Fiche du document numéro 5096

Num
5096
Date
Jeudi 24 novembre 2005
Amj
Taille
44594
Titre
Le devoir de témoigner dans l'affaire Guy Theunis
Soustitre
Kigali, 02 Dec. (ARI) - Arrêté le 06 septembre pour incitation au génocide et détenu pendant soixante-quinze jours à Kigali, le prêtre catholique belge Guy Theunis a été finalement transféré dans son pays natal afin d'y être jugé, conformément aux accords conclus avec les autorités rwandaises. Dès son arrivée, le prêtre journaliste a été longuement interrogé par la police fédérale et auditionné par un magistrat avant de retrouver les siens. La rédaction de ARI-RNA propose à ses lecteurs le témoignage de Gaétan Sebudandi dans l'affaire Guy Theunis. Journaliste de son état, Gaétan Sebudandi vit pour le moment à Cologne (Allemagne).
Nom cité
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Source
Type
Langue
FR
Citation
A partir du moment où les autorités rwandaises ont décidé de se
dessaisir du dossier Guy Theunis en faveur de la Belgique, il me paraît
impensable de me dérober au devoir civique de témoigner dans ce
dossier. Il s'agit, à mes yeux, d'un impératif qui s'impose en ma
double qualité de citoyen et de journaliste. Un statut que j'ai en
commun avec le père Guy Theunis. Il devrait nous inciter tous les deux à
poser un regard attentif sur les événements, à observer scrupuleusement
les faits et les hommes portés à notre connaissance. Avec le souci
constant de l'objectivité et le recours indispensable au sens critique.



Bien sûr, je suis parfaitement conscient des limites de mon témoignage.
Je n'étais pas au Rwanda au moment des faits qui lui sont imputés. Mais
en tant que citoyen rwandais et journaliste, j'ai suivi avec une
particulière attention et une assiduité quasi quotidienne le déroulement
de la crise dans mon pays, à partir d'octobre 1990. Je garde, incrustée
dans ma mémoire, une série de faits et de souvenirs vérifiables, dont
j'avais connaissance, alors même que je travaillais à la Deutsche Welle
à Cologne, à quelque 8 000 km du terrain des opérations. J'imagine que
ces faits ne peuvent avoir échappé à la sagacité d'un journaliste
chevronné, de la trempe d'un Guy Theunis, ayant l'avantage de se trouver
sur place.

A la lumière de ces faits et événements précis, il est possible de
confronter les réactions, les écrits et les commentaires, voire
l'absence de réaction, du père Theunis avec la relation que d'autres
témoins crédibles ont faite de ces événements. Pour bien montrer les
options, les sympathies ou le parti-pris du missionnaire dans certains
épisodes tragiques. Les exemples ne manquent pas. Je me contenterai
d'évoquer quelques cas, aujourd'hui indiscutables, largement documentés,
qui n'ont pu à l'époque échapper à la vigilance du journaliste Guy Theunis.



1.1 Dans le plaidoyer enflammé de Reporters Sans Frontières en faveur
de son ex-correspondant au Rwanda [1], Robert Ménard avance
l'hypothèse que l'arrestation de Guy Theunis à Kigali serait en quelque
sorte un règlement de compte du FPR, parce que le journaliste avait fait
des investigations poussées sur les violations des Droits de l'Homme
dans la zone contrôlée par l'APR, sous le commandement de Paul Kagame.
On peut d'ailleurs penser, à juste titre, que la photo montrant Guy
Theunis en parfaite connivence avec les principaux instigateurs du
génocide[2], dont Ferdinand Nahimana, les colonels
Ndindiliyimana et Anatole Nsengiyumva, en 1991, fait partie de la
campagne d'explications des méfaits de l'APR par les principaux
commandants des FAR. L'atmosphère cordiale, qui régnait autour des
bouteilles de bière, en dit long sur les sympathies respectives des
protagonistes.



1.2 Je me souviens parfaitement d'un reportage, publié en 1991 dans
Kanguka sous la plume de RAVI, alias Vincent Rwabukwisi, avec une photo
de la même scène que celle publiée dans « Rwanda : Les Médias du
Génocide ». La tonalité de cet article prenait nettement ses distances à
l'égard de la propagande officielle du régime Habyarimana. Il serait
hautement instructif de comparer ce reportage avec le compte rendu de
Guy Theunis ou les commentaires de Dialogue, à la suite de cette
expédition sur la ligne de front organisée par les FAR pour les médias
nationaux. Le souvenir de ce reportage de Kanguka est resté gravé dans
ma mémoire. Parce qu'à l'époque j'avais déjà eu l'intuition que ce
cliché risquait un jour de faire date dans les annales de l'histoire
récente du Rwanda.

