an à la caserne. J’y suis arrivé en octobre 1964. C’était une région que j’ignorais totalement.

À l’époque, le Burundi n’était indépendant que depuis deux ans. La tutelle belge sur l’ensemble appelé le « Ruanda-Urundi » avait cédé la place le 1er juillet 1962 à deux États, qui récupéraient ainsi leur ancienne indépendance, le Rwanda et le Burundi. Ce dernier comptait alors déjà environ trois millions d’habitants, ce qui, pour un pays grand comme la Belgique, donnait une densité moyenne d’environ cent trente habitants au kilomètre carré. Cette population, dont la moitié avait moins de vingt ans, était encore largement rurale. La capitale, Bujumbura, ne comptait alors guère plus de quatre-vingt mille habitants et les centres provinciaux n’étaient que des bourgades administratives. L’économie était essentiellement agropastorale et les exportations du pays reposaient essentiellement sur la production du café, développée à l’époque coloniale. Si le pays était parcouru par un réseau dense de pistes, les routes asphaltées ne comptaient que quelques dizaines de kilomètres à la sortie de Bujumbura.

Je m’attendais à ce « sous-développement », mais j’ai découvert aussi, concrètement, un environnement très différent de celui que j’avais en tête concernant l’Afrique tropicale telle qu’elle était généralement connue en France. Cette Afrique de l’Est offrait des horizons montagneux et un climat d’altitude qui faisait oublier la latitude subéquatoriale. Bujumbura était encore une ville coloniale, avec ses quartiers séparés « racialement », mais offrait la vue magnifique du lac Tanganyika, dominé vers l’ouest par les hautes montagnes du Congo oriental. La richesse des paysages naturels faisait d’autant plus ressortir la misère et la mesquinerie d’un paysage social enclavé géographiquement et culturellement.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 122, AVRIL-JUIN 2014, p. 23-35

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Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas

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Mes réflexions sur le Burundi, puis sur le Rwanda, se sont donc fondées simplement sur la découverte de ces pays. Ma démarche s’inscrivait alors dans une perspective tiers-mondiste, de solidarité avec des États depuis peu indépendants. Je me trouvais donc confronté à un paysage africain inconnu et, pour un jeune agrégé d’histoire, à un cadre pédagogique tout aussi inconnu. Autrement dit, j’ai expérimenté dès le début la découverte d’un pays africain, une découverte active, avec les exigences du métier d’enseignant, une expérience que n’ont pas eue tous les chercheurs « africanistes ».

Il faut se rappeler qu’à l’époque les étudiants africains étaient peu nombreux en France, c’était la première fois de ma vie que je me trouvais devant tant de visages noirs. Et pourtant, ces visages nouveaux prenaient progressivement leur individualité : je comparais spontanément certains d’entre eux avec ceux des élèves que j’avais eus en classe auparavant, à Rouen pendant deux ans, comme si la couleur devenait vite un détail. Les noms des élèves que j’ai enregistrés dès la première séance représentaient pour moi un casse-tête linguistique. Mes collègues belges, qui constituaient presque tout le corps enseignant, préféraient s’en tenir aux prénoms chrétiens. À l’époque, j’ignorais d’ailleurs que les noms n’étaient pas des patronymes, mais des noms individuels, si bien que je créais, sans m’en rendre compte, plus de connivence avec les élèves que si j’en étais resté à leur prénom !

Je n’avais donc aucun préjugé ethno-racial. Je me trouvais devant des visages nouveaux, mais dans toute leur diversité, sans qu’ils puissent être réduits à ce qu’on m’apprendra plus tard sur la dichotomie supposée entre des traits « éthiopiens » (tutsi) et des traits « congolais » (hutu). J’avais tout simplement devant moi des élèves africains qui avaient des problèmes de français et auxquels je devais enseigner un programme belge, des élèves

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habitués à apprendre par cœur et auxquels je devais apprendre à réfléchir. Il y a donc, au départ, une expérience à la fois nouvelle et banale. Le dialogue avec les élèves renforçait chez moi l’idée qu’enseigner en Afrique était aussi intéressant qu’enseigner en France, sinon plus. Ces élèves étaient, en 1964-1965, ceux de l’École normale d’instituteurs de Bujumbura dans le quartier de Ngagara. Ensuite, je suis resté trois ans dans un établissement supérieur, fondé avec l’appui de l’Unesco et qui s’appelait « École normale supérieure » : cette ENS a produit les premières cohortes d’enseignants burundais d’histoire et de géographie. Dans cet établissement, le programme différait de celui de l’université car on y enseignait une histoire mondiale où l’Afrique avait sa place, et non un cursus calqué sur l’Université de Louvain dans lequel l’histoire africaine demeurait quasiment absente, comme c’était le cas dans le premier cycle universitaire déjà créé sur place par des Jésuites.

Mon combat, à l’époque, se concentrait sur l’emprise de programmes et de méthodes hérités du colonisateur belge : c’était le combat d’un professeur français, venu enseigner en Afrique, déterminé à ce que ses élèves africains soient éveillés et qui se trouvait confronté à des programmes hérités de la fin de l’époque coloniale, à des cadres pédagogiques et administratifs belges marqués très souvent par un esprit fait de paternalisme et de distance 1. Ce n’était pas d’éventuels conflits locaux qui me passionnaient, mais ce problème, qui prenait la forme, il faut le dire, d’un antagonisme belgo-français.
(1) J’ai vite découvert un esprit aussi « postcolonial » chez
nombre de coopérants français et je découvrirai plus tard la
lucidité de nombre d’observateurs belges sur cette région
d’Afrique. Il faut noter que le personnel belge de l’époque,
au Burundi et au Rwanda, était massivement venu du Congo
avec les expériences, les préjugés et les frustrations qu’on peut
imaginer.

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JEAN-PIERRE CHRÉTIEN

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J’ai donc été invité à participer à des commissions de réforme des programmes d’enseignement de l’histoire et de la géographie, mises en place à la fin de l’année 1964 par le ministre Amédée Kabugubugu, une future victime des massacres de 1972 (voir infra sur ces événements). Et je dispose de textes de cette époque, rédigés par les autorités aussi bien hutu que tutsi du ministère : ils vont dans le même sens et portent des revendications identiques. Il n’y a donc pas un « discours hutu » et un « discours tutsi ». L’opposition passe entre ceux qui défendent l’attachement aux programmes hérités de la colonisation belge et de ceux qui souhaitent au contraire leur refonte. Le premier clivage auquel j’ai été confronté dans ce pays ne relevait pas du tout de l’ordre de l’ethnicité. Il s’agissait de la promotion de l’Afrique dans les contenus et les méthodes de l’enseignement.

