Fiche du document numéro 4976

Num
4976
Date
Mardi 6 décembre 2005
Amj
Taille
150059
Titre
Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères : « Les médias sont pour le repentir... des autres »
Soustitre
Dans son livre très dérangeant, Noires fureurs, Blancs menteurs (*), Pierre Péan met en cause l'opposition libérale et certains journalistes de notre pays pour leur attitude pour le moins conciliante à l'égard des crimes du FPR de l'actuel président rwandais, Paul Kagame. En réaction, les mis en cause soulignent à mots à peine couverts la responsabilité de la France dans le génocide, faisant allusion aux allégations selon lesquelles les interventions notre grand voisin auraient visé le soutien au régime Habyarimana à tout prix (voir JDM n° 244). Au prix d'un génocide ? Secrétaire général de François Mitterrand à l'Elysée à l'époque des faits, Hubert Védrine réagit : ces accusations monstrueuses veulent occulter le fait que la France a été le seul pays à essayer de réagir à la tragédie qui se déroulait sous l'œil indifférent de la communauté internationale.
Page
pp. 12-14
Nom cité
Nom cité
Cote
No 245
Type
Langue
FR
Citation
Quelle était la ligne directrice de la politique française à l’époque du génocide ?

François Mitterrand se sentait engagé par rapport à la stabilité et la sécurité des pays d’Afrique liés à la France. Et puis, à partir du discours de La Baule (à l’occasion de la 16ème conférence des chefs d’Etat de France et d’Afrique, le 20 juin 1990, ndlr), il les encourageait à évoluer vers plus de démocratie. Mais il continuait d’estimer que la France avait un rôle à jouer si un de ces Etats était en danger d’être gravement déstabilisé par des combinaisons de conflits internes et de conflits externes. C’est ce qu’il a fait par exemple au Tchad. Au moment de l’élection de François Mitterrand, ce pays était occupé et en fait dominé par la Libye. Mitterrand a mené une stratégie patiente, pendant plusieurs années, en vue de restaurer la souveraineté du Tchad. Parce qu’il considérait que à défaut l’engagement de la France ne vaudrait plus rien aux yeux de l’ensemble des Etats de la région. Ce qui n’a rien à voir avec une lutte d’influence des francophones contre les anglophones.

C’était une question de crédibilité en tant que puissance internationale…

Oui une question de crédibilité par rapport à tous ces pays d’Afrique, qui depuis longtemps ont fait confiance à la France et qui, du coup, n’ont souvent pas développé de forces armées importantes, ce qui n’est pas négligeable. Une chose qui n’est pas assez rappelée, c’est que François Mitterrand, par expérience historique, a toujours réagi très vigoureusement à toute remise en cause des frontières, à toute tentative d’annexion ou d’ingérence d’un pays chez un autre. Cela a été vrai dans l’affaire du Tchad, dans l’affaire des Malouines, mais aussi lors de l’invasion du Koweït. En 1990, quand ont lieu les premières offensives du FPR appuyées par l’armée de l’Ouganda, contre le Rwanda la réaction de Mitterrand est immédiatement double : il pense d’une part, qu’il faut stopper cette menace déstabilisante, aider les Rwandais à contenir cette offensive militaire, parce qu’il n’y a pas de raison de laisser une petite minorité, partie de l’extérieur armée par un Etat voisin, prendre le pouvoir par la force, avec tout ce que cela entraînerait compte tenu du passé du Rwanda. Et deuxième volet de sa politique, inséparable du premier : faire pression au Rwanda sur les Hutus majoritaires et sur les Tutsis de l’intérieur, pour que ils coopèrent et partagent le pouvoir. Pression sur les Hutus majoritaires, donc d’emblée il y a un volet assistance militaire, et un volet politique. Ce qui a permis d’aboutir aux accords d’Arusha.
Jusque quand exactement s’est poursuivie cette politique de relatif soutien au régime Habyarimana ?