1.3 Toujours en 1991, pendant que Guy Theunis menait «des recherches
intensives sur les violations des Droits de l'Homme, commises par
l'Armée patriotique rwandaise, la branche armée du FPR», se déroulaient
par ailleurs des exactions massives contre les Bagogwe, une population
du nord-ouest du Rwanda apparentée aux Tutsi. Les massacres dans cette
région, orchestrés par les FAR, ont fait au bas mot entre 300 et un
millier de victimes, selon le rapport de la Commission d'enquête
internationale dépêchée au Rwanda par la FIDH et Human Rights Watch,
rapport publié en mars 1993. Sur ces violations et exécutions à grande
échelle, commises par les forces gouvernementales, les comptes rendus du
père Theunis ou de la revue Dialogue, qu'il animait, devraient, me
semble-t-il, nous apporter un témoignage déterminant sur l'attitude du
missionnaire face au débordement de violences dans le pays et aux
responsables de ces exactions.



1.4 Au cas où le thème de ces exécutions sommaires brillerait par son
absence dans les écrits de Guy Theunis et les sujets retenus par la
revue Dialogue, la démonstration serait encore plus probante. Cela
indiquerait clairement le peu de cas fait par le journaliste au sort
tragique des populations civiles au Rwanda, surtout quand les victimes
sont tutsi. Bien entendu, le missionnaire peut toujours prétendre qu'il
n'était pas suffisamment informé des circonstances exactes de ces
liquidations massives. D'où la plus élémentaire prudence avant d'aborder
un sujet sur lequel les autorités locales se montraient particulièrement
sourcilleuses. Soit ! Mais alors peut-il donner des détails sur la place
qu'il a réservée, dans ses publications, au rapport de la Commission
d'enquête internationale de la FIDH publié en mars 1993 ? Le moins que
l'on puisse dire, c'est que ce document fourmillait de témoignages et de
faits incontestables sur l'ampleur des violations des Droits de l'Homme
par les forces gouvernementales.



1.5 En mars 1992, par ailleurs, une nouvelle campagne de nettoyage
ethnique était déclenchée au Bugesera, à la suite d'un faux document
[3], soi-disant recueilli à Nairobi par un militant des Droits
de l'Homme. Ce tract incendiaire devait être diffusé cinq fois dans la
même journée sur les ondes de Radio-Rwanda. Mieux encore, le directeur
de l'ORINFOR, Ferdinand Nahimana, n'a rien trouvé de mieux à faire que
faxer ce même document à la Rédaction française de la Deutsche Welle
dans l'espoir qu'on le passerait à l'antenne de la radio internationale
allemande. Heureusement, le brûlot a atterri entre mes mains. Je l'ai
transmis immédiatement au directeur allemand du Service Afrique, avec le
commentaire suivant : « Vous allez voir demain un nouveau bain de sang
au Rwanda. » Effectivement, dès le lendemain, les massacres de civils
ont commencé à grande échelle au Bugesera.



1.6 Cette nouvelle vague de tueries devait faire approximativement
entre 300 et 450 morts, des Tutsi pour la plupart. Parmi les victimes
notoires, cependant, une missionnaire laïque, Antonia Locatelli
[4], tuée à la paroisse de Nyamata d'une balle dans la bouche, à
la manière de la mafia sicilienne, pour faire taire définitivement les
témoins trop bavards. Cette exécution sommaire était l'oeuvre du
commandant d'une unité des forces gouvernementales. Parce que la
volontaire italienne avait osé dénoncer les massacres systématiques des
autorités locales sur la population civile au micro de RFI. Ces faits
tragiques se déroulaient à moins de 50 km de Kigali et touchaient de
plein fouet un centre paroissial catholique. On voit mal comment une
telle information aurait pu échapper à la vigilance du père Theunis. La
question qui se pose à cet égard demeure donc la suivante :
« Trouve-t-on les traces d'une condamnation vigoureuse de ces atrocités
dans les comptes rendus de Guy Theunis et la désignation explicite des
auteurs de ces massacres ? »