J’ai découvert le clivage entre Hutu et Tutsi en octobre 1965, à l’occasion des événements qui marquent la fin de cette année, lorsqu’un putsch organisé par des militaires hutu provoqua la fuite du roi Mwabutsa et des massacres de Tutsi dans la région de Muramvya. Des représailles visèrent ensuite des habitants de cette région et surtout des hommes politiques hutu. La mise en scène visible d’une opposition sur la base ethnique date d’octobre 1965. J’ai vécu ces événements de la façon suivante : j’étais à l’École normale supérieure, mais mes étudiants ne se sont pas beaucoup ouverts à moi. Cependant, de manière très prosaïque, j’ai recueilli des anecdotes qui m’ont paru significatives. Par exemple, dans la maison où je résidais, travaillait un employé venu de Muramvya, un Tutsi de condition extrêmement modeste et qui m’expliqua : « C’est terrible, chez nous on tue les gens, et dans ma famille, on a tué toutes les chèvres. » Ce boy me raconte cela, et par ailleurs, dans la rue, dans les salons, dans les piscines du milieu européen de Bujumbura, les Belges qui prétendaient tout savoir expliquaient que s’exprimait à travers ces massacres le profond mécontentement des Hutu face aux « seigneurs tutsi ».

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à ne plus rien comprendre : comment le boy dont une partie de la famille et le troupeau avaient été décimés pouvait-il être un seigneur tutsi ? J’étais apparemment d’une naïveté qu’on pouvait trouver étonnante, mais qui me conduisait à me poser des questions. M’est également apparu très vite la présence constante du modèle rwandais lorsque cette idée d’un conflit naturel entre Hutu et Tutsi se trouvait au cœur des discussions. Les Belges parlaient du Rwanda en invoquant la « révolution hutu 1 » pour mieux souligner que les Hutu du Burundi n’avaient pas entamé leur processus révolutionnaire face aux Tutsi. Pourtant, le contexte burundais était bien différent. Je peux confirmer aujourd’hui, documents à l’appui, que le clivage entre Hutu et Tutsi ne se situait pas au cœur de la vie politique burundaise à l’époque, mais commençait très vite à s’imposer en raison de la proximité avec le Rwanda. À ce titre, les événements d’octobre 1965 ont quelques liens avec des influences venues du Rwanda 2. Pour revenir à ma propre expérience, j’ai été surpris par le fait que les observateurs du pays considéraient le Burundi comme si

(1) En novembre 1959, se déroulent au Rwanda, notamment au Nord, des violences (incendies des enclos et tueries) visant les Tutsi, en particulier les familles des cadres de l’administration indigène mise en place par la tutelle belge, ce qui provoqua la première vague de réfugiés tutsi dans les pays voisins. Placés sous les auspices d’une « révolution sociale hutu » par les tenants d’une idéologie en fait raciale, ces événements conduisent ensuite à l’abolition de la monarchie et ouvrent la voie à la mise en place d’un pouvoir fondé sur l’exclusive ethnique au profit des Hutu. Voir René Lemarchand, Rwanda and Burundi, New York, Praeger, 1970, p. 93-196 ; Léon Saur, « Catholiques belges et Rwanda : 1950-1964. Les pièges de l’évidence », thèse de doctorat en histoire, Université Paris‑I, 2013.

(2) Pour plus de précisions sur ce point, voir Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, Burundi 1972 : au bord des génocides, Paris, Karthala, 2007, p. 21-22 ; René Lemarchand, op. cit., p. 416-422.

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UN HISTORIEN FACE AU GÉNOCIDE

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celui-ci était par définition un autre Rwanda où devait se produire une révolution sur le modèle ethno-racial, en raison de cette donnée ethnique réputée naturelle, et légitimée socialement en présentant les Hutu comme « le peuple » en révolte contre les Tutsi, descendants d’aristocrates. Voilà ce qui se racontait en prenant l’apéritif le soir dans les cercles d’expatriés européens, les Français écoutant les Belges dont l’expertise faisait alors autorité. Je crois que ma prise de conscience naît de ce décalage entre mes observations, la perception du drame qui se déroulait et les discours portés par les expatriés. Ce décalage ne faisait alors que renforcer mes interrogations.

Parallèlement, à partir de 1966, je décidai de débuter des enquêtes orales au Burundi. Étant germaniste et le Burundi ayant été intégré à l’Empire colonial allemand, je souhaitais travailler sur cette période. Je cherchai donc à interroger des gens âgés pour m’enquérir de leur savoir sur tel ou tel lieu ou personnage évoqués dans les récits de voyage. Pendant des années, je me suis rendu sur les « collines », pour interroger de vieux paysans dont j’enregistrais les récits autobiographiques. Tous ces gens, Hutu et Tutsi, étaient là, réunis lors des entretiens. Ils ne se regardaient pas en chiens de faïence et se respectaient ; ils ne déployaient pas une version hutu ou tutsi des événements. Si bien que même à la campagne, je retrouvais l’absence de cet antagonisme qui m’avait été décrit dans les cercles européens de Bujumbura comme infranchissable, qui effectivement se répandait dans la couche dirigeante à l’époque, et était censé ne pouvoir être résolu que par une révolution mettant les Tutsi au ban de la société.

