Fiche du document numéro 783

Num
783
Date
Samedi 20 août 1994
Amj
Taille
30836
Titre
Rwanda : après les Français, l'inquiétude
Page
1, 4
Nom cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Gikongoro. « Ceux qui partent à Cyangugu sont fous ! » Debout
sur sa Jeep, le lieutenant Goujon, du premier escadron de régiment
d'infanterie chars de marine (RICM), essaie d'être le plus clair
possible : « Vos enfants risquent de mourir en chemin. Vous
pouvez vous faire dévaliser par les bandits dans la forêt de
Nyungwe, et à Cyangugu il n'y a rien !
 » Appuyé par un traducteur,
il harangue les 1 500 déplacés du camp de Mugano qui ont fui leur
village, de l'autre côté de la Mwogo, la rivière qui sépare la zone
tenue par le Front patriotique rwandais (FPR) de la zone humanitaire
sûre (ZHS), où les « casques bleus » prennent la relève des
soldats français.

« Plutôt que de partir vers le Zaïre ou de rentrer au village, il vaut
mieux rester sur place et attendre que les Nations unies vous signalent
quand le retour sera possible.
 » La petite foule applaudit. Est-elle
convaincue ? Sur le chemin du retour le chef de la patrouille
reconnaîtra que « demain ils vont sans doute tous me dire qu'ils veulent
quand même partir à Cyangugu
 ». Ce discours, qu'il tient tous les jours
dans différents camps de la région, ne fait pas le poids face aux
rumeurs. « Vous ne pouvez pas dire au FPR de rentrer dans les casernes
pour qu'on puisse revenir chez nous ?
 », a demandé quelqu'un.

Les gens de Mugano, comme l'immense majorité des Hutus déplacés ou
résidents dans la ZHS (estimés respectivement à un million et 500 000)
ont une peur de la « vengeance tutsie » qui les cheville au corps. Et
ils ne font pas plus confiance à la MINUAR II (Mission des Nations unies
pour l'assistance au Rwanda) qu'à la MINUAR I qui, à la mi-avril, au
lieu de s'interposer, avait retiré ses hommes du Rwanda qui sombrait
dans la guerre civile et les massacres. Ils sont prêts à tout pour
tenter de faire rester les Français. L'air soucieux, un jeune homme
s'approche de l'officier : « Des hommes armés du FPR sont venus ce matin
à Mukoni. Ils disaient qu'après le 22 août
 » [date du retrait du
contingent français] ils viendront massacrer tous ceux qui ne
retourneraient pas dans leurs villages.
 » Petite vérification de routine
à Mokoni : à travers les réponses des uns et des autres, l'affaire se
révèle une naïve « opération d'intox ».

Avant d'entamer leur tournée quotidienne pour « montrer aux gens que
nous sommes toujours là
 » les hommes du lieutenant Goujon sont allés
saluer les sentinelles du FPR sur le pont de la Mwogo. Français et
ex-rebelles s'appellent par leurs prénoms, fument une cigarette ensemble
et discutent un moment. Tout va bien. Un combattant du FPR affirme :
« Cinq cents déplacés reviennent chaque jour » c'est-à-dire quittent la
zone de sécurité vers les régions contrôlées par le FPR. Tous s'en
félicitent, font semblant d'y croire. Mais, en une demi-heure, cinq
personnes seulement traverseront le pont. Sur le chemin du retour, un
drame éclate au bord de la route : la foule poursuit un homme qui a
tenté de voler de la nourriture tout juste distribuée. Les soldats
jaillissent de leur véhicule mais les villageois ont été plus rapides.
Le voleur est arrêté une grenade à la main. Les militaires iront
fouiller sa chaumière sans trouver d'autres armes. Ni les Français ni la
MINUAR II n'ont ouvert de cachots. Le brigand sera donc remis au
bourgmestre, qui ne pourra que le relâcher puisque le directeur de la
prison de Gikongoro est parti avec les clés après avoir libéré tous les
prisonniers.

L'anarchie, la misère alourdissent le climat d'insécurité. Le banditisme
se développe. On se vole des vivres, des ustensiles, et les altercations
se terminent souvent par un coup de machette.

