Fiche du document numéro 5595

Num
5595
Date
Mercredi 18 mai 1994
Amj
Taille
158003
Titre
Interview de Bernard Kouchner
Nom cité
Source
TF1
Type
Langue
FR
Citation

La situation au Rwanda



200.000 morts, certains parlent même de 500.000 victimes, en fait actuellement personne
ne peut connaître l’ampleur du massacre inter-ethnique des Hutus et des Tutsis. La seule
estimation qui a pu être établie, d’après des éléments concrets, est le nombre de réfugiés -
un million au total - qui affluent tous les jours, toutes les heures, depuis six semaines, jetés
sur la route, ils déferlent sans interruption vers tous les pays voisins du Rwanda.

(Reportage D. Chauffier TF1 - 20H00)

B. KOUCHNER

Q: vous avez découvert ce que peut être l’horreur ?

- "Oui, l’horreur à l’état brut parce que ce qu’on vient de voir, c’est ce qui se passe aux
frontières. Et je suis heureux que la France fasse enfin quelque chose là-bas et j'étais en
contact avec P. DOUSTE BLAZY. Ii faut penser à ce qu’on ne peut pas faire au milieu.
Là, ce sont des gens qui ont fui les massacres et d’ailleurs, parfois, y ont participé. C’est
comme ça que ça se passe. Mais songez que Kigali est une ville à l’intérieur de laquelle se
situent des îlots d’otages menacés de mort en permanence. Certains peuvent être défendus
par les 400 hommes formidables de l'extraordinaire général DALERE qui fait tout et qui
est sans doute le représentant de la conscience universelle et de l’honneur de l’humanité.
Tout seul avec 400 hommes il ne peut rien faire, il ne peut même pas protéger ses troupes
si elles vont patrouiller devant un orphelinat menacé à l’autre bout de la ville. Il y a, à
l’intérieur de cette ville, des milliers d’ Anne Frank réfugiées dans les caves, dans les toits,
menacés de mort. La mort rôde en permanence. Il y avait, entre cet orphelinat que nous
avons tenté d’évacuer et l’aéroport, 22 barrages de milices. Ces milices qui ont eu le
dernier mot dans notre négociation, car ces milices, la rue armée dans une main une
machette, dans l’autre une grande, ouvrant les véhicules de l'ONU. Tout à l'heure, F.
LEOTARD parlait de l’humiliation des soldats, je vous assure qu’ils sont humiliés et qu’ils
attendent les 5 500 qui vont arriver. Et vous allez voir ce que va en faire le général, il va
faire baisser la tension, je l'espère, s’ils arrivent très vite. Car il y a encore des massacres,
on est en train d’assassiner, on est en train de poursuivre le génocide. Génocide, ça veut
dire quoi ? Ca veut dire qu’on est tué pour ce qu’on est pas pour ce qu’on à fait. C’est-à-
dire qu’ils cherchent les enfants en ce moment. On marche sur les cadavres d’enfants. Dans
l'herbe, on trouve des têtes d’enfants décapités qui ont six ans, huit ans, deux ans. On
raccourcit les enfants à la machette. Pourquoi ? Parce qu’on a tellement tué, qu’on en a
peut-être, ô dernier symptôme d’humanité, un peu de remords, alors on se dit qu’il faut que
l'enfant meure aussi pour ne pas qu’il puisse venir vous le reprocher ou reprendre la maison
qu’on a pillée. Alors, d’un côté on dit : c’est une lutte ethnique. C’est vrai et c’est faux.
On a voulu faire que ces Tutsis, qui sont 10%, contre ces Hutus, 90%, ce soit la seule
explication. C’est pas vrai. C’est un génocide manipulé et fait, exécuté sciemment par des
‘fascistes. Le fait qu’il soit tropical, ce génocide, ne change rien. Il y avait d’un côté une
représentation politique pas seulement ethnique et de l’autre côté, des gens qui se sont servis
du racisme. Purification ethnique là aussi, nous y sommes."


Q: Parce qu’il y avait des Hutus qui était pour une collaboration ?