Mon expérience première de cette société est celle d’une contradiction flagrante entre ce que j’observais sur le terrain avec les Burundais et ce que racontaient les « connaisseurs » européens. Et cette expérience a pris des contours

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plus précis et concrets par la suite. En 1971, un pouvoir de plus en plus inquiétant s’était imposé, mené par une faction tutsi dite « de Bururi » 1. Et je me souviens très précisément de certains de mes étudiants, hutu comme tutsi, qui étaient totalement solidaires dans la contestation de cette dictature 2. La société burundaise se trouvait de plus en plus traversée par des échos politiques venus du modèle rwandais. Mais cette évolution, je ne l’ai constatée que peu à peu, en fréquentant différents milieux de la société burundaise. Un sommet dans l’horreur a déjà été atteint en 1972, quand, pendant plus de deux mois, du début du mois de mai au milieu du mois de juillet, des milliers de cadres (fonctionnaires, techniciens, commerçants, etc.), d’étudiants et même d’élèves de l’école secondaire ont été exécutés parce qu’ils étaient hutu 3. J’étais alors en France et j’ai donc été informé par les moyens de communication de l’époque. Je me suis heurté à beaucoup de difficultés pour dénoncer le massacre des intellectuels et des élèves hutu 4 : contacts avec les médias, avec une Amnesty international alors débutante en France, pétition lancée auprès des anciens
(1) Cette faction ne représentait pas réellement un régionalisme du Sud (où se trouve la province de Bururi), mais plutôt un réseau clientéliste et politique de militaires et de politiciens originaires de cette région.

(2) Je pense à Donatien Migezo (tutsi) et à Abraham Ndoricimpa (hutu) : le premier a, d’après ce qu’on m’a dit, fini sa vie en exil aux États-Unis, le second a été assassiné en 1972.

(3) La crise avait débuté le 29 avril 1972 avec l’attaque, dans le Sud du pays, de bandes rebelles hutu venues de Tanzanie, qui massacrèrent pendant une semaine tous les Tutsi qu’ils rencontraient. Le régime en place, sous l’autorité du président Micombero, se lança alors dans une répression qui prit la forme de représailles systématiques contre toutes les élites hutu, des ministres aux simples militaires, des directeurs de services aux collégiens. Un réseau informel, lié à une faction politique extrémiste, utilisa les canaux administratifs, militaires, judiciaires et politiques pour organiser, de façon variable selon les régions, ces tueries, qui ont pu être qualifiées de « génocide » dès la seconde moitié du mois de mai 1972. Ces tueries inouïes traumatisèrent durablement le pays. Voir Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, op. cit.

(4) Voir ibid., p. 438-447 ; Jean-Pierre Chrétien, Burundi : l’histoire retrouvée, Paris, Karthala, 1993, p. 417-458.

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JEAN-PIERRE CHRÉTIEN

UN HISTORIEN FACE AU GÉNOCIDE

À partir de quand commencez-vous à écrire sur cette question de l’ethnicité ?

Mon objectif initial ne consistait pas à travailler sur de l’ethnologie mais à reconstituer l’histoire de ce pays face au colonisateur allemand. Il s’agissait d’étudier la découverte des Européens par une société africaine, en l’occurrence celle du Burundi à partir des années 1890. Voilà quel était mon sujet, mais les événements dramatiques que je viens d’évoquer m’ont amené à vouloir comprendre cette question de l’ethnicité. Je n’étais pas ethnologue, mais j’avais perçu à travers ces polarisations sur un groupe ou sur un autre, qu’il y avait là le substrat d’un discours de race. C’était mon sentiment, car Hutu et Tutsi n’ont pas de différences somatiques aussi marquées qu’on le répétait, ils parlent la même langue et partagent une même culture. Il s’agissait bien évidemment d’une situation radicalement différente de celle de l’Afrique du Sud, avec ses communautés blanche et noire. Je voyais qu’il y avait un problème et je souhaitais comprendre pour quelles raisons les gens étaient convaincus de cette opposition. Au moment où je m’interrogeais sur cette question, s’est tenu un colloque à Aix-en-Provence sur l’idée de race en France au 19e siècle 1. J’y ai participé en lisant d’abord les textes produits à l’époque dans l’Hexagone sur cette région d’Afrique orientale. Les missionnaires figuraient parmi les auteurs les plus prolifiques sur le Rwanda et le Burundi. Je suis donc parti notamment des ouvrages de ces derniers pour préparer ma contribution, publiée peu après 2.

Vous avez alors élargi votre intérêt aux deux pays ?

Oui, car il était perceptible qu’existait de manière récurrente un écho entre les deux. En outre, Hutu et Tutsi, présents des deux côtés de la frontière, faisaient l’objet de discours communs, discours que j’ai tâché de décrypter. Je me suis donc appuyé sur ces travaux missionnaires, je suis parti de leurs bibliographies. Je les ai en quelque sorte remontées (l’entreprise est devenue exponentielle d’ailleurs) et j’ai été confronté à tout un ensemble de travaux d’ethnologie, de linguistique,

(1) Colloque sur « L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine », Marseille, Université de Provence, mai 1975.

(2) Jean-Pierre Chrétien, « Les deux visages de Cham : points de vue français du xixe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale », in Pierre Guiral et Émile Témime (dir.), L’Idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éd. du CNRS, 1977, p. 171‑199 (repris dans Jean-Pierre Chrétien, L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs : une histoire du xxe siècle, Paris, Karthala, 2010, p. 147-182). Voir aussi, plus récemment, Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.

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coopérants au Burundi et dans le milieu africaniste, articles publiés dans la presse française sous pseudonyme afin de ne pas mettre en danger les informateurs locaux. Et, déjà, j’avais un mal fou à expliquer en France qu’il fallait absolument protester contre ces massacres de Hutu sans pour autant présenter l’ensemble des Tutsi comme des tueurs. Il fallait également insister sur le fait que ces événement avaient pour origine une rébellion hutu ayant tué des Tutsi dans le Sud, ce qui ne signifiait pas non plus que tous les Hutu étaient des tueurs. Je me suis alors aperçu que ce schéma ethnique était très confortable, non seulement pour les Belges que j’évoquais plus haut, mais également en France où l’on se plaisait à penser les situations africaines en termes ethniques. J’ai éprouvé les pires difficultés à souligner la nécessité de déployer une analyse politique qui rende compte de la complexité des événements, à mettre en garde contre les amalgames qui ne faisaient que renforcer les extrémistes. Autrement dit, cette expérience d’incompréhension puis de débat qui va se renouveler pour le Rwanda, je l’ai connue au Burundi en 1972, en me heurtant à ce mur de simplification autour du clivage ethnique.

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d’archéologie ; tout un champ des sciences sociales du 19e siècle, passionnées par la compréhension de la diversité humaine et fascinées par les hiérarchies raciales.

