Fiche du document numéro 4476

Num
4476
Date
Lundi 6 décembre 1999
Amj
Taille
194987
Titre
Ubutabera lettre n° 76
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
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Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
Diplomatie Judiciaire

Journal spécialisé sur la Justice Pénale Internationale


Ubutabera

- Edition du 6 décembre 1999 - n°76 -

[1] Une

[2] Actualité

[3] Affaires/Poursuites

[4] Juridictions

[5] Droit International

[6] Rédaction


La majorité des faits à charge
sont retenus contre Rutaganda

[7] Un jugement implacable

Sur le plan des faits, le procureur peut être satisfait : les juges ont
retenu les principaux faits pour lesquels l'ancien leader Interahamwe
était poursuivi. Mais il n'obtient toujours pas de condamnation pour
crimes de guerre.

Une ultime et déraisonnable requête de la défense

[8] Rutaganda : le dernier baroud

Quelques jours avant le jugement, l'avocate de Georges Rutaganda a
tenté une ultime manoeuvre. Les juges n'ont pas seulement écarté la
démarche. Ils ont suggéré une sanction financière.


L'ex-ministre de l'Enseignement supérieur arrêté

[9] Kamuhanda vivait en France

Jean de Dieu Kamuhanda comparaîtra devant la Chambre d'accusation de la
Cour d'appel de Paris lundi 6 décembre. L'ancien ministre de
l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Culture du
gouvernement intérimaire rwandais a été arrêté vendredi 26 novembre, en
France.


Carla Del Ponte

[10]Je suis totalement imperméable aux pressions

Auréolée par ses bras de fer avec les mafias russe et italienne
lorsqu'elle dirigeait le Parquet de Genève, le nouveau procureur
général des deux tribunaux internationaux vient, pour la première fois,
de passer deux semaines à Arusha. Etat des lieux avant son départ pour
Kigali.


La chambre d'appel accepte de considérer
une demande de révision


[11] La contre-attaque du procureur

Carla del Ponte cherche à obtenir la révision de la décision de la
Chambre d'appel ayant abouti à la remise en liberté de Jean-Bosco
Barayagwiza. En une trentaine de pages, le procureur général a déjà
dévoilé ses arguments.

En avril 1996, Barayagwiza était condamné
par la justice américaine


[12] Pour une très grosse poignée de dollars

Poursuivi aux Etats-Unis dès le mois de mai 1994, l'ancien dirigeant de
la CDR et de la RTLM a été condamné, au civil, à payer une somme de
plus de 105 millions de dollars de dommages et intérêts.


Le nom d'un assassin dans un
combat perdu d'avance


[13] L'art de la défaite

Pour Mes Constant et Degli, les dés de la jonction des militaires
étaient déjà jetés. Pour rendre belle cette défaite, l'avocat de
Théoneste Bagosora a discrètement révélé l'identité présumée de
l'assassin d'Agathe Uwilingiyimana.


Procès Bagilishema : deux semaines blanches

[14]Témoins dans la brume

Sur les huit prévus, seuls deux témoins de l'accusation ont parlé à la
barre durant ces deux dernières semaines d'audience. Le procès doit
redémarrer le 24 janvier 2000. Pour de bon, cette fois ?


Comparution initiale et jonction
des affaires Ngeze et Nahimana


[15] Le défunt procès des médias

L'atmosphère des grands jours électrise la salle d'audience. Carla Del
Ponte, le nouveau procureur général, fait sa rentrée à la barre
d'Arusha. On débat, peut-être pour la dernière fois, du procès des
médias
.


[16] En Bref
.

Georges Rutaganda condamné pour génocide à la prison à vie
Pour le restant de ses jours


Génocide, crime contre l'humanité pour extermination et crime contre
l'humanité pour assassinat : ce sont les trois chefs d'accusation sur
lesquels les juges ont reconnu Georges Rutaganda coupable. Le procureur
avait dressé huit charges contre l'ancien deuxième vice-président des
Interahamwe. La Cour a de nouveau rejeté la qualification de crime de
guerre. Elle a aussi écarté deux chefs de crimes contre l'humanité pour
assassinats dans la mesure où les mêmes faits étaient couverts par
celui pour extermination. Pour ses crimes, Georges Rutaganda est
condamné à la prison à vie.


La majorité des faits à charge sont retenus contre Rutaganda



Un jugement implacable

Sur le plan des faits, le procureur peut être satisfait : les juges ont
retenu
les principaux faits pour lesquels l'ancien leader Interahamwe était
poursuivi.
Mais il n'obtient toujours pas de condamnation pour crimes de guerre.

Il y a moins d'une semaine, Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda
fêtait ses 41 ans. Dans la prison d'Arusha, il attendait le verdict de
ses juges quant au fait qu'il ait ou non commis le crime de génocide au
Rwanda, en 1994. Par sa très forte corpulence et sa barbe
blanchissante, Georges Rutaganda reflète difficilement un sentiment de
jeunesse. Pourtant, celui qui occupait la position de deuxième
vice-président des Interahamwe, la jeunesse du parti MRND transformée
en milice, n'avait alors que 35 ans.

La conviction de la Chambre



Il est 11 h 25, ce lundi 6 décembre, quand ce verdict attendu de longue
date tombe. La Chambre est convaincue que l'accusé, qui occupait une
position d'autorité du fait de son statut social, de la réputation de
son père et, surtout, de son poste au sein des Interahamwe, a ordonné
et encouragé la commission de crimes contre des membres du groupe
tutsi. Il a aussi lui-même directement participé à la commission de
crimes contre les Tutsis. Les victimes étaient systématiquement
choisies en raison de leur appartenance au groupe tutsi et du fait même
de leur appartenance à ce groupe. La Chambre est par conséquent
convaincue au-delà de tout doute raisonnable que l'accusé était bien,
au moment de la commission de tous les actes mentionnés que la Chambre
considère établis, animé de l'intention de détruire le groupe tutsi en
tant que tel.
Plus de deux ans et demi après le début de son procès,
Georges Rutaganda est reconnu coupable de génocide.

Le jugement rendu par la première Chambre de première instance est
implacable. Les principaux faits reprochés à Georges Rutaganda ont été
retenus par les juges : tant l'enclenchement des tueries dans des
quartiers de Kigali par la distribution d'armes et le déploiement de
miliciens que les massacres à grande échelle à l'école technique
officielle ou à Nyanza ou encore les assassinats individuels ordonnés
ou exécutés par l'accusé autour de son garage, le garage Amgar, au
centre de la capitale rwandaise. Il n'est guère que les faits allégués
dans sa commune natale de Masango qui sont clairement rejetés par la
chambre, ou des faits de moindre importance, comme celui d'avoir essayé
de dissimuler ses crimes à la communauté internationale.

Cinq chefs sur huit rejetés



Juridiquement, le jugement - comme les cinq qui l'ont précédé devant le
TPIR - est beaucoup plus contrasté. Huit chefs d'accusation étaient
portés contre l'homme d'affaires et membre du comité central du MRND.
Les magistrats n'en ont cependant retenu que trois. Trois chefs pour
crimes de guerre ont été rejetés par la chambre de première instance,
comme elle l'avait fait dans les affaires Akayesu et
Kayishema/Ruzindana. Mais ils ont aussi écarté, cette fois-ci, deux
chefs pour crimes contre l'humanité pour assassinats. En l'espèce, la
raison avancée par les juges est que ces deux chefs reposaient sur les
mêmes faits que celui de crime contre l'humanité pour extermination,
retenu celui-ci. Les juges ont estimé que ces faits s'avéraient
constitutifs de l'autre et n'ont pas retenu, en l'espèce, le principe
du concours idéal d'infractions. Georges Rutaganda est donc jugé
coupable de génocide, de crime contre l'humanité pour extermination et
d'un crime contre l'humanité pour assassinat, celui d'un certain
Emmanuel Kayitare, le 28 avril 1994, à Kigali.

Une reconnaissance du rôle des Interahamwe



Ce 6 décembre, pour représenter le bureau du procureur à cette audience
finale, il ne reste, de l'équipe qui mena le procès entre mars 1997 et
juin 1999, que Holo Makwaia. Mais celui qui fut le patron de ce procès
pour l'accusation, le canadien James Stewart, réagit par téléphone de
son nouveau poste au Tribunal pour l'ex-Yougoslavie. Je pense que
justice a été rendue dans le dossier. J'en suis heureux. J'ai
énormément de respect pour le travail du tribunal. Je comprends
pourquoi ils l'ont acquitté de certains chefs de crimes contre
l'humanité. En ce qui concerne les crimes de guerre, il faut étudier la
rédaction du jugement. A ce sujet, nous avons eu beaucoup de problèmes
dans tous les dossiers. Dans une certaine mesure, c'est mon dernier
jugement d'une série de trois. Dans une autre mesure, c'est mon
premier, puisque Rutaganda était le premier dossier dont je me suis
saisi. A part Omar Serushago qui a plaidé coupable, Rutaganda est le
premier Interahamwe condamné. Le professeur Reyntjens a décrit les
Interahamwe comme les fer de lance du génocide. Si un leader est
condamné, c'est important. Cela a une valeur symbolique. Nous avons
conduit notre procès de matière équitable, avec beaucoup de soucis pour
les droits de la défense.


Filip Reyntjens, spécialiste belge de la
région des Grands Lacs et témoin expert du procureur dans ce dossier,
analyse le verdict avec précaution : Si on reconnaît que les
Interahamwe ont joué le rôle qu'ils ont joué dans le génocide et si le
niveau où Rutaganda était correspond à une réalité sur le terrain, la
décision est bonne. Si le tribunal établit que le poste de
vice-président n'était pas un poste honorifique, un plus un font deux.
Une fonction au sein de la direction centrale des Interahamwe
correspond à une réalité, et cela il faut l'accepter. Cette structure avait son autonomie avant le génocide. Une valeur symbolique ? J'espère que ce jugement n'aura pas de valeur symbolique au Rwanda. Il faut éviter de donner l'apparence d'une quelconque pression des autorités rwandaises qui serait liée à l'affaire Barayagwiza. Si cela avait pu influencer le siège, cela donnerait des armes à la défense.


Il savait ce qu'il faisait



Une défense qui, d'ores et déjà et sans surprise, annonce qu'elle fera
appel de cette décision sur des points spécifiques au jugement et sur
l'égalité des armes
. La fougueuse, émotionnelle et passionnée Tiphaine
Dickson, avocate de Georges Rutaganda, se montre calme. Je suis
sereine, j'étais prête au pire. J'ai investi pendant les trois
dernières années de ma vie dans ce procès. Et aujourd'hui, je crois
toujours en lui : ce n'est pas un génocidaire. Mon client est innocent.
Il a la conscience tranquille. On a fait le point pour voir où on en
est maintenant et où on va. Il ne s'attendait pas à grand chose. Sa
santé ? Georges va bien, il est en bonne santé, il tient le coup.


Extermination et assassinat



La Chambre admet le principe du concours idéal d'infractions, qui
permet que le même fait puisse recevoir plusieurs qualifications
juridiques
. Cependant, elle considère qu'il ne convient pas de
convaincre un accusé à raison des mêmes faits si l'une des infractions
est une infraction d'une gravité moindre et qui est constitutive de
l'autre
. Or, selon elle, l'assassinat est non seulement une
infraction d'une gravité moindre que celle d'extermination, mais elle
peut également être constitutive de cette dernière
. Dès lors, elle ne
retient pas deux chefs d'accusation dressés contre Georges Rutaganda
pour assassinats dans la mesure où ces mêmes faits sont couverts pas le
chef, retenu celui-ci, d'extermination.