1.7 Toujours sur le plan religieux, une grande manifestation
oecuménique fut organisée à Kigali en faveur de la paix, vers la fin
juillet ou début août 1993. Les diverses confessions chrétiennes
voulaient ainsi appuyer le processus de retour à la paix amorcé avec les
accords d'Arusha. Parmi les hauts dignitaires rassemblés à cette
manifestation, l'archevêque de Kigali, Mgr Vincent Nsengiyumva.
Celui-ci, selon le compte rendu des agences de presse, prit la parole à
cette cérémonie oecuménique. Il dénonça ouvertement la circulation sous
le manteau des listes de personnes à liquider. Cela n'était qu'un secret
de polichinelle. Mais la grande surprise, à mes yeux, de ce sermon,
c'est que l'archevêque se contenta de conseiller à l'auditoire de mettre
fin à cette pratique courante. A aucun moment, il ne lui vint à l'esprit
de recommander la destruction totale de ces listes de civils innocents,
voués à une exécution arbitraire. Le message de l'archevêque, à cette
occasion, n'a certainement pas échappé à la perspicacité de Guy Theunis.
S'est-il contenté d'approuver les propos de son évêque et de se
montrer solidaire? A-t-il pris au contraire une position plus ferme et
dénoncé cette pratique comme une violation flagrante des Droits de
l'Homme ? L'examen attentif de ses écrits ou des commentaires de la
revue Dialogue à ce sujet devrait permettre de lever toute ambiguïté sur
son attitude.



1.8 Enfin, au chapitre de la sécurité publique au Rwanda, le préfet
de la ville de Kigali, le colonel Tharcisse Renzaho, a tenu une réunion
publique, le 11 février 1993, à laquelle toute la population de Kigali
était conviée. Au cours de cette réunion, il a notamment lancé à
l'assistance une mise en garde sans équivoque relative aux troubles
interethniques potentiels dans le pays. « Certains Rwandais, dit-t-il en
substance, ont sablé le champagne au moment où les Inkotanyi attaquaient
la ville de Ruhengeri. Si jamais ce genre de comportement de certains
habitants de Kigali ne change pas, des troubles interethniques
deviendront inévitables. » Une menace à peine déguisée. Ce genre de
propos, lourds de présages et de menaces à l'égard de la population
civile, nous est parvenu en Europe par un fax dont je possède toujours
une copie. Le rapport était transmis par une organisation humanitaire
animée par un religieux de Kigali [5], qui figure parmi les
premières victimes du génocide, le 7 avril 1994. Personnellement, j'ai
toutes les raisons de croire que la teneur de ce meeting était
parfaitement connue du père Theunis, journaliste attentif à l'évolution
de la crise rwandaise. Face à la menace explicite, brandie par les
autorités, de rallumer les luttes interethniques au sein de la
population, peut-on trouver dans les écrits ou les déclarations de Guy
Theunis la trace d'une condamnation catégorique ou d'une dénonciation
devant l'opinion publique ? Car, enfin, le silence dans des conditions
pareilles équivaut, à n'en pas douter, à la délivrance d'un blanc-seing.



1.9 A trois semaines du déclenchement du génocide, en mars 1994, Guy
Theunis reconnaît, lui-même, dans une déclaration faite devant les
enquêteurs de la police judiciaire belge à Bruxelles, qu'il connaissait
les « quatre points du programme de la CDR », recueillis par ses soins à
Gisenyi[6]. A savoir :

1° Balayer les accords d'Arusha.

2° Recommencer les massacres de 1959 pour
montrer aux Tutsi où est leur place!

3° Chasser les Belges!

4° Les FAR vont bouter les FPR hors de nos frontières.



Ce programme secret était-il suffisamment inquiétant, aux yeux de Guy
Theunis, pour qu'il éprouve le besoin d'alerter les responsables
politiques de son pays ? Car les Belges à chasser du Rwanda, c'était
notamment le contingent belge de la MINUAR, mais aussi les coopérants
civils. Deux catégories de compatriotes qui allaient payer un lourd
tribut durant le génocide. En a-t-il avisé le haut commandement des
Casques bleus ou l'ambassade de Belgique à Kigali ? Dans ce cas, on
devrait retrouver les traces de sa mise en garde dans les archives. Mais
dans le cas contraire, force est bien de constater que son silence
valait en réalité l'octroi du feu vert à l'exécution de ce plan diabolique.