En explorant cette pensée française, je me suis aperçu qu’Ernest Renan avait lancé le terme « hamitique » pour désigner des populations qui ne s’apparentaient selon lui ni à des « Sémites », ni à des « Nègres ». En remontant toujours le cours de ces bibliographies et en constatant que cette ethnologie, cette linguistique et cette archéologie étaient fascinées par les grands clivages humains entre Sémites et Caucasiens d’une part, et par la question du monogénisme et du polygénisme de l’autre, je me trouvais en réalité confronté à un problème beaucoup plus général que l’africanisme. C’est à ce moment-là que je me suis mis à lire Le Mythe aryen de Léon Poliakov 1. J’avais le sentiment que nous étions en présence de constructions discursives qui s’enracinaient sur un terreau commun, celui de la science du 19e siècle. Cette lecture m’a stimulé car, même si Léon Poliakov n’évoque pas les Hamites et les Bantous, sa façon d’analyser l’élaboration des catégories aryenne et sémite me renvoyait au mythe hamitique adossé au modèle dit nègre ou bantou.

Le colloque d’Aix-en-Provence a donc représenté pour moi une occasion de travailler sur la généalogie de ces mythes raciaux, parallèlement à mes recherches sur la colonisation allemande en Afrique orientale. C’est à l’occasion de ce travail que je suis parvenu à la conclusion selon laquelle ces passions déchirant les populations du Rwanda et du Burundi avaient quelque chose à voir avec le fonctionnement de cette idéologie hamitique, dans la mesure où elle imprégnait les écrits des missionnaires, mais pas seulement ceux-ci. En effet, j’ai ressenti une


(1) Léon Poliakov, Le Mythe aryen : essai sur les sources du
racisme et des nationalismes, Paris, Calmann-Lévy, 1971.

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seconde forme d’embarras lorsque j’ai constaté que les grands noms de l’anthropologie de la région des Grands Lacs étaient eux-mêmes influencés par ces constructions mythiques, avec en outre, dans l’esprit de l’époque, une lecture marxiste de cet antagonisme ethnique. De plus, je percevais dans ces travaux non un effort de compréhension historique des événements qui venaient de se produire, mais une théorisation figée de ces sociétés. À mon retour du Burundi, j’ai donc tenté de décrypter l’idéologie qui avait marqué ces pays, en retraçant une histoire des idées et de la façon dont ces dernières s’étaient diffusées et avaient été mises en œuvre. Ce qui me frappait beaucoup se trouvait notamment dans de petits écrits de vulgarisation, en particulier les supports pédagogiques sur l’histoire de la région produits surtout dans les séminaires du Rwanda et du Burundi.


Se présentait là un condensé de ces mythes raciaux et les références bibliographiques puisaient à des ouvrages dont les auteurs étaient obsédés par les classifications raciales. Dans cette vulgate, les récits des origines étaient prégnants : les Hutu étaient censés être originaires de Polynésie, quand les Tutsi étaient réputés venir du détroit de Bab el Mandeb. Tout cela était enseigné dès l’école primaire. Mes travaux sur cette question se sont donc concentrés dans deux directions : d’une part, le décryptage des sciences sociales du 19e siècle et, d’autre part, l’histoire de leur diffusion par la gestion coloniale de l’enseignement.

Même si je me suis intéressé à bien d’autres sujets comme l’histoire des plantes et de l’agriculture, ce modèle demeurait une préoccupation constante car il fonctionnait bel et bien dans la politique contemporaine. Et il a fait durablement écran à l’histoire du Burundi.

Au fond, est-ce que vous diriez que vous avez mobilisé l’histoire contre l’ethnographie et l’anthropologie du moment ?

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JEAN-PIERRE CHRÉTIEN

UN HISTORIEN FACE AU GÉNOCIDE

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Oui, je l’ai vécu comme cela. Je trouvais que les schémas de l’anthropologie appliqués à cette région étaient hors du temps.

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Arrivons-en aux années 1990 qui sont si importantes pour le Rwanda en particulier. Comment percevez-vous la constitution de cette idéologie ethno-nationaliste hutu ? Quels sont les avertissements que vous avez pu formuler à l’époque ?

Mon attention sur la gravité de ce problème a d’abord été éveillée par l’affaire de NtegaMarangara en août 1988 au Burundi. J’ai alors participé à une enquête visant à établir les faits qui s’étaient produits dans cette région. Il est apparu que des massacres avaient eu lieu : massacres de Tutsi par des groupes de Hutu, puis des représailles sanglantes. L’idéologie qui s’affichait là, celle du Palipehutu de l’époque, reprenait tout à fait l’idéologie du Parmehutu rwandais 1. Nous étions seize ans après les massacres de 1972 et le pays était confronté à une situation identique. Ce sentiment de répétition tragique m’a rendu malade et est à l’origine de ma volonté de me rendre sur place afin d’enquêter, investigation que j’ai réalisée avec des collègues français et burundais dès septembre 1988.

Nous avons rencontré sur le terrain des personnes ébahies, traumatisées, dépassées par l’ampleur de la violence et la cruauté de groupes organisés, mues par une idéologie ethniciste. Un second élément m’a frappé à cette époque, lorsque nous avons publié les résultats de notre enquête dans les Cahiers du Centre de recherche africaine 2 : la levée de bouclier d’un certain

(1) Le Parti du mouvement de l’émancipation des Hutu (Parmehutu) avait été créé par Grégoire Kayibanda en 1959 en vue de préparer la « révolution sociale ». Le Parti de libération du peuple hutu (Palipehutu) fut créé en 1980 dans les camps de réfugiés burundais de Tanzanie : s’éloignant de la lecture marxiste de la société burundaise qui avait inspiré antérieurement les leaders de l’opposition hutu, il reprenait la vulgate raciale de son homologue rwandais.

(2) « La Crise d’août 1988 au Burundi », Cahiers du Centre de recherche africaine, numéro spécial dirigé par Jean-Pierre

nombre de personnes que je ne connaissais pas et qui ne toléraient pas que l’on puisse analyser cette crise en mentionnant les massacres de Tutsi, le 15 août 1988, commis par des groupes hutu soutenus par le Rwanda, comme si seule la répression féroce de l’armée à dominante tutsi méritait de retenir l’attention. Parler des tueries systématiques de populations tutsi par des factions hutu bien organisées demeurait inaudible dans un certain milieu d’experts, attachés à défendre à tout prix le régime en place à Kigali. Le schéma de l’antagonisme ethnique séculaire semblait alors inamovible, et il était pour ainsi dire tabou d’insérer ces événements dans leur complexité historique et dans les enjeux politiques contemporains. Mettre en cause le catéchisme de cet antagonisme et du majoritarisme ethnique au profit des Hutu vous attirait les foudres du milieu coopérant et parfois universitaire.