A l'hôpital, les blessés dénoncent immanquablement le FPR. Pourtant,
sur les trente cas d'exactions qu'il a étudiés jusqu'à présent, Ahamat
Omran, observateur tchadien détaché par le Centre des Nations unies
pour les droits de l'homme, a remarqué que la majorité des blessures
provenaient de rixes ou d'agressions. Un seul cas pourrait être le
fait du FPR et mérite une enquête approfondie. Ici, les exactions du
FPR paraissent peu nombreuses ou alors, disent les plus prudents,
rares sont ceux qui en réchappent. Mais, malgré le peu de cas
reconnus, les rumeurs suffisent à pousser les gens vers le Zaïre, loin
des lignes « ennemies ».

Depuis le 15 août, militaires et «~humanitaires~» enregistrent les départs
vers Cyangugu. Curieusement, ils ne disposent pas des mêmes chiffres:
cinq mille par jour pour les premiers, le double pour Médecins sans
frontières. Le 18 août, le flux s'est ralenti à quatre mille, ce qui a
immédiatement été interprété comme une marque de confiance aux « casques
bleus ». Peut-être la population attend-elle de voir si ces derniers sont
capables de la protéger. Mais personne ne veut parier sur la suite.

Depuis trois semaines, les Ghanéens tiennent la zone sud de Gikongoro et
il n'y a eu pour ainsi dire aucun mouvement. Au nord, les Tchadiens
auraient empêché quelques soldats du FPR de s'infiltrer pour voler du
bétail. Au milieu du camp de Cyanika (vingt mille personnes), illuminé
par des centaines de petits feux de cuisine, un blindé blanc de l'ONU et
son équipage de Ghanéens, s'est arrêté pour la nuit: il faut coûte que
coûte rassurer et se refaire une image de marque.

Mais le vrai test viendra avec le départ définitif des Français.
« Le mandat des ``casques bleus'' pour contrer l'insécurité,
n'est pas clair
 », s'inquiète un observateur qui, comme les
Rwandais, émet des doutes sur l'efficacité de la MINUAR. La mission de
l'ONU ne pourra en réalité réussir que si le FPR joue le jeu. Se
retiendra-t-il de faire entrer ses troupes dans le secteur (dont il
avait, en principe, accepté la démilitarisation)?

Le contingent éthiopien a commencé d'arriver le 17 août à Cyangugu. Au
total, deux mille quatre cents « casques bleus » (deux fois plus qu'il
n'y avait de soldats français) devraient prendre la relève, appuyés par
soixante-quinze observateurs de l'ONU. Le premier ministre rwandais,
Faustin Twagiramungu, a déjà tiré son bilan: il expliquait jeudi sur
Radio Rwanda que « la France n'avait pas su rassurer la population »,
puisque trois cent mille personnes se trouvaient à la frontière
zaïroise, mais qu'il s'attendait à une bien meilleure collaboration avec
la MINUAR. « Forte de son expérience, la deuxième MINUAR ne répétera pas
les mêmes erreurs que la première
 », estime le capitaine Bucquet, qui
commande le dernier détachement français de Gigonkoro. « Le FPR a gagné la
guerre et doit comprendre qu'il doit aussi gagner la paix... Il n'a pas
intérêt à provoquer un exode
 ». Du côté de l'ONU, on assure que
certaines unités du FPR coupables d'exactions ont été relevées sur les
lignes de démarcation. Mais il en faut peut-être plus pour rassurer les
déplacés et ne pas se contenter de dire que tous ceux qui partent au
Zaïre ont du sang sur les mains.

Prudentes, les familles de déplacés envoient d'abord un des leurs de
l'autre côté de la ZHS, pour aller voir. Mais ces éclaireurs ne
reviennent pas, à l'exception, il y a trois semaines, de ce jeune homme
laissé pour mort dans une fosse septique, le crâne ouvert par un coup de
hache, par le FPR, selon son témoignage. Alors, on se pose des
questions. « On ne constate pas de réelle volonté des nouveaux
dirigeants rwandais de faire revenir les gens
, remarque un observateur,
leurs discours, leurs visites dans la ZHS semblent destinés à l'opinion
internationale. Il y a une certaine logique à cela: ils n'ont pas les
moyens de gérer toute cette population; peut-être souhaitent-ils vider
le pays et filtrer peu à peu les retours quand ils auront assuré leur
autorité sur tout le territoire
 ».

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