2.1 Durant le génocide, les fax envoyés par le missionnaire, soit à
sa hiérarchie, soit au ministère belge des Affaires étrangères,
indiquent pour le moins le souci de comptabiliser les pertes subies au
sein du clergé. Quant aux atrocités faites à la population civile, et
aux Tutsi en particulier, cela paraît fort éloigné de ses
préoccupations. Peut-on y voir l'indice d'une connivence avec les
génocidaires ? On sait que ces derniers estimaient que les victimes en
définitive n'avaient connu que le sort qu'ils avaient bien mérité. Il
appartiendra au juge de trancher sur cette question.



2.2 Juste après le génocide, fin juillet ou début août 1994, une
lettre du père Guy Theunis est arrivée à la Rédaction française de la
Deutsche Welle. Bien entendu, elle a atterri immédiatement sur mon
bureau. Dans ce message le journaliste sollicitait l'aide de la Radio
allemande internationale pour mettre sur pied Radio Amahoro et ses
programmes à destination des millions de réfugiés rwandais dans les pays
limitrophes. Il s'agissait de leur assurer des informations objectives
et pratiques sur l'évolution en cours dans leur pays, mais aussi sur les
conditions de leur existence en exil et de leur environnement dans les
pays d'accueil. En ma qualité de journaliste rwandais, parmi les plus
expérimentés dans la profession, j'ai tout naturellement proposé ma
collaboration à cette entreprise humanitaire. La réponse du père
Theunis, en termes courtois, fut parfaitement explicite. Les promoteurs
du projet, dit-il, n'avaient pas encore fait leur choix définitif sur
l'équipe rédactionnelle. On ne m'a plus jamais contacté à ce sujet.



2.3 Trois mois plus tard, en octobre 1994, je prenais l'avion à
Bruxelles pour Kigali où je devais participer à un séminaire sur la
reconstruction du Rwanda. Dans le hall d'embarquement j'eus la surprise
de me retrouver côte à côte avec Guy Theunis, flanqué d'un de mes
confrères rwandais de la Deutsche Welle, avec une délégation de
personnalités de la mouvance démocrate-chrétienne. Le quatuor embarquait
dans le même vol Sabena à destination de Bujumbura, d'où ils allaient
continuer leur périple vers les camps de réfugiés de Bukavu et Goma. Les
deux personnalités politiques déléguées par l'IDC, Bernard Stasi et
Alain De Brouwer, étaient accompagnées de deux spécialistes connaissant
particulièrement le Rwanda, Guy Theunis et mon collègue Paul Mbaraga.
Durant cette mission dans les camps de réfugiés rwandais de l'ex-Zaïre,
ils ont accompli la performance de créer une Association des
Journalistes rwandais en exil, dont la liste fut notamment publiée dans
la Lettre de Reporters Sans Frontières. Ils ont surtout confié la
coordination de toute l'aide humanitaire catholique à Bukavu au Dr.
Clément Kayishema, l'ex-préfet et chef des génocidaires de Kibuye.
Excusez du peu !





Fait à Cologne, le 24 novembre 2005

Gaétan Sebudandi

[1] Voir l'article de Robert Ménard dans Libération, 30
septembre 2005.

[2] Cf. Rwanda: Les médias du génocide, ouvrage publié sous la
direction de Jean-Pierre Chrétien, Karthala 1995.

[3] La photocopie du fax, expédié par Nahimana à la
Deutsche Welle, fut transmise par mes soins au représentant du FPR en
Europe, Dr. Jacques Bihozagara. On voulait faire vérifier à Kigali le N°
de la ligne téléphonique émettrice de ce tract à destination de Nairobi.
Pas de surprise, bien entendu, il s'agissait du N° de télephone du siège
du MRND à Kigali.

[4] Voir l'ouvrage de Gérard Prunier « Rwanda : le génocide », p. 172,
Dagorno, Milan 1997.

[5] Il s'agit de l'Association des Volontaires de la Paix (AVP) dont
les animateurs, entre autres, étaient le Père Mahame S. J. , Charles
Shamukiga et André Katabarwa.

[6] Cf. L'ouvrage intitulé « Rwanda: l'honneur perdu de
l'Eglise », pp. 68 et suivant, Les Dossiers de Golias, Editions Golias,
Villeurbanne, 1999.

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