On a l’impression d’être face à une radicalisation cumulative entre les années 1960 et les années 1990 ?

Oui, mais il faut ajouter qu’à cette réitération du schéma des années 1960, se conjugue la situation particulière du Rwanda à la fin de la décennie 1980. Le régime de parti unique instauré par Juvénal Habyarimana après son coup d’État de juillet 1973 est confronté à une crise économique et à la montée d’une contestation politique interne sans précédent. Les défenseurs de ce régime étaient par conséquent très nerveux.

Au Burundi, le régime de Jean-Baptiste Bagaza (qui précède celui de Pierre Buyoya pendant lequel ont lieu les massacres d’août 1988) fait l’objet de vives critiques en raison de son autoritarisme et de sa mauvaise gestion sur le plan social. Parallèlement, le même constat

Chrétien avec la collaboration d’André Guichaoua et Gabriel Le Jeune, 6, 1989.

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peut être dressé pour le régime de Habyarimana. Mais au Burundi, l’explication qui prévaut a trait à cette espèce d’invariant ethnique : le pays va mal, parce qu’il est sous la domination des Tutsi.

À la fin des années 1980, le Burundi demeure au centre de mes priorités et j’ai le sentiment que ce pays est otage du Rwanda, qu’il est impossible de parler du Burundi si l’on ne prend pas en compte le modèle rwandais. Mais il est vrai que, d’un point de vue politique concret, les influences sont réelles d’un pays à l’autre. Jusqu’à cette période, j’avais peu écrit sur l’histoire du Rwanda et c’est donc à travers le Burundi que je découvre qu’il est impossible de négliger le Rwanda puisque toute évocation du Burundi renvoie systématiquement à la situation rwandaise.

En 1990, j’ai donc accepté d’effectuer une mission au Rwanda, au campus universitaire de Nyakinama (au Nord) et j’ai alors fait la con­naissance d’un historien rwandais, Emmanuel Ntezimana, avec lequel j’ai travaillé. Devant ses étudiants, ce dernier tenait un discours bien éloigné du catéchisme ethnique, en insistant notamment sur le nécessaire cloisonnement entre la propagande politique et la recherche scientifique. Cet historien respecté, et déjà engagé dans la défense des droits de l’Homme, était Hutu. Je découvrai alors qu’il avait prononcé un discours de rentrée universitaire en 1987, censuré par les autorités, où il affirmait l’unité nationale ancienne des Rwandais. Il s’interrogeait ensuite sur les mythes de division socio-économique entre des Hutu présentés comme les détenteurs du savoir-faire agricole et des Tutsi qui auraient été de tout temps des pasteurs. Il contestait ouvertement ces simplifications, lesquelles n’avaient aucun sens dans la longue durée de l’histoire rwandaise. Ce discours avait été censuré. Je constatai alors que, dans ce Rwanda que l’on ne cessait de décrire comme sans problème depuis l’avènement de

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la révolution de 1959, existait en réalité une division très profonde parmi les intellectuels, entre ceux qui critiquaient ces schémas ethniques en en contestant le bien-fondé scientifique et ceux liés au pouvoir comme Ferdinand Nahimana 1, lesquels se faisaient les défenseurs de cette vulgate.

De retour en France, j’ai rencontré un médecin rwandais également hutu qui m’a décrit l’ensemble des tares du régime de Juvénal Habyarimana. Avant de lire la presse d’opposition, qui émerge surtout à partir de 1991, et de prendre connaissance du travail des associations de défense des droits de l’Homme animées par des personnalités hutu, j’ai pu percevoir qu’il n’existait pas de pensée hutu uniforme au Rwanda. À partir d’octobre 1990, ce qui m’a intéressé, était moins l’attaque du Front patriotique rwandais (FPR), que ce réveil de l’opinion rwandaise n’adhérant pas à ce modèle de division ethnique. Ce modèle ne relevait pas d’une essence, d’une nature propre aux Rwandais, mais d’une idéologie dont j’avais analysé la formation quelques années auparavant. Il fonctionnait comme un outil politique, de la même façon que des théories raciales ont pu être mises en œuvre par des formations d’extrême droite dans l’Europe contemporaine. Ce passage de l’analyse idéologique à l’analyse politique s’est effectué grâce à ces rencontres avec des Rwandais, Hutu, opposants. Ils m’ont beaucoup aidé à comprendre la complexité du jeu politique rwandais, car à l’époque une autre vulgate présentait le Rwanda comme un pays sans histoire et équilibré, comme hors du monde. Très peu de travaux universitaires, très

(1) Historien rwandais, Ferdinand Nahimana occupe des postes de responsabilité sous le régime de Juvénal Habyarimana. Démis de la direction de l’Office rwandais de l’information à la suite des massacres du Bugesera en mars 1992 que Radio Rwanda avait contribué à déclencher, il est par la suite l’un des principaux promoteurs de la Radio télévision libre des mille collines (RTLM). Il a été condamné en 2008 par le Tribunal international pénal pour le Rwanda (TPIR).

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peu de publications journalistiques étaient en fait consacrés à ce pays avant 1990.

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À partir de cette rencontre avec le Rwanda, comment naît cette inquiétude sur la possibilité de massacres à grande échelle ? Quels sont les éléments qui attirent votre attention dans les années 1990 ? Quels ont été vos seuils d’alerte en tant qu’historien et chercheur sur le terrain ?

Il y avait toujours le Burundi à l’arrière-plan. Je savais bien qu’avaient également eu lieu des massacres au Rwanda en 1959, 1961, 1963-1964 et 1973, j’avais lu cela 1. Mais au Burundi, c’était de beaucoup plus près que j’avais vu ce qui s’était passé en 1965 et 1972, combien cette racialisation du clivage entre Hutu et Tutsi était porteuse de mort. Cela, je le savais et c’est la raison pour laquelle j’avais voulu enquêter en 1988 sur les massacres de Ntera-Marangara. Au Rwanda, après l’attaque du Front patriotique rwandais le 1er octobre 1990, contrairement à ce que d’aucuns affirmaient, les massacres de Tutsi par certains groupes hutu n’avaient rien de spontané. Ils étaient au contraire bien localisés et clairement identifiés. Cela m’a rappelé ce que j’avais pu observer ailleurs, ces tueries répondaient à une organisation politique, elle-même guidée par une idéologie raciste.