La population à Kigali ne s'intéressait pas beaucoup au jugement,
rapporte-t-on. Les gens vaquaient à leurs activités et ceux qui ont
entendu la sentence ne sont pas surpris. François Nduwumwe, rescapé de
l'hôtel des Mille collines où il avait vu Georges Rutaganda pendant le
génocide de 1994, s'exprime comme à son habitude, sans fards : J'ai un
sentiment de soulagement que la justice ait pu se faire. Comme il ne
peut pas être condamné à mort, la perpétuité cela lui donnera le temps
de réfléchir et, somme toute, je ne sais pas si ce n'est pas pire.
J'avais vu cet homme la deuxième semaine d'avril, alors que j'étais
réfugié à l'hôtel des Milles collines. Il était venu vendre des bières
avec ses miliciens. Il était connu à Kigali, parce que, comme homme
d'affaires, il avait obtenu le monopole de la distribution d'une
certaine marque de bière. Ce n'est pas quelqu'un que l'on a induit en
erreur, il savait ce qu'il faisait. J'ai eu beaucoup de témoignages sur
ses méfaits. Ce qu'il a fait du côté de la barrière de Nyamirango, tout
le monde le sait. Il a tué des gens personnellement ; même des gens de
sa propre ethnie peuvent en témoigner. Si le tribunal peut continuer
comme ça, c'est une bonne chose, cela pourrait diminuer l'animosité des
Rwandais envers le tribunal.


Par le milieu et par l'argent



François-Xavier Nsanzuwera est un autre célèbre rescapé de l'hôtel des
Mille collines. Et il a été le deuxième témoin expert du Parquet dans
l'affaire Rutaganda. Cet ancien procureur à Kigali est satisfait du
jugement. Je crois que la décision judiciaire est juste. Rutaganda
n'est pas n'importe qui. Son père a été préfet sous la première
République et ambassadeur en Allemagne. Sous la deuxième République, il
était bourgmestre. Rutaganda est ingénieur agronome. Il a été élevé
dans l'idéologie selon laquelle les Hutus sont majoritaires et doivent
diriger le Rwanda. Pendant les événements sanglants de février 1973 qui
ont précédé le coup d'Etat de Habyarimana, il était étudiant en 3e
année de l'école secondaire de Shyogwe. Il aurait beaucoup participé à
la chasse des étudiants tutsis. Pendant ces événements, un assistant
médical tutsi fut tué à Shyogwe. Qu'est-ce qui l'a motivé pour adhérer
aux Interahamwe ? Son milieu d'origine et puis, je pense, également
pour des intérêts matériels. La peine est méritée. Quant aux autres
responsables des Interahamwe, il y en a encore d'importants en liberté
: Kajuga Robert, le président, dont on a perdu les traces depuis
Kinshasa ; Mbarushimana Eugène, qui serait en France ou en Belgique!


Le procès manqué



Le procès des Interahamwe! Voilà bien l'un des paradoxes à l'issue de
ce jugement dans l'affaire Rutaganda. Il n'a pas permis de décrypter le
fonctionnement et l'organisation de cette milice essentielle dans
l'accomplissement du génocide. Le Tribunal, on le comprend, a toujours
prévenu sur ce point et s'est empressé de le rappeler, par la voix de
son chef du service de presse, Tom Kennedy, après le verdict : Ce
n'est pas le jugement des Interahamwe mais celui de la responsabilité
individuelle de Georges Rutaganda
. Et cela est, à bien des égards,
terriblement vrai. Mais peut-être beaucoup plus parce que les enquêtes
et la seule arrestation de Georges Rutaganda, en fin de compte, ne
permettaient pas de faire ce procès-là.
Ce jugement est le sixième rendu par le tribunal international, qui
prononce là sa quatrième condamnation à la perpétuité. Pour définir
cette peine, les juges ont retenu deux principales circonstances
aggravantes contre Georges Rutaganda : sa position d'autorité et son
rôle de meneur dans l'exécution des crimes. Ils ont aussi retenu comme
facteur atténuant, l'aide apportée par l'accusé à certains individus
pour les évacuer, les sauver ou leur fournir un abri. Et notent, sur le
fait que Georges Rutaganda ait demandé à ce que son état de santé soit
pris en compte, que cet état de santé est mauvais et qu'il demande une
assistance médicale constante
. Mais les juges n'ont pas répondu
spécifiquement à la demande de l'accusé qui, en cas de condamnation,
avait sollicité qu'il lui soit permis de vivre quelque temps avec ses
enfants
.

La balance n'était pas égale. Georges Rutaganda a délibérément et
sciemment participé à la commission de ces crimes et n'a jamais
manifesté le moindre remords pour les exactions qu'il a fait subir aux
victimes
. Il mérite donc, pour les juges Kama, Aspegren et Pillay, la
prison à vie.

Les faits retenus



Le 8 avril 1994, l'accusé est arrivé à bord d'une camionnette remplie
d'armes à feu et de machettes à Nyarugenge. L'accusé a lui-même
distribué ces armes aux Interahamwe, puis leur a intimé l'ordre de se
mettre au travail, en déclarant qu'il y avait beaucoup de saleté à
enlever
. L'accusé portait un fusil en bandoulière et une machette à la
ceinture.

Dans l'après-midi du 15 avril 1994, l'accusé est arrivé à bord d'une
camionnette dans le secteur de Cyahafi, commune de Nyarugenge (à
Kigali). La camionnette s'est arrêtée près d'une borne-fontaine
publique. L'accusé est descendu du véhicule, en a ouvert l'arrière où
se trouvaient des fusils. Les hommes qui l'accompagnaient ont distribué
les fusils à des Interahamwe. Immédiatement après la distribution des
fusils, les personnes qui les avaient reçus ont commencé à tirer. Trois
personnes ont été abattues ; toutes étaient tutsies.

Le ou vers le 24 avril 1994, dans le secteur de Cyahafi, l'accusé a
distribué des fusils de marque Uzzi au président des Interahamwe de
Cyahafi lors d'une attaque.

En avril 1994, des Tutsis qui avaient été séparés des Hutus à un
barrage routier devant le garage Amgar ont été amenés au bureau de
l'accusé, situé au garage, qui a ordonné qu'ils soient détenus à
l'intérieur. L'accusé a ensuite ordonné à des hommes qui étaient sous
son contrôle d'emmener quatorze détenus, dont quatre au moins étaient
tutsis, à un trou profond, situé tout près. Sur ordre de l'accusé et en
sa présence, ses hommes ont tué dix de ces détenus à coups de
machettes. Les corps des victimes ont été jetés dans le trou.

Du 7 au 11 avril 1994, plusieurs milliers de personnes, en majorité des
Tutsis, se sont réfugiés à l'ETO (Ecole technique officielle, dans le
quartier de Kicukiro à Kigali). Les Interahamwe, armés de fusils, de
grenades, de machettes et de gourdins, se sont rassemblés à
l'extérieur. Avant l'attaque, les Hutus ont été séparés des Tutsis.
Plusieurs centaines de Hutus ont quitté l'ETO. Lorsque les soldats de
la Minuar ont évacué l'ETO le 11 avril 1994, les Interahamwe et des
membres de la garde présidentielle l'ont investie. Ils ont lancé des
grenades, tiré des coups de feu et tué les gens à l'aide de machettes
et de gourdins. De nombreux Tutsis ont trouvé la mort. L'accusé était
présent, armé d'un fusil, lors de cette attaque, au milieu d'un groupe
d'assaillants qui se sont ensuite mis à lancer des grenades et à tirer
des coups de feu. Il a été vu à une cinquantaine de mètres de l'entrée
de l'ETO. Une bonne partie des réfugiés qui ont réussi à s'échapper ou
ont survécu à l'attaque se sont ensuite dirigés par groupes vers le
stade Amahoro. En cours de route, ces groupes ont été interceptés par
des soldats qui les ont rassemblés à proximité de l'usine de la
Sonatube et détournés sur Nyanza (à l'est de Kigali). Ils ont été
insultés, menacés et tués par les soldats et les Interahamwe qui les
escortaient. A Nyanza, ils les ont contraint à s'arrêter, les ont
rassemblés et fait asseoir au pied d'une colline sur laquelle se
trouvaient des soldats armés. Les réfugiés étaient entourés
d'Interahamwe et de soldats. Les Hutus ont été invités à se lever et à
se présenter, à la suite de quoi ils ont été autorisés à partir.

Certains Tutsis qui ont essayé de partir en se faisant passer pour des
Hutus ont été tués sur le champ. Ceux qui ont essayé de s'enfuir ont
été ramenés par les Interahamwe qui les escortaient. De nombreuses
personnes ont été tuées. Après avoir tiré des coups de feu et lancé des
grenades sur les réfugiés, les soldats ont ordonné aux Interahamwe de
commencer à les tuer. Certaines jeunes filles ont été choisies, mises
de côté et violées avant d'être tuées. Bon nombre des femmes qui ont
été tuées avaient été dépouillées de leurs vêtements. Les soldats ont
ensuite ordonné aux Interahamwe de trouver ceux qui n'étaient pas morts
et de les achever. L'accusé a ordonné aux Interahamwe, armés de
grenades, de machettes et de gourdins, de se positionner autour des
réfugiés pour les encercler juste avant le massacre.

Le 28 avril 1994, les Interahamwe ont fouillé les maisons du quartier
Agakinjiro (à Kigali). Ils allaient de maison en maison et demandaient
aux gens leurs cartes d'identité. Les Tutsis et les personnes
appartenant à certains partis politiques étaient emmenés vers le temple
Hindi Mandal, à proximité du garage Amgar. L'accusé était présent à
l'endroit où étaient rassemblées les personnes arrêtées. Il portait un
uniforme militaire, comprenant veste et pantalon, et était armé d'un
fusil. Parmi les personnes arrêtées se trouvait Emmanuel Kayitare,
surnommé Rujindiri, un Tutsi. Un homme appelé Cekeri a interpellé
Emmanuel pour lui dire qu'il le connaissait et qu'il savait qu'il se
rendait au CND. Immédiatement, Emmanuel a pris peur et a commencé à
courir. L'accusé a pris Emmanuel par le col de la chemise pour
l'empêcher de s'enfuir. Il a frappé Emmanuel Kayitare d'un coup de
machette sur la tête et ce dernier en est mort immédiatement.

Les faits non retenus



La Chambre rejette le fait que Georges Rutaganda aurait posté des
membres des Interahamwe à un barrage routier près de son bureau au
garage Amgar à Kigali
. Elle note que le procureur n'a apporté aucun
élément de preuve à l'appui des allégations selon lesquelles, en avril
1994, l'accusé a procédé à des fouilles dans la commune de Masango
(préfecture de Guitarama)
et rejette aussi l'allégation que Georges
Rutaganda a ordonné de rechercher tous les Tutsis et de les jeter dans
la rivière
. La Chambre établit que l'accusé a ordonné que les corps
des victimes soient enterrés
mais ne se dit pas convaincue que
l'accusé a donné ces ordres dans le but de dissimuler ses crimes à la
communauté internationale
.


Toujours pas de crimes de guerre



Nouvel échec pour le bureau du procureur à convaincre les juges de
qualifier les crimes poursuivis sous le chef de crimes de guerre. Aucun
des six jugements maintenant prononcés par le TPIR ne l'a retenu. Dans
les affaires Akayesu, Kayishema, Ruzindana et aujourd'hui Rutaganda,
les juges n'ont jamais été convaincus que l'ensemble des éléments
nécessaires à leurs yeux pour caractériser les violations des
conventions de Genève n'a été rassemblé. De l'avis du procureur, les
Interahamwe ont organisé les massacres à l'occasion de leur soutien aux
FAR [forces armées rwandaises] dans le conflit contre le FPR [front
patriotique rwandais], et comme l'accusé exerçait une autorité sur les
Interahamwe, les actes qu'il a commis s'inscrivaient ipso facto dans le
cadre de ce soutien. Selon la Chambre, une telle conclusion, faute
d'être étayée par les éléments de preuve nécessaires, ne saurait être
retenue pour engager la responsabilité pénale individuelle de l'accusé
pour les chefs 4,6 et 8 de l'acte d'accusation
, soit les violations
graves des conventions de Genève et du protocole additionnel II,
autrement dit, les crimes de guerre. Tel est rédigé, dans son résumé,
le nouveau rejet des juges adressé au Parquet quant à cette
qualification spécifique du crime.