- "Non seulement ça, on a commencé dans cette nuit du 6 au 7 avril, à tuer les Hutus
démocrates, l’ethnie majoritaire. Et ceux-là ont été éradiqués, certains se cachent encore,
on sait où mais on ne peut pas aller les chercher. C'est-à-dire des milliers d'Anne Frank,
encore une fois, qui attendent la mort. Alors qu'est-ce qu’on peut faire ? Non, ce n’est pas
possible, ils continuent d’être assassinés. Et je parle de Kigali, je peux vous parler des
autres régions. Et je ne prends pas parti entre les bons et les méchants complètement. Il y
aussi à une autre échelle, des règlements de compte de l’autre côté du front populaire
rwandais, pas du tout à la même échelle, mais un mort est un mort. Et donc, que peut-on
faire ? Que ces Casques bleus chargés de la mission de protection humanitaire, ça veut dire
quoi ? Donner à manger, du riz, en effet, sur lequel on a ironisé, eh bien ils en ont besoin
parce qu’ils crèvent de faim. Et ceux-là qui seront nourris, seront protégés, j'espère, si les
Casques bleus arrivent. Encore une fois, vous le disiez à F. LEOTARD, pas trop tard.
Parce que en sommes, et je m'’arrête, il y a un massacre, il y en a beaucoup ces temps-ci,
celui-là est exceptionnel, c’est un génocide. Alors on attend d’avoir des images, que les
journalistes au péril de leur vie fassent leur métier. Quand on le sait, c’est déjà trop tard,
l’indignation monte, alors on commence à bouger. Et ce qui n’était pas possible, c’est-à-dire
trouver des hommes volontaires, une espèce de force d’action rapide, de l’humanitaire, de
la protection qui serait disposée par continents sous le drapeau de l'ONU, une force, les
pompiers avant le feu. Alors, on dit toujours : il n’y a pas d'hommes, pas d’argent, pas de
volonté politique. Et puis toujours après le massacre, on trouve les hommes, on trouve
l'argent. Ca coûte beaucoup plus cher et la volonté politique se manifeste timidement.
Seulement les gens sont morts. C’est comme à Sarajevo. Quand comprendra-t-on que ce
qu’on veut, à la fin de ce siècle, c’est une force d’action rapide des Nations unies pour
empêcher les massacres pas pour venir se lamenter après ?"

Q: Il y a la responsabilité des belligérants mais aussi la responsabilité internationale. Un
responsable de Médecins Sans Frontières disait que Paris longtemps avait soutenu la faction
au pouvoir qui a donc été décimée depuis début avril. Sentez-vous cette culpabilité ?

- "Bien sûr, c’est vrai qu’il n’y a pas lieu d’être fier. Et il faudrait très ouvertement que ce
débat ait lieu, comme la liste Sarajevo, qu’on en parle de cette politique africaine, qu’on
parle de ces zones d’ombre, qu’on parle des nécessités aussi peut-être d’en passer par là
parfois. Mais qu’on l'explique. Et puis, quoi ? Faut pas exagérer non plus, la France a
participé aux accords d’Arusha qui, au contraire, ce reproche a été fait ensuite et explique
peut-être les massacres, faisait la partie belle au front patriotique du Rwanda. La France n’a
pas fait que des mauvaises choses mais il est vrai que nous l’avons soutenu par des accords
de coopération qui existent et qu’il faut bien respecter. Ou il faut changer tout, ou il ne faut
pas qu’il y ait des rapports précisément spéciaux avec les pays africains, que les droits de
l’homme soient appliqués en permanence. Je le souhaite infiniment, je l’ai demandé 25
fois. Mais dans ces conditions, on aide souvent des gens, oui, et on utilise souvent des
armes que nous avons vendues ou que nous avons fournies pour le pire. Et là, c’est
exceptionnellement ignoble, insupportable, inqualifiable. Il y aura enquête bien entendu, un
jour, lorsqu'un tribunal de l'ONU sera constitué pour le Rwanda. Et vous allez voir les
responsabilités. Je souhaite qu’elles soient évidemment très vite dévoilées."

(Invité de P. Poivre d’Arvor TF1 - 20H00)

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