Cette idéologie avait fini par apparaître si naturelle qu’elle n’était jamais discutée et encore moins dénoncée comme telle, alors qu’elle conduisait à des massacres. À cette époque, ceux que l’on appelait « les amis du

(1) Plusieurs séries de massacres contre les Tutsi accompagnent l’accession du Rwanda à l’indépendance (1er juillet 1962) et l’instauration d’un régime prônant la « démocratie ethnique » au profit exclusif des Hutu. L’historienne américaine Alison Des Forges estime qu’entre 1959 et 1967, environ vingt mille Tutsi ont été assassinés quand trois cent mille autres ont pris les chemins de l’exil. Les enfants de ces réfugiés tutsi forment le noyau dur du Front patriotique rwandais, fondé à la fin des années 1980. Voir Human Rights Watch/Fédération internationale des droits de l’Homme, Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 53.

Rwanda » et qui étaient surtout Français, feignaient de croire à la bonne volonté du régime de Juvénal Habyarimana et présentaient les tueries comme autant de « dérapages » malheureux dus à « l’antagonisme ethnique traditionnel ». Il me semblait que cet habillage rhétorique n’était que le masque du mensonge qui permettait de cacher l’histoire d’un montage idéologique et de son exploitation politique. Ensuite, comme la documentation en provenance du Rwanda circulait beaucoup, j’ai découvert les Dix Commandements des Bahutu, parus en décembre 1990 dans Kangura 2. Ce texte m’a semblé stupéfiant et je l’ai reproduit, assorti d’un commentaire, dans la revue Politique africaine en juin 1991 3. Il apparaissait emblématique de cette idéologie raciale : les Tutsi y sont dénoncés dans des termes très proches de l’antisémitisme, avec les thèmes de l’argent et des femmes ; il s’achevait sur un appel à la haine sans ambiguïté, exhortant les Hutu à « cesser d’avoir pitié des Tutsi ». S’y trouvait également affirmée une conscience hutu radicale, en vertu de ce dogme d’une pensée exclusivement ethnique. Ce texte m’a semblé effrayant et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de le décrypter en 1991.

Puis, en mars 1992, les événements du Bugesera m’ont alerté. Cette fois, nous n’étions pas confrontés à un texte, mais à des massacres. Lors d’une conférence de presse organisée par la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et la Communauté rwandaise de France afin de dénoncer ces tueries, j’ai présenté un texte dans lequel j’insistai sur le nécessaire redressement de la classe politique rwandaise tout entière, qui devait prendre

(2) Bimensuel extrémiste fondé en mai 1990 (avant même
l’attaque du Front patriotique rwandais) et dirigé par Hassan
Ngeze, lui aussi condamné devant le Tribunal international
pénal pour le Rwanda en 2008.

(3) Jean-Pierre Chrétien, « “Presse libre” et propagande
raciste au Rwanda. Kangura et “les 10 commandements du
Hutu” », Politique africaine, 42, juin 1991, p. 109-120.

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conscience du danger raciste menaçant d’embraser le pays. Les événements du Bugesera sont apparus comme une éventuelle répétition de massacres encore plus massifs, et méritaient donc d’être dénoncés. Nous étions d’autant plus motivés dans cette démarche qu’il régnait un silence français : l’ambassadeur de France à Kigali qualifiait ces massacres d’« agitations ». Mars 1992 a ainsi représenté un moment important dans la mobilisation. Ensuite, des pogroms ont eu lieu au début de l’année 1993, c’est à ce moment-là que j’ai écrit dans Esprit que planait une menace de génocide.

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En effet, dès cette date, vous évoquez les menaces de génocide…

Oui, car j’ai été très sensible à l’intervention de Jean Carbonare à la télévision française 1. Je suis toujours prudent avec les formulations et je n’ai pas employé ce terme à la légère. Mais quand j’ai vu Jean Carbonare, à la suite de l’enquête de janvier 1993, dénoncer comme il l’a fait la menace d’un génocide qui était même en cours, je me suis dit que là était également ma conviction, et qu’il fallait que je l’écrive publiquement 2.

Parler d’une menace de génocide était audacieux, même si cela s’est révélé malheureusement vrai. Mais quelle fut alors la réception de cette dénonciation ?

À l’exception de quelques organisations de
défense des droits de l’Homme très mobilisées

(1) Jean Carbonare, militant des droits de l’Homme, est intervenu le 24 janvier 1993 au journal télévisé de 20 heures, sur Antenne 2, pour rapporter les faits dont il avait été témoin au Rwanda au moment de son enquête pour le compte de plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme. Voir le Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, Paris, Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), mars 1993.

(2) Jean-Pierre Chrétien, « Le Rwanda et la France : la démocratie ou les ethnies ? », Esprit, 190, mars-avril 1993, p. 190-195.

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sur cette question, le silence constituait plutôt la règle. Le contexte était complexe, il fallait sans cesse expliquer de quoi il s’agissait, revenir aux fondamentaux pour déconstruire le prisme ethnique à travers lequel les interlocuteurs se représentaient la situation : on n’était pas confronté à des ethnies qui se combattaient naturellement ou à un antagonisme entre des seigneurs et des serfs. Je buttais contre un entêtement à ne pas comprendre qu’en Afrique aussi, les acteurs pouvaient faire des choix politiques, qu’on était face à des extrémistes ou face à des gens raisonnables, que la naissance ne guidait pas les options politiques, d’autant qu’il y avait beaucoup de mariages alliant des familles hutu et des familles tutsi 3, que la société rwandaise était très imbriquée et complexe. Il fallait sans cesse exposer ces données de base. J’ai découvert avec stupéfaction qu’en haut lieu en France, ces représentations ethniques avaient également cours. Un homme politique proche du président Mitterrand comme Bruno Delaye remerciait cordialement en septembre 1992 Jean-Bosco Barayagwiza, alors président de la Coalition pour la défense de la république (CDR), le parti le plus extrémiste qui soit, pour son appui à la politique de la France 4. L’Élysée entretenait donc des relations cordiales avec un parti raciste. J’avais ainsi le sentiment de prêcher dans le désert.