Une ultime et déraisonnable requête de la défense



Rutaganda : le dernier baroud

Quelques jours avant le jugement, l'avocate de Georges Rutaganda a
tenté une ultime manoeuvre.
Les juges n'ont pas seulement écarté la démarche. Ils ont suggéré une
sanction financière.

Les relations entre l'avocate de Georges Rutaganda et les juges chargés
de juger ce dernier sont, de longue date, orageuses. Trois jours avant
le prononcé du jugement à l'encontre de l'ancien dirigeant des
Interahamwe, les magistrats ont définitivement scellé la vieille
querelle feutrée qui les a régulièrement opposés à Me Dickson.

Un tribunal dépendant ?



Le 27 novembre, le vent de l'affaire Barayagwiza s'était en effet
étrangement mis à souffler sur le procès Rutaganda. Tiphaine Dickson
soumet alors que le droit de son client à un procès devant un tribunal
indépendant et impartial a été irrémédiablement violé en raison de
pressions indues et répétées de la part des autorités rwandaises, et
compte tenu du pouvoir des autorités rwandaises de paralyser les
procédures du Tribunal
pour le Rwanda. A l'appui de son argumentation
de la dernière heure, l'avocate québécoise énumère les réactions des
autorités rwandaises à l'issue de la décision de la Chambre d'appel
ordonnant, le 3 novembre, la remise en liberté de Jean-Bosco
Barayagwiza. Depuis la décision dans l'affaire Barayagwiza, (!) toutes
ces interventions démontrent clairement que le gouvernement rwandais
n'hésite aucunement à utiliser ses considérables leviers sur le
Tribunal de manière punitive lorsque des décisions décrites par lui
comme des
farces sont rendues, écrit-elle. Et d'y ajouter les
propos, rapportés dans la presse, des porte-parole du secrétaire
général des Nations unies et du TPIR, ainsi que ceux de la présidente
de ce dernier, Navanethem Pillay, qui se trouve être un des trois juges
auteurs du jugement contre Georges Rutaganda.

Le Tribunal est donc totalement dépendant de la République du Rwanda
et de sa coopération soutenue
, analyse Me Dickson, alors même que le
Front patriotique rwandais [FPR, au pouvoir depuis juillet 1994], en
tant que
partie au conflit, ainsi que certains individus y
appartenant et pouvant également occuper d'importantes fonctions au
sein du gouvernement de la République du Rwanda sont suspectés de
crimes entrant dans la juridiction du TPIR.


La défense suggère deux sources d'inquiétude : le fait que le régime
actuel du Rwanda est en mesure d'influencer un processus judiciaire
dans lequel il est une partie intéressée
et celui que ces
déclarations de non-coopération et chantage n'ont pas été
officiellement dénoncées par l'Organisation des Nations unies ou par le
TPIR
.

Le renfort de Filip Reyntjens



Quelles conséquences sur le jugement contre son client ? Etant l'objet
d'un jugement immédiatement après l'affaire Barayagwiza, et en plein
milieu d'une tempête médiatique, la pression qui existe en vue de sa
condamnation [est] quasiment irrésistible
, estime l'avocate. D'autre
part, la survie, à court et à moyen terme, du Tribunal et la sécurité
de ses employés seraient mises en péril par l'acquittement de votre
requérant, et ce en raison des menaces, critiques et pressions
exprimées par le gouvernement rwandais
.

L'indépendance et l'impartialité du TPIR étant jugées impossibles, il
n'y a, aux yeux de la défense et à dix jours du jugement, qu'un seul
remède. Il est pour le moins radical : l'arrêt des procédures. Et la
libération immédiate de Georges Rutaganda.

Deux jours après le dépôt de sa requête, Me Dickson trouve un allié
surprise. Filip Reyntjens, spécialiste de la région des Grands Lacs et
témoin expert de l'accusation dans le procès Rutaganda, dépose une
demande d'amicus curiae. Le chercheur belge abonde dans le sens de Me
Dickson. `Le TPIR ne pourra remplir sa fonction que s'il est perçu
comme indépendant et impartial', écrit-il, avant de s'inquiéter que le
contexte immédiat mette en péril, au minimum, l'apparence de cette
indépendance et de cette impartialité.

`Les circonstances du moment sont évidemment celles entourant la
décision du 3 novembre 1999 par la Chambre d'appel dans l'affaire
Jean-Bosco Barayagwiza contre le Procureur. En effet, les réactions des
autorités rwandaises à cette décision peuvent créer l'impression que
les organes du TPIR sont soumis à des pressions mettant en péril leur
indépendance et leur impartialité. En violation de leurs obligations en
droit international, les autorités rwandaises ont `suspendu' leur
collaboration avec le TPIR. Elles ont, en outre, annoncé qu'elles
prendront `d'autres résolutions' si la Chambre d'appel ne revenait pas
sur sa décision, menacé d'empêcher la présence de témoins devant le
TPIR et refusé le droit d'entrée sur son territoire au procureur.
Relèvent également de ces tentatives d'influencer le cours de la
justice internationale l'annonce que le représentant du Rwanda auprès
du TPIR ne rejoindrait pas Arusha (il faut observer en passant que
pareil représentant n'aurait jamais dû être accrédité, puisque des
autorités de l'Etat rwandais pourraient à l'avenir faire l'objet de
poursuites) et les assurances que, s'il était jugé coupable au Rwanda,
M. Jean-Bosco Barayagwiza ne serait pas condamné à mort.

Une affaire d'argent



Filip Reyntjens est cependant plus modéré dans ses conclusions : il
conseille que le tribunal reporte momentanément le prononcé du
jugement dans l'affaire Rutaganda.

Le bureau du procureur répond rapidement à la démarche de Me Dickson et
du professeur belge et écarte leurs arguments pour les juger
irrecevables. Une fois l'ensemble de ces documents écrits complétés,
les juges répondent tout aussi rapidement. Du moins à la demande du
futur condamné. Le jugement est dans trois jours. Il ne faut pas perdre
de temps. Leur réplique à cet ultime baroud de la défense est une
décision aussi brève que tranchante. Non contents de déclarer
immédiatement la requête irrecevable, ils ont fait oeuvre pionnière en
précisant, à l'attention du greffier, que, selon eux, les frais
occasionnés par le conseil de la défense dans le cadre de la
préparation et de l'élaboration d'une requête manifestement irrecevable
ne sont ni nécessaires ni raisonnables
. Dans le procès de Georges
Rutaganda, homme d'affaires, il y a toujours eu une dimension
financière. Désormais, en dehors du procès aussi.


L'ex-ministre de l'Enseignement supérieur arrêté



Kamuhanda vivait en France

Jean de Dieu Kamuhanda comparaîtra devant la Chambre d'accusation de la
Cour d'appel
de Paris lundi 6 décembre. L'ancien ministre de l'Enseignement
supérieur, de la Recherche
et de la Culture du gouvernement intérimaire rwandais a été arrêté
vendredi 26 novembre, en France.

Poursuivi pour génocide, incitation à commettre le génocide et crimes
contre l'humanité, Jean de Dieu Kamuhanda devra répondre de dix chefs
d'accusation. Aujourd'hui incarcéré à la prison de la Santé, à Paris,
l'ancien ministre prépare sa première comparution, qui se déroulera
devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel lundi prochain. La
Chambre vérifiera si les conditions nécessaires au transfert de
l'accusé au TPIR sont réunies. Au cours de cette audience, les charges
retenues à l'encontre de Jean de Dieu Kamuhanda seront examinées. De ce
fait, le ministère public pourrait requérir le huis clos, estimant
qu'au cours des débats, les noms d'autres accusés figurant sur l'acte
pourraient être divulgués. Le ministère public souhaiterait ainsi
protéger le caractère confidentiel des autres mises en accusation. Les
juges de la Chambre disposeront ensuite d'un délai maximal de 15 jours
pour rendre leur décision. Si la Chambre se prononce favorablement,
Jean de Dieu Kamuhanda sera ensuite transféré à Arusha dans un délai
d'un mois. Il a cependant la possibilité de former un pourvoi en
cassation. La Cour de cassation devra alors trancher dans les deux
mois.

Quatre mandats d'arrêt



L'histoire remonte au 1er octobre, date à laquelle le juge Navanethem
Pillay, présidente du tribunal pour le Rwanda, signait un mandat
d'arrêt à l'encontre Jean de Dieu Kamuhanda, adressé au gouvernement
français. Quatre mandats sont en fait transmis à l'ambassade de France
à Dar es Salam, début octobre et auraient été immédiatement communiqués
au ministère des Affaires étrangères français. Mais ce n'est que le 17
novembre au soir, que le procureur général, Carla del Ponte, informait
le ministre français de la Justice, Elisabeth Guigou. Immédiatement
exécutable, le mandat ne fut rempli, en parti, que le 26 novembre, avec
l'arrestation de Jean de Dieu Kamuhanda, au foyer de la Charmille, à
Bourges, une ville située à près de 200 km de Paris.

Des soutiens au Cameroun



Jean de Dieu Kamuhanda, s'il figure parmi les ministres du gouvernement
intérimaire, paraît être l'un des plus discret de celui-ci. Nommé le
26 mai 1994, pour remplacer Daniel Nbangura, alors désigné comme chef
de Cabinet du président Sindikubwabo, il prend sa place plus d'un mois
après que le nouveau gouvernement soit institué. Directeur de
l'enseignement supérieur, vivant avec son épouse et ses enfants à
Kigali, il débute son exil au Zaïre, avant de se rendre au Kenya, puis
au Cameroun et enfin en France, en mars 1998. Vraisemblablement
accueilli sur le territoire français grâce à son statut de réfugié,
accordé par le Haut commissariat aux réfugiés, il s'installera au foyer
la Charmille de Bourges. Au Cameroun, l'homme aurait reçu le soutien
de Pasteur Musabe, ancien directeur général de la banque africaine
continentale du Rwanda (Bacar) et petit frère de Théoneste Bagosora.
Assassiné dans la nuit du 14 au 15 février 1999, alors qu'il devait
rejoindre le continent européen le 18, Pasteur Musabe avait été arrêté
par les autorités camerounaises, avecles 12 du Cameroun, le 21 mars
96, puis libéré sur décision de la Cour d'appel de Yaoundé le 21
février 1997, le tribunal international n'ayant engagé de poursuite à
son encontre.

Un foyer où le nouvel accusé cotoyait des repris de justice



Mais dans sa nouvelle résidence du Cher, l'homme cotoie cette fois-ci
les paumés, selon un habitué du foyer, qui ne recueille pas des
réfugiés en attente d'obtenir leur statut, mais plutôt des personnes en
cours de réhabilitation
. Des repris de justice ou des personnes
connaissant des difficultés sociales. Suivant la procédure, l'ancien
ministre fait une demande d'asile auprès de l'Office français de
protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), qui lui sera refusé en
début d'année. Alors il porte le dossier en appel. Mais la décision
tombera sans doute trop tard, puisque ce 26 novembre, à 6h15, l'homme
doit suivre les policiers de la brigade antiterroriste, venus
l'arrêter. Il est alors placé en garde à vue et rencontre le procureur
de la République de Bourges, Philippe Ker, chargé de lui notifier le
mandat d'arrêt. Me André Jacquet, commis d'office pour assister Jean de
Dieu Kamuhanda lors de cette première procédure, trouve son client
fort discret
. L'avocat ne connaîtra ses anciennes fonctions que
plusieurs heures plus tard, après lecture de la presse locale. Ce qui
n'est qu'une simple formalité prend plus de temps qu'à l'habitude : la
procédure est une première en France. Ignorant le règlement, l'avocat
fait noter au dossier une demande de son client qui stipule que l'acte
d'accusation
ne lui a pas été notifié, contrairement àl'article 47 G
du tribunal
. Le procureur de la République signifie à ce suspect fort
informé de ses droits que c'estau Parquet de Paris de le faire.
L'avocatfait noter la demande de son client, mais avouera, plus
tard,ne pas comprendre la pertinence de l'argument. Un dossier que
devrait maîtriser plus sûrement l'avocate chargé maintenant du dossier,
et qui n'est autre que l'associée de Raphaël Constant, défenseur du
Colonel Bagosora devant le TPIR, réclamé par Jean de Dieu Kamuhanda.