«Soutien» à un régime, non : c’était plutôt un engagement envers un pays, pour préserver son intégrité territoriale, l’aider à surmonter ses antagonismes internes, prévenir le retour des massacres, ce qui impliquait des pressions sur le régime. Avec le processus d’Arusha que nous avons imposé, le régime avait perdu une grande partie de son pouvoir. Rappelons qu’en application d’Arusha il y avait des cantonnements du FPR en plein Kigali !


D’accord, mais ce qui prête à controverse quant au rôle de la France, c’est que jusqu’au dernier moment elle aurait continué à livrer des armes et entraîner les soldats d’un pays qui se préparait au génocide…

C’est le prototype du sujet présenté depuis des années de façon biaisée. La France n’a jamais caché qu’elle fournissait une assistance à l’armée du Rwanda pour qu’elle réussisse à résister aux attaques répétées du FPR et de l’armée ougandaise.


Comme la Belgique…


Effectivement, et selon moi ce n’est pas plus critiquable de la part de la Belgique que de la France. C’était logique. Car s’il n’y avait pas préservation de l’intégrité territoriale du pays, il était impossible d’imposer un partage du pouvoir entre Hutus et Tutsis.

C’était en quelque sorte un moyen de pression ?

C’était un préalable. Sans préservation de l’intégrité territoriale, pas d’accord politique. Donc La France ne s’est pas cachée de cette coopération qui a permis d’imposer les accords d’Arusha. Après quoi, la France n’a plus eu besoin de maintenir ses contingents. Et c’est pour cela qu’il restait si peu de forces, françaises comme belges d’ailleurs, au moment de l’attentat. L’accusation qui est formulée est donc biaisée. Elle mélange les périodes. Et à dessein, elle ne tient jamais compte du volet politique. Globalement les accusations contre la France sont aussi monstrueuses que stupides. Stupides parce que quelles auraient bien pu être les raisons pour la France d’agir ainsi ?


Il n’y avait pas de mobile…

Aucun mobile. Si la France avait eu les motivations que lui prêtent ses pires accusateurs, elle ne se serait pas embêtée à imposer les accords d’Arusha, elle n’aurait pas pris le risque de réduire drastiquement les pouvoirs du gouvernement hutu d’Habyarimana et d’imposer aux Hutus de partager le pouvoir. C’eut été complètement incohérent.

Comment se fait-il que la France, dont les services secrets sont réputés, n’ait pas vu venir la préparation du génocide tutsi ? Quel était l’état de vos informations, à l’Elysée, sur ces préparatifs ?

Je ne comprends pas cette question : même si personne n’envisageait un «génocide» tout le monde voyait le risque du recommencement d’affrontements interethniques, qui avaient déjà eu lieu dans le passé, notamment après l’indépendance. S’il n’y avait pas ce risque, pourquoi la France se serait-elle autant engagée ? L’intérêt stratégique du Rwanda, c’est zéro. Et il n’y avait aucune nécessité « idéologique » de s’en occuper. C’est précisément parce que le danger était évident que toute cette activité diplomatique a été conduite. Or plus il y avait pression militaire de l’Ouganda et du FPR, plus le régime se durcissait, plus du coté Hutu il y avait une dérive de type OAS, et plus les Hutus se préparaient à se retourner contre les Tutsis de l’intérieur, présentés comme une 5e colonne. Cet engagement de la France, cette recherche d’implication des pays de la région, et les différents accords d’Arusha s’expliquent précisément parce qu’on craignait de grands massacres sans pour autant imaginer un génocide, et qu’on voulait les empêcher.


Ce qui nous amène à la question de départ : comment se fait-il que la France et les autres pays, conscients de cela, ont finalement choisi de se désengager ?

Parce qu’il y a eu les accords d’Arusha.

Certes, mais personne n’ignorait que qu’il y avait beaucoup de chances qu’ils ne soient pas respectés par les parties en présence.