Est-ce cela qui vous a amené à employer une formule très radicale, très frappante pour des Européens, celle de « nazisme tropical » ?

(3) Il ne s’agit pas à proprement parler de « mariages mixtes », puisque tous sont rwandais, partagent la même culture et le même espace et, surtout, que ces mariages ne sont pas nouveaux. En fait, l’appartenance dite « ethnique » se définit en filiation patrilinéaire : un enfant de père hutu et de mère tutsi est hutu, et ainsi de suite. C’est le discours d’apartheid des extrémistes hutu qui aboutit à l’époque à ce qu’on parle de « Hutsi », traités d’ibyimanyi (hybrides) ou d’abaguze ubwoko (troqueurs d’ethnie).

(4) Entre juillet 1992 et janvier 1995, Bruno Delaye fut responsable de la Cellule africaine de l’Élysée.

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Oui, bien sûr. Quand le génocide a commencé le 7 avril, j’ai tout de suite perçu la réalité. Dès le 11 avril 1994, je me suis retrouvé avec Madeleine Mukamabano et Rony Brauman sur les ondes de RFI pour dénoncer le génocide en cours. Cela me semblait évident et il fallait se faire entendre. C’est pour cela que j’ai procédé à cette comparaison avec le nazisme, mais en toute conscience 1. Je visais une idéologie raciste. Tout comme Léon Poliakov avait dénoncé l’antisémitisme, je dénonçais l’anti-hamitisme ; il me semblait que c’était du même ordre et qu’il fallait le dire publiquement. Et je crois que cette formule a frappé les esprits.

Parce que la référence au nazisme résonnait d’un écho plus fort dans la société française ?

Hélas, oui. On m’a reproché un procédé rhétorique facile, mais pour moi cela ne l’était pas. L’enquête menée à la fin de l’année 1994 sur le contenu des médias extrémistes ayant préparé et accompagné le génocide l’atteste suffisamment 2.

Vous disiez tout à l’heure que vous aviez prêché dans le désert pendant les années 1990, mais qu’en est-il aujourd’hui ? La situation a-t-elle changé ? Dans le débat français, est-on débarrassé de cette essentialisation des ethnies, de cette ethnographie vulgaire ?

Dans les médias sérieux, j’ai le sentiment que la réalité du génocide des Tutsi du Rwanda ne fait plus problème. Mais la désignation des tueurs, c’est-à-dire les extrémistes hutu, est

(1) Jean-Pierre Chrétien, « Un nazisme tropical », Libération, 26 avril 1994 ; id., « Un “nazisme tropical” au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 48, octobre-décembre 1995, p. 131-142.

(2) Jean-Pierre Chrétien (dir.), Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe (coll.), Rwanda : les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995. Les auteurs ont ensuite été témoins-experts auprès du parquet du Tribunal international pénal pour le Rwanda à Arusha dans le procès des médias en 2002.

encore absente des discours. La simplification consiste surtout à dire : « Les Hutu ont tué les Tutsi. » Même s’il existe aujourd’hui une conscience de l’événement, la tentation est très forte de revenir aux simplifications ethniques, parce que, malgré tout, il s’agit de l’Afrique et que le primat de l’ethnicité demeure présent. En vertu de ce prisme, l’ignorance prospère et certaines personnes continuent même de penser qu’il existe au Rwanda deux langues, une langue « hutu » et une langue « tutsi ». Autrement dit, ce combat pour faire comprendre qu’il ne s’est pas agi d’un affrontement ethnique conserve toute son actualité.

Ces clichés sont ressortis à l’occasion de la publication de l’ouvrage de Pierre Péan en 2005 3 ?

Oui, et ce qui est stupéfiant dans cette affaire, c’est qu’après des années de travaux et de débats qui assuraient un socle de connaissances sur l’événement (nous étions dix ans après le génocide), on ouvrait un livre dans lequel se trouvait une pensée datant de la fin du 19e siècle. On se demande alors quelle est l’utilité de la recherche dans notre pays si un tel livre peut être publié, obtenir la caution d’un grand éditeur, faire l’objet d’une diffusion importante et trouver écho chez de nombreux commentateurs. Un tel phénomène conduit à s’interroger en profondeur sur l’utilité du travail des chercheurs face aux vaticinations de quasi-stars médiatiques.

Et sur cette théorie du « double génocide », visant à nier la spécificité de l’entreprise d’extermination des Tutsi, que peut-on dire aujourd’hui ?

Cette théorie est issue de milieux nostalgiques de l’ancien régime de Juvénal Habyarimana qui cherchent à légitimer leur opposition au gouvernement actuel sur la


(3) Pierre Péan, Noires Fureurs, Blancs Menteurs. Rwanda :
1990-1994, Paris, Fayard, 2005.

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base de cette même nostalgie. Ils sentent bien que leur cause est complètement disqualifiée par le génocide des Tutsi, c’est pourquoi ils s’évertuent à minimiser ce dernier. Ils revendiquent donc l’existence d’un autre génocide pour faire entendre leur cause. Cette ligne est essentiellement défendue par des Rwandais exilés attachés au régime de Habyarimana, et parfois même par les criminels eux-mêmes. Par ailleurs, en France, apparaît la tentation d’être « équitable », de ne pas mettre en avant les seules victimes tutsi, mais de « rétablir un équilibre » en disant qu’il y eut également des morts hutu, victimes de représailles. Cette volonté d’être « équitable » se déploie avec d’autant plus de vigueur qu’elle se trouve sur un terrain africain où le prisme ethnique est dominant. Nous n’imaginerions pas, par exemple, une délégation allemande qui irait rendre hommage au victimes juives à Auschwitz et qui, en sortant, ferait une conférence de presse en déclarant qu’il ne faut pas oublier les victimes des bombardements de Dresde et de Hambourg. En Europe, on respecte le poids des mots et on recherche les responsabilités politiques. On ne dit pas n’importe quoi sur le projet qui se trouve à l’origine de massacres.

Quand vous repensez à votre carrière d’historien sur la région des Grands Lacs et à la violence qui a traversé ces sociétés, en particulier au Burundi et au Rwanda, et qui représente en définitive une translation d’un intérêt vers un autre, est-ce que vous formuleriez un regret, une alerte qu’il aurait fallu lancer ? Ou avez-vous le sentiment d’avoir fait tout ce qu’il vous était possible de faire en tant que chercheur, même si vous n’avez pas été écouté ?