La procédure préalable au transfert



Ce même jour, Jean de Dieu Kamuhanda quitte Bourges peu après 13
heures, pour la prison de la Santé, à Paris. Le lundi après-midi, il
comparaît devant le procureur général du parquet, qui lui notifie
l'acte d'accusation dressé à son encontre. L'accusé doit comparaître le
6 décembre, devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Paris,
présidée par Gilbert Azibert.


Carla Del Ponte : Je suis totalement imperméable aux pressions



Auréolée par ses bras de fer avec les mafias russe et italienne
lorsqu'elle dirigeait le Parquet de Genève,
le nouveau procureur général des deux tribunaux internationaux vient,
pour la première fois, de passer
deux semaines à Arusha. Etat des lieux avant son départ pour Kigali.

Le Rwanda a refusé, temporairement, de vous accorder un visa. Le
ressentez-vous comme une forte pression ?


Non, pas du tout. Je le sens comme une réaction que l'on peut tout à
fait justifier, si l'on voit ce qui s'est passé dans ce pays. C'est
pourquoi je m'attendais à pouvoir quand même y aller et je suis
confortée dans cela parce que, effectivement, cela se fait. Mais je ne
fais l'objet d'aucune pression. Je fais le métier de procureur depuis
vingt et quelques années. Cela fait partie de l'expérience que l'on a
de ne pas se laisser influencer. On n'apprend pas cela d'un jour à
l'autre, mais avec l'expérience. Je peux vous garantir que je suis
devenue complètement imperméable à ce genre de tentatives.

Le Parquet vient d'être sanctionné pour ses retards dans la
communication des témoignages dans le procès Bagilishema. Allez-vous
prendre des mesures pour éviter que cela ne se reproduise ?


Ma politique sera très stricte. Il y a un acte d'accusation initial qui
permet l'émission du mandat d'arrêt alors que l'enquête est encore en
cours. C'est un élément très positif du système de la Common law. Mais
je suis tout à fait d'accord avec ce que j'ai entendu de la part des
juges : à un certain moment, il faut mettre un point final à l'enquête.
On le met quand on a suffisamment de preuves pour obtenir la
condamnation des accusés, dans le respect de la procédure mais afin que
la défense puisse avoir connaissance de toutes les preuves à charge au
moment où le procès commence. Selon moi, le procès débute au moment où
commence la soumission des preuves, quand je les assume devant la Cour.

Allez-vous transmettre les pièces à conviction soixante jours avant le
début du procès, comme le veut le règlement ?


On va respecter cette demande, absolument. Ce sera un changement
d'habitude, qu'on va introduire à la fois ici et à La Haye. Parce qu'on
a le même problème.

Autre vieux problème, la qualité du recrutement au Parquet. Que
comptez-vous faire ?


Je ne peux pas encore vous répondre, parce que je ne connais pas encore
tous les procureurs. Je connais quelques avocats généraux. D'après moi,
l'avocat général est le responsable de l'équipe. C'est lui qui doit
surtout être capable, c'est lui qui doit avoir en main son équipe. Vous
pouvez avoir un très bon juriste mais qui n'est pas nécessairement bon
procureur, parce qu'à la Cour il ne se manifeste pas. Avant de me
prononcer, je vais d'abord discuter avec le procureur adjoint, et
surtout avec les personnes concernées (les avocats généraux). Je suis
tout à fait d'accord avec mon prédécesseur, qui disait que l'avocat
général doit être un magistrat d'expérience. Etre procureur ne
s'improvise pas. On devient bon quand on a fait beaucoup de procès.
C'est très important.

Vous avez pris la parole à la Cour et cela est nouveau de la part d'un
procureur général.
Est-ce que vous comptez plaidez ?


Oui. Je peux vous dire que je compte plaider entièrement une affaire,
quand elle sera prête. C'est le procès dit du gouvernement. Je viendrai
ici et vous me verrez en place.

Cela veut-il dire que vous allez vous installer à Arusha ?

J'ai déjà trouvé une maison et je vais certainement m'installer à
Arusha chaque fois qu'il sera nécessaire. Parce que je me sens autant
responsable de ce qui se passe à La Haye, pour l'ex-Yougoslavie, qu'à
Arusha pour le Rwanda. J'estime que selon les besoins, ce sera un
partage qui pourra être de six mois-six mois. Mais ce pourra être aussi
de huit mois à Arusha et seulement de quatre mois à La Haye. Ce sera
selon les besoins. J'ai fermement l'intention de le faire. J'estime que
c'est mon mandat.

Est-ce une réponse au débat sur la question de savoir s'il faut un
procureur pour les deux tribunaux ou deux procureurs séparés ?


Pas nécessairement. Je suis pour le moment procureur des deux et ma
décision vient de cette situation. Tandis que le fait de faire deux
Parquets au lieu d'un, c'est un autre problème, que je laisse
d'ailleurs à ceux qui sont en train de l'examiner et de décider. J'ai
une opinion très précise : d'après moi, il ne faut pas de séparation.
J'estime qu'un seul procureur peut mener une politique criminelle
unifiée. Ma crainte, c'est qu'il puisse y avoir une justice de deuxième
degré, tandis que la responsabilité que porte le procureur en chef,
c'est justement d'avoir le même traitement dans un cas comme dans
l'autre. Et je trouve que comme nos enquêtes sont politiquement très
sensibles, c'est très important qu'il n'y ait pas de dérapages, des
influences extérieures sur le travail du procureur. Si on veut
m'entendre, je m'exprimerai, mais je n'en fais pas une question
primordiale. Si on sépare les deux tribunaux, je demanderai simplement
de pouvoir décider de quel Parquet je pourrai être procureur.

L'enquête financière est votre grande spécialité. Pensez-vous appliquer
le gel de comptes bancaires, notamment pour poursuivre l'homme
d'affaires rwandais Félicien Kabuga ?


Dès mon arrivée à La Haye, j'ai formé une équipe de deux personnes que
j'appelle l'équipe financière. 0n a commencé à travailler. Et pour ce
qui est du monsieur que vous avez mentionné, nous nous sommes déjà
activés et les résultats ont été positifs.

Est-ce que c'est une méthode qui peut s'appliquer à beaucoup d'affaires
ici ?


C'est difficile à dire. Pour le peu de cas que l'on connaît, cela vaut
la peine de le faire. Surtout, j'estime que ce sera bien d'arriver
devant une Cour et de dire voilà messieurs, l'accusé untel, on lui a
bloqué tant d'argent, je vous demande de confisquer cet argent et qu'il
soit donné aux victimes. Dans ces procès, la victime n'est pas
représentée. Pourtant, dans les crimes de guerre, le génocide, il y en
a des victimes ! Je n'ai pas eu le temps d'examiner le pourquoi. Je
l'ai dit hier, d'ailleurs : les victimes ne sont pas représentées, mais
moi je représente les victimes. La douleur est grande, on ne peut pas
faire revivre les morts, mais j'estime que si on peut aménager un peu
leurs besoins matériels, cela leur donnerait une certaine confiance [en
la justice].

Pensez-vous enquêter sur l'attentat commis contre le président
Habyarimana, le 6 avril 1994 ?


Si le tribunal ne s'en occupe pas, c'est parce qu'il n'a pas de
juridiction en la matière. Il est bien vrai que c'est l'épisode qui a
tout déclenché. Mais en tant que tel, le fait d'attaquer l'avion et de
descendre le président, ce n'est pas un acte qui tombe dans des
articles qui nous donnent juridiction. Naturellement, cela serait
intéressant de le savoir. Mais moi, je dois enquêter sur le génocide,
sur qui l'a programmé, organisé, planifié et exécuté. Pas sur qui a tué
le Président. Même si ce sont les mêmes et si, demain, j'ai les preuves
que ce sont les mêmes, je dois les donner aux autorités rwandaises,
parce que c'est eux qui ont la compétence.


La chambre d'appel accepte de considérer une demande de révision



La contre-attaque du procureur

Carla del Ponte cherche à obtenir la révision de la décision de la
Chambre d'appel ayant abouti à la remise en liberté de Jean-Bosco
Barayagwiza. En une trentaine de pages, le procureur général a déjà
dévoilé ses arguments.

L'homme était alors encore officiellement libre. Bien que toujours
derrière les murs de la prison d'Arusha. C'était le 23 novembre et
Jean-Bosco Barayagwiza pouvait encore publier des communiqués. Celui
dont la remise en liberté pour vices de procédure - par une décision de
la Chambre d'appel, le 3 novembre - avait provoqué une furieuse onde de
choc, réagissait alors à l'intention déclarée par le procureur de
demander aux juges de La Haye la révision de leur fameuse décision.
Jean-Bosco Barayagwiza y dénonce une volonté du parquet detordre le
coup aux règles qui régissent le Tribunal
, sacollaboration avec le
gouvernement rwandaispour politiser une affaire purement judiciaire
et fustige desmanoeuvres extrajudicielles (sic) entreprises par le
bureau du procureur de connivence avec le gouvernement de Kigali pour
faire échec à la justice
.

L'affaire n'est pas finie



Mais deux jours plus tard, le nouveau président de la Chambre d'appel,
le juge français Claude Jorda, renvoie Jean-Bosco Barayagwiza derrière
les barreaux. Il donne sept jours au bureau du procureur pour déposer
sa demande de révision et, en conséquence, suspend la décision rendue
par sa Chambre trois semaines auparavant. Le dernier mot n'a pas été
dit dans l'affaire Barayagwiza
. C'est avec une impatience
difficilement dissimulée que le porte-parole du TPIR à Arusha, annonce
donc ce nouveau rebondissement dans cette affaire qui a fait replonger
le Tribunal pour le Rwanda dans une lourde période de crise.
Je veux qu'il soit clair que Jean-Bosco Barayagwiza n'a pas été libéré
et que le processus de révision est en cours
, déclare à son tour, le
29 novembre, Carla del Ponte. Le nouveau procureur général, à qui le
Rwanda a interdit l'entrée sur son territoire une semaine avant, sort
les griffes. Et dévoile déjà l'ambition à double détente de la démarche
engagée par son bureau auprès de la Cour. La révision de la décision
est certes un objectif essentiel mais d'autres options existent. Ce
qui est important, c'est qu'il reste en prison et qu'il soit jugé, s'il
le faut par une juridiction nationale. J'ai étudié le dossier à La
Haye. Je suis convaincue que Jean-Bosco Barayagwiza doit passer devant
une Cour. Je suis convaincue qu'il est coupable. Le dossier est
suffisant. Ce n'est pas à moi de décider s'il doit être jugé ici ou
ailleurs, au Rwanda. C'est à la Cour de le dire
, déclare-t-elle lors
d'une conférence de presse à Arusha. Une attention particulière est
aussi donnée à rejeter les accusations selon lesquelles le bureau du
procureur agirait sous la force des pressions politiques. Les
autorités politiques discutent. Je suis procureur et uniquement
soucieuse de mon mandat. Nous avons de bonnes raisons de demander la
révision. Il s'agit d'une décision légale, non politique
, assure Carla
del Ponte. Son adjoint, Bernard Muna renchérit avec la manière forte.
Pour lui, la décision du 3 novembre, c'estdu mauvais droit. Dans un
entretien, le 3 décembre, il tente encore de relativiser le phénomène
des pressions politiques. On fait comme si c'était un problème unique.
Au Tribunal pour l'ex-Yougoslavie, c'est pareil et la situation peut
être vécue comme normale. Les Etats sont souverains. S'ils peuvent
faire pression, ils le font. Ce n'est pas extraordinaire.

La riposte se veut donc juridique. Elle est déposée aux services du
greffe le 1er décembre. Et elle consiste à demanderla révision ou la
reconsidération
de la décision du 3 novembre sur la base denouveaux
faits inconnus des parties et de la chambre au moment de la procédure
et qui auraient pu être décisifs dans la décision de la Chambre
d'appel
.

Qu'est-ce qu'un nouveau fait ?