Mais il y avait aussi une chance qu’ils le soient. Et d’ailleurs, si le président Habyarimana n’avait pas été abattu, ils l’auraient peut-être été. Si cet attentat a été perpétré, c’est certainement pour empêcher que le processus d’Arusha aboutisse. En effet, le processus d’Arusha marginalisait les extrémistes des deux cotés. Pour le FPR, un partage du pouvoir entre les Hutus et les Tutsis de l’intérieur aurait été un échec complet, puisque depuis au moins 1990, si ce n’est avant, sa politique visait à conquérir par la force l’ensemble du pouvoir. Mais ce n’est vrai qu’après les accords d’Arusha il y a eu un moment d’optimisme : optimisme relatif, prudent, mais quand même…. L’accord politique enfin obtenu ferait retomber la haine, espérait-on.

Ce qu’on reproche également à la France, c’est que le gouvernement intérimaire constitué après l’assassinat du président ne reflétait pas du tout la logique de partage du pouvoir d’Arusha. Vous y voyez une responsabilité ?

Il ne faut pas surinterpréter cet épisode, ces décisions ont été prises en quelques jours dans une situation de panique. A l’époque, la France et la Belgique, qui à ce moment ont retiré l’essentiel de leurs troupes, se retrouvent en porte-à-faux. La Belgique retire d’ailleurs celles qui restaient après l’assassinat des dix casques bleus belges. La France est à l’époque en période de cohabitation : François Mitterrand est président, Balladur premier ministre, Juppé aux affaires étrangères et Léotard à la Défense. Elle commence très vite à demander à ses partenaires du Conseil de sécurité de l’ONU l’envoi d’une force d’interposition dès que possible. Elle rencontre le désintérêt le plus total ou le refus d’y aller. Donc dans toute cette affaire, il y a un enchaînement de faits assez compréhensibles. Je réitère ma conviction : depuis le début, la France a agi pour empêcher le retour des massacres et imposer un partage du pouvoir. Elle a malheureusement échoué. Et l’attentat contre le président Habyarimana a joué un rôle déterminant dans cet échec et la suite. Les accusations formulées contre la France, comme d’ailleurs les termes utilisés par certains pays pour se repentir n’ont aucun rapport avec les faits.

Vous partagez donc l’appréciation de Pierre Péan sur la responsabilité de Paul Kagame et du FPR ?

En effet, je suis aussi arrivé à la conclusion que sans la volonté du FPR de prendre le pouvoir à n’importe quel prix, l’engrenage fatal n’aurait pas eu lieu. Il y aurait sans doute eu des affrontements interethniques classiques, déjà bien tristes et intolérables, mais pas cette immense tragédie.


Autre sujet controversé, l’opération « Turquoise ». Les accusations fantaisistes selon lesquelles elle aurait servi à permettre la poursuite du génocide ou à couvrir la retraite des génocidaires, sont retombées. Mais dans les procès-verbaux des réunions du gouvernement français de l’époque produits par Pierre Péan, on lit bien qu’il y avait un double objectif : humanitaire mais aussi tête de pont possible pour une action d’interposition véritable. Vous ne regrettez pas, a posteriori, de ne pas être allé au bout de la logique ?

Il faut surtout regretter qu’aucun partenaire de la France n’ait été prêt à s’engager plus tôt. Cette opération, la France l’a faite seule, parce qu’il n’y avait plus d’autre solution. Ce n’était pas du tout l’option préférentielle. Je répète que dès qu’on a commencé à percevoir l’ampleur des massacres, on a essayé d’obtenir au Conseil de sécurité de l’ONU une force d’interposition - alimentée par d’autres pays, mais à laquelle la France aurait contribué tout de suite. Au Conseil, les autres pays ne voulaient entendre parler de rien : les Etats-Unis en premier lieu étaient traumatisés par ce qui s’était passé en Somalie…


Est-ce ce traumatisme, une indifférence ou certains pays avaient-ils un agenda caché consistant à favoriser une victoire militaire totale du FPR ?


Les Américains ont toujours été pro-FPR, parce qu’ils appréciaient le président ougandais Museweni, qui soutenait le FPR. L’Ouganda était le bon élève du FMI, etc, et les rares diplomates américains qui connaissaient la région et s’y intéressaient, lui vouaient de la sympathie. Pour autant, ils n’étaient pas plus en guerre contre la francophonie que la francophonie n’était en guerre contre eux.Tout cela est exagéré. Ce n’était pas non plus pour eux un enjeu vital… Il ne faut pas voir des complots partout, ni dans un sens ni dans l’autre : ce qui est raconté contre la France est extravagant, et je ne veux donc pas retourner ce genre d’analyse.