D’abord, je ne regrette pas du tout d’avoir abandonné le champ initial de ma recherche sur l’histoire de l’Allemagne contemporaine pour ce champ-là, parce que j’ai le sentiment d’avoir été sans doute, peut-être, beaucoup plus utile.

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Je peux évidemment me dire, avec le recul, que je n’ai pas été assez virulent, ni assez clair. J’ai l’impression d’avoir vécu un combat intérieur. Cela me fait penser à la phrase de Lucien Febvre : « Il est impossible d’être incroyant au 16e siècle. » Et bien ces histoires de « Hutu » et de « Tutsi » sont du même ordre. Comment ne pas y croire ? J’ai souvent le sentiment d’avoir été sans cesse à contre-courant, d’avoir avancé des vérités inaudibles, alors que je faisais simplement mon travail. Cela m’a valu beaucoup d’attaques. Mais je n’ai pas été un acteur politique déterminé, j’ai tenté, dans le champ qui était le mien, de critiquer un certain nombre d’idées reçues. J’ai tout de même essayé de porter ma parole, en 1972 pour le Burundi comme en 1994 pour le Rwanda. Sur le Rwanda, je suis beaucoup intervenu dans les médias et auprès de la société civile française. Je pouvais alors mesurer l’ignorance de nombre de journalistes : il me fallait contourner leurs questions, même quand elles étaient stupides, pour dire ce que je voulais faire entendre au public.

Dès 1972, lorsque vous dénoncez les massacres
au Burundi, votre métier d’historien revêt-il une
dimension d’engagement moral et civique ?
Oui et cette dimension civique est clairement inscrite dans la dénonciation des massacres de 1972, car c’était mes anciens élèves
qui avaient été assassinés.

Vous considérez-vous comme un historien engagé ?

Oui, mais « engagé » au sens proposé par Gérard Noiriel 1, c’est-à-dire dans le décryptage de la réalité afin d’éviter la superficialité

(1) Voir « “Histoire, mémoire, engagement civique par Gérard Noiriel (EHESS, Paris)”, extraits de l’article paru dans Hommes et Migrations, janvier-février 2004 », publiés sur le site Internet du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), 8 mars 2007, http://cvuh.blogspot. fr/2007/03/histoire-memoire-engagement-civique-par.html (7 janvier 2014).

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des analyses. Il s’agit de tenter de faire entendre une parole qui puisse revêtir un certain poids, d’où, par exemple, le choix de l’expression « nazisme tropical » 1.

Et sur les plans civique, politique puis de celui de la recherche, quelles pourraient être les directions à suivre ?

Face à l’obsession des clivages identitaires, il me semble que la meilleure riposte serait de redonner de la vigueur à l’histoire sociale, culturelle et économique. En Afrique, il existe un grand besoin d’histoire sociale, qu’il s’agisse de la condition paysanne ou des quartiers urbains. Une histoire sociale qui pourrait être un moyen de démystifier ces constructions identitaires. Aujourd’hui, au Burundi par exemple, il existe des dissensions très fortes sur des sujets sociaux et économiques qui ne se réduisent absolument pas à la « question ethnique ». Il s’agit d’affirmer que la citoyenneté est fondée sur des enjeux concrets et de s’interroger sur la disparition, à terme, de ces mythes identitaires. Alors, oui, il faut déconstruire ces mythes, mais il s’agit également d’écrire une autre histoire. J’ai adopté cette démarche quand je me suis intéressé à l’histoire des plantes et de l’agriculture au Burundi. C’est d’ailleurs une histoire extrêmement riche et il est possible de redonner aussi de la dignité aux gens par ces étudeslà. Si les Européens continuent à camper sur leurs visions exotiques (« négrologiques » pour reprendre une formule que j’avais employée dans la revue Esprit en 1974 2), ils ne comprendront rien à l’évolution de l’Afrique contemporaine.

(1) Jean-Pierre Chrétien, « Le génocide du Rwanda : l’historien face aux crises du temps présent en Afrique », in Les Rendez-vous de l’Histoire, Blois, 2003 : l’Afrique, Nantes, Pleins Feux, 2004, p. 81-101.

(2) Jean-Pierre Chrétien, « Négrologie et africanité », Esprit, 11, novembre 1974, p. 727-736.

Et sur l’histoire du génocide des Tutsi plus précisément, voyez-vous des questions qui mériteraient
d’être explorées plus avant ?

Il faut encourager la recherche de terrain, enracinée dans les régions et le vécu des acteurs sociaux. Je défends une histoire « au ras du sol », moins axée sur celle des régimes politiques et des grands échanges économiques, plus attentive aux acteurs.

Sur les plans civique et politique, en France en particulier, sur quoi doit porter l’effort d’expression d’une parole historienne ?

Il me semble que le problème tient moins à l’expression publique de regrets ou d’excuses, qu’à l’énonciation d’une parole juste sur l’événement. Il faut un discours fort, public, sur la réalité de ce qui s’est passé, à savoir un génocide fondé sur une idéologie raciste. Mon inquiétude persiste quand je constate qu’émane encore de certains milieux politiques français (socialistes nostalgiques de l’ère Mitterrand, ou personnalités de droite marquées par cette « cohabitation », confondant la défense de « l’armée » avec le déni des erreurs de cet épisode de la politique étrangère française) le refus de nommer une réalité historique dont la gravité effraie.

Jean-Pierre Chrétien, Centre d’études des mondes africains (CEMAf), CNRS, 75004, Paris, France.

Jean-Pierre Chrétien est directeur de recherches émérite au CNRS. Ses travaux portent notamment sur la région des Grands Lacs, aux 19e et 20e siècles. Il est l’auteur, avec Marcel Kabanda, de Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique (Belin, 2013) ; de L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs : une histoire du xxe siècle (Karthala, 2010) ; avec JeanFrançois Dupaquier, de Burundi 1972 : au bord des génocides (Karthala, 2007) ; de L’Afrique des Grands Lacs : deux mille ans d’histoire (Flammarion, 2000) ; et il a dirigé Rwanda : les médias du génocide (Karthala, 1995). (j-pierrec@wanadoo.fr)
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