Différentes demandes sont exprimées, qui laissent à la Cour un large
éventail de possibilités de revoir leur décision. La révision demandée
peut ainsi être totale, effaçant complètement la décision du 3
novembre. Mais elle pourrait aussi se limiter à une annulation de
l'acte d'accusation sans préjudice au procureur, ce qui autoriserait
celui-ci à immédiatement remettre en accusation Jean-Bosco Barayagwiza
et ferait de la décision du 3 novembre un incident sans conséquences
irrémédiables.

Pour obtenir une révision, quelle qu'elle soit, le procureur doit
apporter de nouveaux faits. Dans sa requête, il veut faire valoir une
définition souple de ce qui peut être caractérisé comme des faits
nouveaux, en mettant en avantl'intérêt de la justice. Il plaide
ainsi qu'il ne peut pas lui être reproché de ne pas avoir apporté des
éléments d'information dont il ne pouvait savoir qu'ils feraient partie
des délibérations de la Cour. Exemple :Le procureur a répondu aux
questions relatives aux raisons du retard [entre l'arrestation au
Cameroun et le transfert à Arusha et entre le transfert et la
comparution initiale], pas à celles étudiant les démarches entreprises
par le procureur. (...) Dans sa décision, la Chambre d'appel s'est
concentrée sur les manquements du procureur à entreprendre les
démarches nécessaires pour le transfert rapide de l'accusé et, en ce
qui concerne l'audiencement de sa comparution initiale, s'est
concentrée sur les responsabilités du procureur en dépit du fait de
reconnaître que la
responsabilité première de la mise au rôle de la
comparution initiale revient au greffe et aux Chambres de première
instance
.

Ne pas payer pour tout le monde



Derrière la démarche du procureur se dessine donc une argumentation
selon laquelle il ne devrait pas payer les pots cassés du fait des
manquements des autres organes du Tribunal ou d'un tiers, en
l'occurrence le Cameroun. Ce sentiment avait fortement transpiré des
commentaires faits au sein du bureau du procureur au lendemain de la
décision. Le Parquet semble prêt, pour se défendre, à éclairer la
chambre sur les responsabilités propres à chacun.

La Cour d'appel avait amplement fondé sa décision sur le concept de
l'abus de procédure. Le procureur estime, en ce domaine comme en
d'autres, qu'il ne lui a pas été donné la possibilité de se défendre.
Sur ce point encore, il fait ressortir une remarque largement
développée après que la Cour eut prononcé son jugement : pourquoi donc
n'y a-t-il pas eu, avant de prendre une décision aussi grave, une
audience contradictoire où les parties pourraient s'expliquer en détail
sur l'ensemble des points fondant le litige ?

Dès lors, le procureur soutient quesi les faits nouveaux démontrent
que le retard n'était pas attribuable au défaut d'agir du procureur,
alors la justification partielle du remède apporté [le fait que l'acte
d'accusation soit annulé avec préjudice au procureur] n'existe pas
. Il
est urgent, pour le parquet, de mettre chacun devant ses
responsabilités. Il indique ainsi, comme fait nouveau, que, le 11 juin
1999, il a sollicité auprès du greffe toute information relative aux
correspondances entre le greffe et les autorités camerounaises
concernant le transfert de Jean-Bosco Barayagwiza. Il n'y a pas eu de
réponse à la demande du procureur qui, dès lors, n'a pas eu
connaissance à l'époque des informations concernant les démarches
entreprises par le greffier
.

Le droit à une reconsidération



Le bureau du procureur demande donc la révision de la décision. Mais il
demande aussi, ou alternativement, sareconsidération. Le flou règne
quelque peu sur cette notion, étrangère, semble-t-il, au droit
romano-germanique et, en tout état de cause, absente du règlement de
procédure du Tribunal. Elle est fondée sur la théorie despouvoirs
inhérents
d'une Cour de justice qui donnent à celle-ci le droit
d'exercer sa compétence quand bien même le règlement s'avère silencieux
sur un point de procédure. Pour le procureur, l'un de ces pouvoirs
inhérents est celui d'une Cour de modifier ou de casser ses propres
décisions en de nouvelles circonstances. Le Parquet s'appuie sur des
jurisprudences du TPIY en la matière. L'élément clé qui autorise une
telle révision est à nouveau l'apport de faits nouveaux. Et il ne
concerne que les appels interlocutoires, non les jugements au fond. Ce
qui est clairement le cas dans l'affaire Barayagwiza, où la Chambre
d'appel ne s'est aucunement prononcée sur la culpabilité ou l'innocence
de l'accusé.
En outre le procureur note qu'une possibilité de révision est implicite
dans la décision même du 3 novembre. Que se passerait-il, en effet, si
le renvoi de Jean-Bosco Barayagwiza au Cameroun s'avérait impossible ?
La Cour devrait nécessairement revoir sa décision...
Ainsi,le procureur ne cherche pas simplement à redébattre de
questions qui ont déjà été jugées. Au regard de la grande gravité des
crimes pour lesquels l'accusé a été inculpé, et au vu du fait que
l'annulation d'un acte d'accusation sans débat au fond ne saurait être
accordée en termes de compensation que dans des circonstances
exceptionnelles, cette affaire appelle une nouvelle décision à la
lumière de tous les faits et arguments pertinents
.

Pistes de défense



La défense a déjà indiqué, le 22 novembre, certains éléments de ce qui
constituerait sa réponse. Pour elle, il ne s'agit pas defaits
nouveaux
mais defaits additionnels. Ce qui rend la démarche, à ses
yeux, sans fondement juridique. Elle soutient aussi qu'une audience
contradictoire n'est pas nécessaire. Pour elle, le Parquet cherche à
introduire des éléments politiques dans une procédure judiciaire afin
de faire pression sur la Chambre d'appel et de plaire au gouvernement
du Rwanda
. Quant au concept dereconsidération, il n'est tout
simplement pas prévu par les textes. Il s'agit d'unemanoeuvre. En
outre, la Chambre d'appel représente la dernière instance de la
juridiction internationale. Elle ne peut se transformer en une nouvelle
instance qui serait supérieure à elle-même. Enfin, sur la demande du
Rwanda de déposer en tant qu'amicus curiae, il lui semble inacceptable
qu'il soit donné la possibilité à un Etat d'interférer directement
avec l'indépendance du Tribunal et avec l'impartialité des juges
.
Il reste que, pour l'heure, après avoir été, l'espace de trois
semaines, unhomme libre en prison, Jean-Bosco Barayagwiza est
redevenu un accusé derrière les barreaux.

Nouveaux faits



Sur la durée de la détention provisoire, la durée pendant laquelle
l'accusé n'a pas été informé des charges pesant sur lui, le retard du
transfert et le temps mis à dresser un acte d'accusation.

15 avril-16 mai 1996. Première période pendant laquelle des mesures
conservatoires à l'encontre de Jean-Bosco Barayagwiza sont demandées
par le procureur du TPIR. Le procureur rappelle que le suspect est
alors détenu depuis le 28 mars du fait d'un mandat d'arrêt émanant du
gouvernement rwandais. Il considère dès lors que la détention ne lui
est pas attribuable. Il soumet par ailleurs que le suspect a été
informé, à plusieurs reprises en avril et mai et dès le jour de son
arrestation, de la nature générale des charges portées contre lui.
Ainsi, le fait qu'il soit détenu, comme l'avait établi la décision du 3
novembre 1999, pendant onze mois sans être informé des charges contre
lui doit être contredit. De plus, une lettre manuscrite du procureur
Goldstone adressée aux autorités camerounaises, datée du 15 avril 1996
et présentée comme inédite, est apportée en soutien à la preuve que le
suspect avait été informé des charges pesant sur lui.

16 mai 1996-21 février 1997. Le procureur ne se sent manifestement pas
engagé par cette période pendant laquelle la justice camerounaise
continue d'étudier la demande d'extradition du Rwanda, dont les débats
sont reportés à plusieurs reprises.

21 février-21 octobre 1997. Le procureur cherche ici à souligner les
efforts effectués pour obtenir le transfert à Arusha du suspect, à
nouveau sous le coup d'un mandat d'arrêt et d'une ordonnance de
transfert du TPIR. Il précise qu'un projet de décret présidentiel
autorisant le transfert a été émis dès mars 1997 et soumis au président
de la République du Cameroun. Décret qui restera à la présidence
jusqu'en octobre avant d'être finalement signé. Il plaide que ces faits
n'étaient connus que du greffe. Le procureur fait aussi part des
interventions, en septembre 1997, du gouvernement américain, sur
demande du procureur adjoint Bernard Muna, pour convaincre le Cameroun
de procéder au transfert. Et il ajoute queles Etats ne coopèrent pas
automatiquement avec les institutions internationales. Il est courant
qu'ils fassent preuve de quelque résistance à une apparente entrave à
leur souveraineté. En l'espèce, cette résistance est devenue plus vive
du fait que le Tribunal était une création nouvelle et que ses statuts
et son règlement étaient largement inconnus et guère mis en
application. De plus, de nombreux Etats ne disposaient pas d'une
législation leur permettant de faciliter leur coopération avec le
Tribunal
.
Enfin, sur le plan strictement juridique, le procureur rappelle
l'histoire de la rédaction de l'article 40bis, autorisant la détention
provisoire d'un suspect. Pour mieux contredire l'interprétation qui en
a été faite par la chambre d'appel et justifier qu'un acte d'accusation
contre Jean-Bosco Barayagwiza n'ait été présenté qu'en octobre, dès
lors que le décret permettant le transfert fut signé. Il ajoute,
d'autre part, que, en date du 28 août, le suspect lui-même a contesté
auprès de la justice camerounaise son transfert vers le TPIR et que
cela a pu contribué au retard.

21 octobre-19 novembre 1997. Période séparant la signature du décret
présidentiel autorisant le transfert et le transfert effectif. Le
procureur explique, avant d'avoir force de loi, un décret présidentiel
doit passer certaines formalités, que cela ne peut être attribué au
Tribunal et encore moins au bureau du procureur.

Sur le retard entre le transfert et la comparution initiale.

19 novembre 1997-23 février 1998. Le procureur ne voit pas quel rôle il
aurait pu jouer pour s'assurer que la comparution initiale se déroule
avant le 23 février. Selon lui, ceci relève entièrement de la
responsabilité du greffier, sans que le procureur n'ait à
l'encourager à le faire. Mais il ajoute avoir obtenu des informations
indiquant un désaccord entre le greffe et le conseil de l'accusé sur la
question de la commission d'office et considère que ce facteur explique
le retard.

Sur la non audition de l'habeas corpus déposé par l'accusé.

Le procureur soumet que, le 3 octobre, le greffe a demandé par écrit au
conseil de la défense s'il souhaitait que cette requête soit entendue
et l'a informé de la date indicative du 31 octobre. L'absence de
réponse à cette lettre, selon le Parquet, indique que l'avocat
admettait que cette requête soit retirée du calendrier judiciaire. Le
procureur ajoute que Jean-Bosco Barayagwiza a bénéficié pendant sa
détention au Cameroun de l'assistance de trois avocats, qu'il n'a eu
connaissance d'aucune demande de remise en liberté auprès de la justice
camerounaise et que, dès lors, il ne peut être tenu responsable du
manque de diligence de la défense elle-même.

Sur le volume de la preuve et le droit des victimes.

Selon le procureur, l'annulation de l'acte d'accusation avec préjudice
au procureur est une mesure extrême qui est disproportionnée par
rapport aux violations alléguées etcontraire au mandat du Tribunal de
promouvoir la réconciliation nationale au Rwanda en menant des procès
publics au fond
. Il considère que les droits des victimes n'ont pas
été pris en compte, ni l'ampleur des preuves rassemblées contre
l'accusé.

En avril 1996, Barayagwiza était condamné par la justice américaine
Pour une très grosse poignée de dollars



Poursuivi aux Etats-Unis dès le mois de mai 1994, l'ancien dirigeant de
la CDR et de la RTLM
a été condamné, au civil, à payer une somme de plus de 105 millions de
dollars de dommages et intérêts.