Que s’est-il passé alors ?


On peut trouver des explications plus simples à la stratégie de Museweni et de Kagamé. La stratégie de prise de pouvoir de Kagamé était claire. Quant au président Museweni, il avait été aidé par Kagamé pour prendre le pouvoir en Ouganda, mais il était content de le voir repartir dans son propre pays. Si les autres membres du Conseil de sécurité avaient été d’accord, il n’y aurait pas eu d’opération « Turquoise », tout simplement parce que l’ONU se serait interposée beaucoup plus tôt. Mais comme les semaines passaient, et comme l’ampleur du génocide apparaissait de plus en plus clairement, Mitterrand et Juppé ont fini par considérer que ce n’était plus possible, et qu’il fallait y aller quand même, même seuls. Ils ont convaincu Balladur, qui a demandé que ce soit limité dans le temps, et Léotard, qui freinait parce que l’armée savait que c’était très compliqué comme mission. Ils savaient tous qu’ils seraient critiqués mais ils considéraient que c’eut été indigne de ne rien faire du tout.


Pourquoi la France s’est-elle finalement peu défendue par rapport à toutes les allégations la concernant ? A cause de la cohabitation ?

Non, lors de la commission d’information parlementaire Quilès, on s’est aperçu que l’appréciation de la situation était très convergente entre la droite et la gauche. C’est vrai qu’il n’y a pas eu de réplique à la hauteur des accusations, sans doute parce que celles-ci ont été effarantes. S’il n’y a pas eu de réaction solennelle et outragée, c’est en raison de cet excès : La France aurait coopéré à la préparation d’un génocide ! Qu’est ce vous pouvez répondre à cela ? Si les gens qui prétendaient cela prenaient au sérieux leur propres propos, ils n’iraient plus en France, ils ne serreraient plus la main d’un Français, ils lanceraient un mouvement de boycott international, exigeraient des sanctions, que sais-je encore… Ils ne croient pas
eux-mêmes ce qu’ils disent.

Comment expliquer cela ?

Pourquoi s’est-il trouvé des gens, en Belgique et en France, pour croire et répéter ces accusations dans certains journaux, c’est pour moi mystérieux. Sur place en Afrique, cela s’explique, car ce sont des stratégies de pouvoir classiques qui s’affrontent. On peut avoir une lecture léniniste de la méthode Kagame : comment prendre le pouvoir quand on est une minorité dans la minorité tutsie, si ce n’est à la faveur de grands troubles ? On peut comprendre aussi le jeu du président ougandais, Museweni, et d’autres acteurs locaux. Mais ce sont des logiques classiques que les européens modernes ne voient plus, parce qu’ils croient vivre dans une «Communauté internationale», et ne perçoivent plus les ressorts traditionnels et tragiques de l’histoire. Il n’empêche que ce qui s’est écrit dans une partie des médias français ou belges, reste vraiment mystérieux. Il fallait quelqu’un comme Péan, qui est farouchement indépendant, qui n’a peur de personne, qui finalement défend Mitterrand dans ce livre alors qu’il ne l’a pas ménagé dans «Une jeunesse française», pour rétablir faits et vérité. Péan ne défend pas tellement une «thèse». Il apporte une montagne de faits. Il sera intéressant de voir si les faits en question sont réfutés ou pas.

Pour le moment en Belgique, il est surtout accusé de négationnisme…

C’est une façon d’étouffer le débat. J’ai lu son livre. Il ne nie pas le génocide tutsi. On essaie de faire peur aux gens, de judiciariser la pensée. La seule question est : est-ce que ce que dit Péan dans son livre est vrai ou pas ? Revenir sur une appréciation qu’on a soi-même portée, c’est souvent au-dessus des forces des médias… Les médias sont souvent pour le repentir… des autres. ■


(*) Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Rwanda 1990-1994, Ed. Mille et une nuits (Fayard), Paris, 2005, 544 p.

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