Qui a parlé de retards ? Jean-Bosco Barayagwiza a, en fait, été
condamné par un tribunal deux semaines après son arrestation au
Cameroun, intervenue le 28 mars 1996. Ce raccourci de l'histoire
ressemble à un curieux pied de nez au regard des événements récents
devant le TPIR, où l'ancien dirigeant politique rwandais a bénéficié,
le 3 novembre, d'une remise en liberté sur une décision de la Chambre
d'appel qui dénonçait, entre autres, de multiples retards dans la
procédure. Et pourtant... Le 8 avril 1996, un juge de l'Etat de New
York, aux Etats-Unis, a bel et bien condamné Jean-Bosco Barayagwiza à
payer la somme exceptionnelle de 105 267 934 millions de dollars à cinq
Rwandais qui avaient porté plainte contre lui deux ans plus tôt.

Une visite aux Nations unies



L'affaire démarre à la fin du mois de mai 1994, en plein génocide.
Jean-Bosco Barayagwiza, directeur au ministère des Affaires étrangères,
se rend alors à New-York pour une intervention au siège des Nations
unies. Alertés de sa présence sur le sol américain, cinq Rwandais dont
de nombreux parents viennent d'être massacrés au Rwanda par les milices
hutues, portent plainte contre lui. Le 20 mai, Jean-Bosco Barayagwiza
répond par écrit qu'il jouit de l'immunité diplomatique. Il ne se
présentera jamais devant la justice américaine. Mais dès cet instant,
il perd ses droits d'opposer une défense aux accusations qui sont -
déjà - portées contre lui.

La plainte est présentée devant une juridiction civile et vise à
obtenir des dommages et intérêts. Le refus de se présenter a pour
conséquences, entre autres, de faire entrer au dossier, telle quelle et
sans contradiction, la preuve apportée par les parties plaignantes. Au
demeurant, l'immunité, contestée d'emblée par les avocats, sera
définitivement et officiellement levée le 17 mars 1995 par une note de
l'ambassade du Rwanda aux Etats-Unis.

Chacune de ces personnes avait perdu huit membres ou plus de leur
famille du fait des tueries perpétrées, en 1994, par la milice de la
Coalition pour la défense de la République (CDR), parti dont Jean-Bosco
Barayagwiza fut un des fondateurs. Dans le mémoire déposé alors par les
plaignants, il est même présenté comme leprésident par intérim de la
CDR à partir de février 1994.

La valeur monétaire de l'horreur



Quelques remarques faites au gré du mémoire déposé par les parties en
septembre 1995 ont un drôle d'écho, quatre ans plus tard. Les avocats
fondent, par exemple, la compétence de la justice américaine à se
saisir de l'affaire sur le fait, entre autres, que le Tribunal pénal
international pour le Rwanda, à l'instar des tribunaux nationaux
rwandais, ne s'avère pas être une enceinte adéquate pour prendre en
compte ces plaintes... A l'époque, comme l'indique le document des
parties plaignantes, aucun acte d'accusation n'a encore été dressé par
le TPIR.

L'une de ces plaignantes est originaire de Gishyita. Dans ses
déclarations, elle évoque un certain Obed Ruzindana, présenté commele
président local de la CDR
. Le massacre de sa famille à l'hôpital de
Mugonero est relaté. Un crime pour lequel, un peu plus tard, le TPIR
mettra quatre personnes en accusation.

Lorsque le juge John Martin prononce, ce 8 avril, son jugement,
Jean-Bosco Barayagwiza vient d'être arrêté au Cameroun. Voici ce que le
magistrat écrit :L'accusé s'est engagé dans une conduite si inhumaine
qu'il est difficile de concevoir une quelconque compensation au civil
qui peut être un début de réparation pour les pertes des plaignants ou
qui exprime adéquatement l'horreur de la société devant les actions de
l'accusé. (...) Ce juge n'a jamais connu d'autre affaire où les
dommages financiers sont aussi inadaptés pour compenser les plaignants
des blessures causées par l'accusé. On ne peut mettre une valeur en
dollars sur les vies perdues du fait des actions entreprises par
l'accusé et pour les souffrances infligées aux victimes innocentes de
sa cruelle campagne. Cependant, malheureusement, une décision de nature
financière est tout ce que la Cour peut offrir à ces plaignants
. Le
magistrat américain n'hésitera pas. Il accorde scrupuleusement le
montant demandé : un total de plus de 105 millions de dollars.


Le nom d'un assassin dans un combat perdu d'avance



L'art de la défaite

Pour Mes Constant et Degli, les dés de la jonction des militaires
étaient déjà jetés. Pour rendre belle cette défaite,
l'avocat de Théoneste Bagosora a discrètement révélé l'identité
présumée de l'assassin d'Agathe Uwilingiyimana.

Je me suis rappelé la phrase d'un auteur du XIXe siècle : les combats
perdus d'avance sont les plus beaux car on a rien à y perdre.
Le
soleil de ses Antilles natales n'a rien à voir avec le feint abandon
dont fait montre l'avocat Raphaël Constant. Le défenseur du colonel
Bagosora ne se fait tout simplement aucune illusion sur l'issue du
débat sur la jonction qu'il doit plaider, ce 1er décembre. Il a noté
que des décisions en la matière ont déjà été rendues dans les affaires
Butare etCyangugu. Et il considère qu'il seraitun peu téméraire
de convaincre les mêmes juges, par rapport à des problèmes similaires,
de donner des décisions différentes
.

Donquichottisme et mauvaise conscience



Ce n'est pas non plus une nostalgie mal assumée de ses îles de
l'Atlantique nord qui semble plonger Me Constant dans une certaine
lassitude. Je défends un homme présenté comme le maître d'oeuvre de ce
qu'on appelle le génocide au Rwanda en 1994. Vous avez dit que vous
veilleriez à ce que le procès soit rapide. Mon client est incarcéré
depuis mars 1996.
Novembre 1997, mars 1998, septembre 1998 : autant de
dates fixées pour le démarrage du procès de son client et qui sont
restées lettre morte, malgré les décisions des juges.

Témoins communs



A l'appui de sa requête en vue d'obtenir un procès groupé des
militaires, le procureur David Spencer a indiqué les statistiques
suivantes : 31 % des témoignages portent sur les quatre accusés, 26 %
sur trois accusés et 12 % sur deux accusés. Ainsi, 69 % des
déclarations de témoins du procureur concernent plus d'un accusé.

De ce parcours, Raphaël Constant a conçu une certaine philosophie de la
justice internationale sous les tropiques. Cet historique, pourquoi ?
Quand le Tribunal prend une décision qui ne lui va pas, le procureur ne
l'applique pas ou fait tout pour qu'elle ne soit pas appliquée. C'est
l'expérience de Bagosora qui me fait constater cette réalité, que je
regrette, que nous sommes ici dans un combat perdu d'avance.

Certains de ces combats perdus d'avance se mènent pourtant à plusieurs.
Le togolais Jean Degli vient donc épauler son confrère. Je suis obligé
de plaider devant vous sans intention de vous convaincre. L'impression
domine qu'en fait de plaidoirie, c'est presque un coup d'épée dans
l'eau. C'est du donquichottisme. Je n'aime pas les combats inutiles, je
n'aime pas servir de faire valoir. Mais les choses sont telles que je
ne vois pas comment votre juridiction pourra donner une décision
contraire.
L'avocat du général Kabiligi a trouvé une consolation :
chercherà donner mauvaise conscience à ceux qui disent qu'on peut
traiter une jonction n'importe comment
.

7 avril, 11h45,un moment dont on devait se souvenir



Les choses étant ainsi, comme il n'y a rien à perdre ou qu'il faut bien
se consoler, Me Constant va tenter de rendre belle cette fausse
bataille. Le procureur ne joint aucune pièce à sa demande en jonction ?
L'avocat décide d'en apporter. Douze. Issues du dossier même du
procureur. Sur le plan du succès public de l'entreprise, ce fut
assurément un échec. C'est devant une assistance manifestement peu
concentrée que l'avocat a discrètement dévoilé des éléments clés sur un
fait historique que le Tribunal pour le Rwanda devra, un jour
peut-être, juger. Il s'agit de l'assassinat, le 7 avril en fin de
matinée, du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana. L'effet fut amorcé
par la pièce PO112. Ce témoignage raconte :J'ai vu des militaires se
diriger vers la résidence d'Agathe [Uwilingiyimana]. C'étaient des
élèves officiers qui suivaient un OPJ [officier de police judiciaire].
Arrivés chez Agathe, ils ont crié. Ils sont rentrés dans la propriété
et ont trouvé Agathe cachée dans la maisonnette des boys. J'ai entendu
des cris de joie et des applaudissements. Ils criaient qu'ils avaient
trouvé Agathe. Je me suis alors rendu chez Agathe avec les militaires
qui étaient sur la position. Nous sommes tous rentrés dans la propriété
et j'ai vu Agathe qui tenait un agenda et une cassette vidéo en main.
Agathe a dit qu'elle connaissait beaucoup de secrets de l'Etat et qu'il
fallait la conduire à l'Etat-major. Elle a aussi dit de ne pas la tuer.
Les deux groupes qui étaient partisans soit de la tuer soit de la
conduire à l'Etat-major, se disputaient. J'ai quitté la résidence
d'Agathe. De retour sur notre position, j'ai entendu des coups de feu
et des applaudissements provenant de la résidence d'Agathe. Il était 11
h 45. Je suis certain de l'heure parce que l'adjudant chef Bitwayiki,
pourtant originaire du Nord mais non extrémiste, nous dit de regarder
nos montres parce que c'était un moment dont on devait se souvenir.
J'ai vu peu après un caporal passer devant notre position. Il portait
au cou une chaînette en or dont il nous a dit qu'elle était à Agathe et
qu'il allait l'offrir à sa femme. Nous avons alors compris le sens des
coups de feu et des applaudissements entendus peu auparavant et
qu'Agathe était morte. Nous avons demandé aux autres militaires qui
revenaient de chez Agathe qui avait tiré et on nous a dit que c'était
un lieutenant de gendarmerie qui suivait une formation d'OPJ qui venait
de tuer Agathe.


Les trois cartouches du sous-lieutenant Ntawilingira



Parfois, derrière la procédure, se dissimule l'Histoire. Ce premier
jour de décembre, elle a porté la cote judiciaire PE4. Un autre
témoignage. C'est vers 11 heures que [Agathe] fut découverte et amenée
dans sa résidence. Les cris de joie éclatèrent et plusieurs militaires
accoururent. Le célèbre capitaine Hategekimana arriva juste à ce moment
critique et ne fut pas d'avis et d'accord avec ceux qui voulaient
évacuer feu Mme Premier ministre au camp Kigali pour interrogatoire.
Elle aussi était d'accord sur cette option car elle déclare :
Je
connais tant de secrets du pays, il faut m'emmener à l'Etat-major. Ce
furent ses dernières paroles car un sous-lieutenant élève officier au
cours OPJ Ntawilingira l'a tua avec trois cartouches.
Dans le dossier
du procureur, il existe donc un nom à l'assassin du Premier ministre
rwandais. Un ange passe dans le prétoire, parfaitement étourdi.
Sans illusion aucune sur la décision que prendront les juges concernant
la jonction, Raphaël Constant réduit finalement son ambition à la
fixation du procès. J'attendais qu'on nous précise une date. Une date
! Pas des promesses. Le procureur ne tient pas ses promesses. Quand
va-t-on commencer ? Fixez des dates impératives pour qu'enfin on sache
où l'on va.
Mais le colonel Bagosora et son conseil ont aussi perdu ce
combat là. Pourtant, ils avaient reçu le soutien spectaculaire, à
l'audience, du procureur général. J'ai appris que les défenseurs
admettent que la bataille est perdue
, cingle Carla del Ponte. Ils
s'attaquent à l'institution et créent du malaise. Les actes
d'accusation sont confirmés. Les preuves sont là. On peut commencer le
procès quand vous voulez. Il suffit d'établir une date
,
continue-t-elle. Sur ce point, au moins, les combattants ont signé une
commune défaite. Il n'y a pas eu de date.

Chacun pour soi



Personne ne s'y trompe. Les procès groupés sont un cauchemar pour la
défense et une arme redoutable du procureur. Car ils portent en eux les
germes de la division et du sauve-qui-peut parmi les accusés. Me Degli
n'a pu s'empêcher de s'en inquiéter :La jonction, ici, entraînerait
un amalgame, une confusion monstre des responsabilités et entraînera un
conflit d'intérêts. C'est une situation totalement nuisible aux
intérêts du général Kabiligi
. Me Ogetto, avocat d'Anatole Nsengiyumva,
a aussi évoqué ce qu'il considère comme un préjudice :Il faut éviter
qu'un accusé témoigne contre l'autre
. Il n'en fallait pas autant pour
que le procureur Frédéric Ossogo s'en régale à l'avance :Il existe un
fait terrifiant pour la défense : que les accusés témoignent l'un
contre l'autre
!


Le juge législateur



Il existe une spécificité rare au sein des tribunaux internationaux :
les juges forgent eux-mêmes le règlement de procédure et de preuve
qu'ils doivent appliquer et interpréter. Ce phénomène, qui rend caduc
le grand principe de la séparation des pouvoirs législatif et
judiciaire, a été un des points centraux de la plaidoirie de Raphaël
Constant. Quand le conseil de sécurité a créé ce tribunal, il vous a
donné un pouvoir exorbitant : de pouvoir faire les règles de procédure.
Tellement exorbitant que à Rome [où a été signé, en juillet 1998, le
traité établissant une Cour pénale permanente, ndlr], les Etats ont
insisté pour que le règlement de procédure et de preuve ne soit pas à
la seule discrétion des juges. Il se fait que vous devez interpréter ce
que vous avez vous-mêmes édicté, ce qui est difficile à comprendre et,
pour moi, à faire
, cingle l'avocat de Théoneste Bagosora.
Plusieurs phénomènes inquiètent Me Constant. L'un est le sentiment
qu'il a que le règlement du TPIR est modifié au gré des gênes qu'il
procure au procureur ou aux Chambres ou même au greffe. Ainsi, sur la
question des jonctions, il fut dernièrement introduit l'article 48 bis.
Il évoque unesituation extraordinaire où à chaque assemblée plénière,
on modifie pour anéantir les arguments que nous [la défense] avons
utilisés. Quelque temps après, le 48 bis apparaît. C'est choquant pour
l'esprit
. Un autre est la souplesse qu'il voit dans l'application de
ces règles de procédure. Il souligne qu'en matière pénale, le principe
estune interprétation stricte et non pas fumeuse. Ce n'est pas la
question du regroupement des procès qui perturbe l'avocat français.
Paradoxalement, il explique que, dans le système juridique de son pays,
la jonction est une question d'administration de justice : elle est
décidée à n'importe quel moment par le procureur, par les juges et
n'est pas susceptible d'appel
. Ce n'est donc pas le principe qui lui
importe, c'est son application en fonction du corps de règles devant
être appliqué devant une juridiction précise. Il critique donc une
décision sur une jonction déjà décidée, il y a deux mois, par une
Chambre de première instance du TPIR. Voir une Chambre de première
instance se référer à une décision de la Chambre d'appel qui n'était
pas saisie de cette question, c'est prendre le risque de s'appuyer sur
une décision qui n'est pas prise. Et s'appuyer sur une décision séparée
d'un juge sur cinq, cela me paraît emprunter un chemin où l'on ne sait
pas où on va. Le juge en question nous dit qu'il existe deux
interprétations [à l'article 48] : stricte et large. C'est contraire au
principe du droit des pays civilisés. La procédure pénale ne
s'interprète pas de manière large. On n'atteint pas les droits des gens
de manière large. Nous quittons le domaine du droit où la règle du
droit n'est plus la règle fondamentale.
Tordant et chiffonnant une
décision pour la démonstration, l'avocat insiste :Je vous demande, je
vous supplie, de prendre une décision d'application stricte
.
Le procureur Frédéric Ossogo a renvoyé une autre analyse de cette
situation :Les juges ont reçu le mandat d'établir le règlement de
procédure et de preuve. La raison est évidente : pour que les
procédures aillent rapidement, il fallait un mécanisme évitant le
retour à l'assemblée générale des Nations unies. Cela se passe de
discussion. Ce n'est pas la première fois que de tels pouvoirs sont
donnés aux juges
a-t-il rétorqué, en faisant référence à la Cour
internationale de justice de La Haye.


Vingt mois pour une requête



Vous savez, monsieur le président, c'est mon quatrième voyage pour
plaider cette requête. Cela explique que, à la longue, je devienne
long!
Raphaël Constant, avocat de Théoneste Bagosora, devait-il être
si précautionneux pour s'expliquer des deux grosses heures de
plaidoirie qu'il s'est arrogées, le 1er décembre, dans le cadre des
débats sur la jonction des affaires du procès dit des militaires ?
Certes, ce débat a finalement eu lieu. Et, s'il fut long - deux jours -
il fut aussi souvent de bonne tenue. Mais alors qu'il devait ouvrir la
perspective tant attendue de voir bientôt une date fixée pour ce procès
clé, il s'est, au contraire, achevé sur celle d'un nouveau et
injustifiable retard de celui-ci.

Trois jours d'audience avaient été, il y a un mois, réservés pour cette
affaire. L'objectif : régler enfin la question de la jonction des
affaires Bagosora, Nsengiyumva, Kabiligi et Ntabakuze, préalable
indispensable à l'organisation du ou des procès. Mais c'est devenu une
habitude : la défense commence évidemment par déposer des requêtes pour
déclarer la Chambre incompétente. Le président Williams déplace
l'obstacle. Il repousse ces débats à la suite de celui sur la jonction,
rassurant la défense qu'ils feront, dans tous les cas, l'objet d'une
décision avant celle concernant la jonction. Jusque là, l'efficacité
judiciaire semble régner en maître.

Deux jours sont nécessaires alors pour entendre le bureau du procureur
sur sa demande de jonction d'instances ainsi que les quatre avocats de
la défense impliqués. On pense que la troisième journée permettra de
régler les autres requêtes. Et c'est alors que la chambre expose
qu'elle ne pourra siéger pour des raisonsindépendantes de sa
volonté
. Or, les vacances du Tribunal sont imminentes. Et il faudra
bien écouter, un jour et comme promis, ces requêtes en incompétence.
Qu'importe. Le TPIR a toujours cru avoir le temps. Dans quelques mois,
plusieurs accusés vont entamer leur cinquième ou même leur sixième
année de détention, mais qu'importe : le TPIR croit avoir le temps.
Alors ces requêtes ne seront débattues que le 7 février 2000. Il faudra
les entendre. Il faudra rendre une décision. Et celle-ci, n'en doutons
pas, fera l'objet d'appels. Du coup, quand la décision sur la jonction
sera-t-elle rendue ? Difficilement avant mars. Avec donc deux mois, au
minimum, de retard. Il se sera alors écoulé environ vingt mois entre le
dépôt de cette requête par le procureur, en juillet 1998, et la
décision y faisant droit ou non.

Est-ce raisonnable ? Me Constant aura averti la Cour de son opinion.
Nous atteignons des délais qui sont totalement déraisonnables,
s'est-il exclamé sur un ton glacé par un mélange de colère et de
lassitude. En mars, cela fera quatre ans que son client, le fameux
colonel Bagosora, est détenu. C'est une durée qui fait entrer le
Tribunal dans les eaux troubles de ce que la jurisprudence
internationale peut considérer comme une durée excessive de détention.
Et qui ouvre donc la voie à des demandes de mises en liberté fondées
sur la violation du droit de l'accusé à un procès rapide.
Dans ce contexte, ce ne sont pas les deux heures de plaidoirie de
l'avocat martiniquais qui bloquent la volonté déclaréed'accélérer les
procédures
, mais bien un souci encore à démontrer du tribunal lui-même
de resserrer son plan de travail. S'il en a encore le temps.


Procès Bagilishema : deux semaines blanches



Témoins dans la brume

Sur les huit prévus, seuls deux témoins de l'accusation ont parlé à la
barre durant ces deux dernières
semaines d'audience. Le procès doit redémarrer le 24 janvier 2000. Pour
de bon, cette fois ?

M. le président, la défense va demander des poursuites pour faux
témoignage contre ce témoin.
Dans l'affaire Bagilishema, où l'ancien
bourgmestre de Mabanza (préfecture de Kibuye) est accusé de génocide,
la deuxième semaine d'audition des témoins de l'accusation vient de
commencer. L'homme désigné par le pseudonyme H, protégé derrière un
rideau vert, laisse échapper unà la grâce de Dieu paniqué. Il s'agit
du quatrième témoin de la semaine précédente. Me Roux, qui avait
interrompu son contre-interrogatoire pour le week-end, vient de lui
lancer une sévère estocade. Qu'est-ce qui constitue ce faux témoignage
?
s'enquiert en urgence le président Mose.

Me Roux, dont la tension nerveuse vient visiblement de redescendre d'un
cran, emballe maintenant ses mots dans du coton pour s'adresser au juge
:La dernière déclaration, à l'instant, du témoin disant qu'il a vu le
17 juin le chauffeur de la commune Ephrem Mshimyimana et le policier
Anasthase Munyandamutsa amener M. Habayo dans le véhicule de la commune
à Kibuye, ceci est un faux témoignage.
La défense vient de distribuer
à la Chambre des photocopies du registrecourrier expédié de la
commune de Mabanza. S'ensuit un débat entre le juge Güney et Me Roux
côté gauche de la Cour, le juge Gunawardana et le procureur Phillips
animant le côté droit. La Chambre conteste l'authenticité de copies de
documents qui ne seraient pas certifiés conformes. L'attestation qu'a
obtenue la défense, signée de la main de l'actuel bourgmestre de
Mabanza, ne semble pas suffire. La confusion règne sur tous les bancs.
L'audience est suspendue.

Suspension de service ?



Après délibération, la Chambre clarifie sa position : elle permet à la
défense de poser des questions au témoin, étant entendu et sous
réserve que, plus tard, elle soumettra soit une copie certifiée
conforme ou demandera aux autorités communales pertinentes de produire
l'original du document, ou alors, des copies certifiées conformes dudit
document. Si cette procédure n'est pas suivie, les éléments de preuves
en question n'auront aucune valeur juridique.
L'avocat d'Ignace
Bagilishema peut poursuivre. Il guide le témoin dans le registre des
courriers de la commune de Mabanza. On y retrouve le nom du chauffeur
de la commune, Ephrem Nshimyimana. Dans la colonne d'en face, le résumé
de la lettre qui lui est adressé précise : Suspension de service à
partir du 2 mai 1994
. Soit près d'un mois et demi avant le jour où le
témoin dit l'avoir vu monter dans une voiture de la commune en
compagnie du bourgmestre, d'un policier, et d'un M. Habayo porté depuis
disparu! Le registre mentionne une lettre similaire, adressée le même
jour au policier, Anastase Munyandamutsa. Tout cela n'innocente pas
Ignace Bagilishema, mais menace de discréditer le témoin aux yeux de la
Cour.

H ne démord pas :Je confirme que j'ai vu ces deux personnes de mes
propres yeux. Quant à parler de la suspension, même pendant la guerre
de 90, les militaires qui avaient été suspendus ont été rappelés sous
les drapeaux. Dire que ces gens ont été suspendus ou qu'ils ont été
licenciés, je ne le sais pas ; parce qu'il arrive qu'on suspende ou
bien qu'on licencie des gens et qu'on les ramène, ou bien! ils peuvent
reprendre leurs fonctions.
La défense sort alors une deuxième carte de
sa manche. Elle demande à la Chambre de lire la déposition faite par le
témoin n°41 sur la liste de l'ensemble des témoignages communiqués par
le procureur. Les juges ne disposent pas de la déclaration : il s'agit
d'un témoin écarté par le Parquet. La défense pourrait l'appeler à la
barre l'année prochaine, et tenter de prouver que H a menti!

Témoin fantôme



Pour lui succéder à la barre, trois nouveaux témoins protégés de
l'accusation avaient atterri à l'aéroport d'Arusha durant le week-end.
Seuls deux vont apparaître à l'audience. Le troisième, comme perdu dans
les brumes de la petite saison des pluies, passera inaperçu aux yeux
des juges. Le bureau du procureur est très embêté. Ayant mélangé les
pseudonymes de certains témoins dans deux listes, transmises en août et
en octobre à la section de protection des témoins, il n'a pas
réceptionné ceux qu'il attendait. L'un a donc été écarté discrètement.
Les deux autres, programmés pour la semaine suivante, ont pu venir
témoigner à la Cour. L'atmosphère de cacophonie s'avère difficile à
masquer. Me Roux la stigmatise à l'audience :Il va sans dire que
cette attitude ne peut pas se poursuivre, parce que ces modifications
sont le fait exclusif du dysfonctionnement que nous observons au niveau
du bureau du procureur, et cela n'est pas sans inconvénient pour les
droits de la défense
.

Le témoin I est un Hutu âgé, selon ses mots, depresque 60 ans. Sa
femme appartient à l'ethnie tutsie. Et sa famille ne doit sa vie sauve
qu'à ses bonnes relations avec l'assistant du bourgmestre, Célestin
Semanza. Sur ses ordres, un militaire et un Interahamwe (milicien formé
dans les mouvements de jeunesse du parti présidentiel MRND) ont défendu
la maison de I durant le génocide. D'après ce dernier, Ignace
Bagilishemaétait quelqu'un qui était aimé par toute la population,
les Hutus et les Tutsis confondus. En 1994, quand on a commencé à
détruire les maisons, les gens ont fui vers la commune en grand nombre.
Personne ne pensait que devant lui, quelque chose pouvait lui arriver.

Le témoin n'incrimine pas le bourgmestre, au contraire. Mais il décrit
l'autorité qu'exerçaient les deux assistants de M. Bagilishema,
Célestin Semanza et Apollinaire Nsengimana, sur les milices de la
commune. Etant donné que celui qui était en charge du parti MRND au
sein de la commune a été longtemps malade, raconte I, Apollinaire
Nsengimana a occupé ses fonctions et c'était lui qui dirigeait
également les Interahamwe
.

Les listes des Abakiga



Me Maroufa Diabira, le co-conseil mauritanien du bourgmestre, va le
rendre plus bavard en contre-interrogatoire. Le témoin décrit le rôle
majeur joué par les Abakiga,qui viennent d'une région de hautes
collines, habitent ensemble, et sont principalement de l'ethnie hutue.

Ces assaillantsont lancé des attaques, ont pillé et tué dans la
commune de Mabanza. Le groupe qui est venu chez moi pour piller avait
un chef, poursuit I. Et ce chef disait qu'il avait une liste sur
laquelle étaient inscrits les noms des personnes dont les maisons
devaient être détruites et des personnes qui devaient être tuées.
De
sa maison, il pouvait voir les attaquants descendre des collines, en
criant. Chaque groupe comptait, d'après lui, environ 200 personnes et
de chez lui il a pu en voir cinq ou six. Il a été dit, ajoute I, que
le Président avait été abattu par les Inkotanyi, et donc que les
Abakiga descendaient pour combattre les Inkotanyi. Il y avait une
guerre, ils comprenaient qu'ils devaient venger leur chef et de plus,
ceux qui venaient de Rambagaseke n'étaient pas très éloignés du lieu
d'origine du Président. Ces gens-là ne le considéraient pas seulement
comme leur chef, c'est comme si c'était un frère pour eux.


Qui leur donnait ses listes ? interroge le président de la Chambre
.Il y avait des listes, avance I, qui leur étaient données et c'était
l'autorité communale, c'est à dire le bourgmestre et ses assistants,
qui le faisait, ainsi que ses conseillers. Je n'ai pas assisté à ces
réunions mais, comme je l'ai dit, les Abakiga qui m'ont attaqué ont dit
qu'ils avaient des listes.
Il ajoute que l'assistant du bourgmestre,
Célestin Semanza, vient également des collines du nord. Il ne m'a pas
porté secours parce qu'il était Mukiga [on dit un Mukiga, et des
Abakiga, ndlr], souligne I. Si j'avais été un Mukiga comme lui, cela se
comprendrait mais il l'a fait parce que nous avions des relations
amicales.
Il y avait des gens qu'il connaissait. Il leur disait : Ne
touchez pas à cette personne.
M. Bagilishema a-t-il tenté de protéger
les Tutsis de la commune ? Je ne suis au courant de rien qu'il aurait
fait pour porter assistance à ces gens!


L'oreille à la fenêtre



Comme des centaines d'autres, le témoin O, une femme tutsie de 32 ans,
s'est réfugiée au bureau communal lorsque les tueries ont débuté à
Mabanza. Vers le 12 avril en fin d'après midi, O voit le bourgmestre
Ignace Bagilishema en compagnie du préfet Kayishema. Ils s'enferment
dans une pièce du bâtiment de l'IGA, situé derrière le bureau communal.
J'étais sous la fenêtre, se souvient-elle, et je pouvais entendre ce
qu'ils disaient. Ils se sont assis, et M. Bagilishema a pris la parole
:
Je vois, M. le préfet, qu'il y a beaucoup de gens ici. Si nous les
tuons au bureau communal, la commune sera détruite. Je crois que vous
devez les envoyer à Kibuye, parce qu'il y a plus de place là-bas. J'ai
pris peur et immédiatement je suis allé trouver ma famille pour leur
dire ce que je venais d'entendre.
Il faisait nuit, la pièce était
éclairée, et le témoin affirme avoir pu distinguer les deux hommes à
travers un interstice entre les rideaux. Sa soeur accouche la nuit
suivante. Elles restent donc dans l'enceinte du bureau communal. Le
lendemain, lorsque le bourgmestre rassemble les réfugiés et leur
demande de partir pour Kibuye (cf. témoignages précédents dans
Ubutabera n°75), O va se cacher dans un champ de sorgho.
Environ deux semaines plus tard, tandis qu'elle observe le bureau
communal d'une de ses cachettes, O affirme avoir vu le bourgmestre
sortir du cachot communal un proche à elle et un pasteur du nom de
Muganga. Puis il serait allé chercher six Interahamwe à la barrière
dite de Trafico, située près de la mairie. Ceux-ci les emportent, et le
témoin suppose qu'ils ont été tués. Entre les 15 et 18 avril,
toujours dissimulée dans un champ de sorgho, elle déclare (comme
d'autres témoins entendu la semaine précédente) avoir assisté à
l'attaque menée contre le domicile d'un Tutsi du nom de Karungu. Elle
dit avoir vu, sur les lieux, M. Bagilishema armé d'un pistolet. Après
l'attaque, le bourgmestre aurait lancé un appel au mégaphone, disant en
substance :Tout va bien dans la commune. Les Tutsis qui ont tenté de
tuer les Hutus ont été découverts. Quel que soit l'ennemi, il va être
tué
.

Deux témoins retirés



Me Roux prend la parole. Pourquoi, dans la déposition que vous avez
signée le 21 octobre 1995 et dans la déclaration que vous avez faite à
la Cour le 19 février 1998 [sous le pseudonyme WW, lors du procès
Kayishema/Ruzindana, ndlr], n'avez vous pas parlé des épisodes que vous
venez de mentionner ?


- En 1995, nous étions toujours sous le coup du traumatisme, et nous
étions dans l'incapacité de raconter tous les événements dont nous
avions été les témoins. Et à l'audience, on m'a posé des questions
concernant M. Kayishema, et non au sujet de M. Bagilishema.
Peu de
précisions complémentaires ressortiront du contre-interrogatoire de O.
Elle apporte un peu plus d'eau au moulin du procureur dans sa
tentative, déjà amorcée la semaine passée, de dessiner le portrait d'un
bourgmestre actif dans les tueries perpétrées à Mabanza. On est
mercredi, et la seconde semaine d'audition des témoins à charge vient
de s'achever.

Durant le week-end qui suit, deux nouveaux témoins venus de Kigali
disparaissent à leur tour dans les brumes du tribunal d'Arusha. A
l'audience du lundi, le procureur Jane Adong tente une explication :
La semaine dernière, s'explique-t-elle, nous avions dit que nous
allions faire comparaître les témoins C et R. Nous n'avons pu les
citer. Ils feront l'objet d'une aide psychologique avant leur retour au
Rwanda.
Le retrait du témoin C n'est pas anodin, et n'a rien à voir
avec sa santé mentale. Le résumé de sa déposition disait ceci :Le
témoin décrit comment, après une brève réunion, l'accusé a tiré avec
son pistolet vers le stade [de Kibuye, ndlr] et a tué un homme du nom
de Bagambiki. Le témoin a ensuite vu l'accusé tendre son arme à M.
Kayishema qui a également tiré en direction du stade, après quoi les
soldats rassemblés sur les collines autour du stade et ceux qui étaient
avec M. Kayishema ont commencé à tirer sur les réfugiés.


Question d'arithmétique



Hors audience, le procureur Charles Phillips assure qu'il s'agit d'une
décision de naturepolitique et déontologique (cf. interview). Nous
n'étions pas convaincus, précise-t-il, qu'ils allaient faire de bons
témoignages pour l'accusation et nous pouvions faire sans eux. Le
problème, c'est que parfois nous ne rencontrons pas ces témoins avant
qu'ils viennent à Arusha. Si un témoin dit que M. Bagilishema a tiré le
premier au stade de Kibuye et que nous décidons de ne pas l'appeler,
peut-être que nous ne sommes pas d'accord avec le témoin. Vous devez
être sûr, en tant que procureur, que vos témoins, si vous les amenez à
la barre, ne vont pas craquer ou devenir fous. Je n'étais pas convaincu
de cela pour ces deux témoins.


A la Cour, la défense explose. Ce n'est pas seulement une question de
stratégie, s'indigne Me Roux. Nous parlons d'une accusation portée
contre cet homme. Et au moment de porter cette accusation, le procureur
se désiste.
L'après-midi même, dans une conférence de presse, le
procureur général Carla Del Ponte déclare que ce procès a manqué de
témoins à cause du refus du Rwanda de leur délivrer des documents de
transport. Un brin d'arithmétique permettra de rétablir la vérité.
Kigali avait, de source sûre, accordé avant la suspension de sa
collaboration avec le TPIR au moins douze documents de transport pour
cette affaire. Sur les neuf témoins acheminés à Arusha, le procureur en
a écarté trois. Sur les trois restant au Rwanda, il y en a deux que le
procureur ne souhaitait pas faire venir. Il en restait donc un, mais
elle était cette semaine là dans l'impossibilité de faire le
déplacement pour des raisons familiales. Le Parquet a donc écarté au
dernier moment cinq témoins disposant de documents de voyage. La
crédibilité du témoignage l'aurait-il paralysé ?

Le Parquet rappelé à l'ordre



Le torchon brûle entre la défense et le Parquet sur la question de la
communication des témoignages. Au cours de la première semaine
d'audition des témoins de l'accusation, la défense d'Ignace Bagilishema
avait demandé le retrait des déclarations recueillies moins de soixante
jours avant ce 27 octobre, date d'ouverture du procès (cf. Ubutabera
n°75). Les juges lui donnent raison, le 23 novembre. Ils décident que
le procureurne pourra citer que des témoins dont les déclarations ont
été communiquées à la défense le 28 août 1999 au plus tard
. Néanmoins,
ilpourra citer des témoins supplémentaires après autorisation de la
Chambre
. Le Parquet dépose donc une requête, pour tenter de
réintroduire les quatorze déclarations de témoins transmises à la
défense après le 28 août. La décision de la Chambre tombe alors comme
un couperet, le 2 décembre. Sur les quatorze, seuls trois dépositions
sont retenues. Il s'agit de celles des témoins désignés par les
pseudonymes AA, Y et Z. Ces témoins, précise la requête du procureur,
ontsur ordre de l'accusé, directement pris part aux tueries et ont
également été postés à des barrages routiers où de tels actes ont été
perpétrés. Leurs dépositions font clairement ressortir la
responsabilité de l'accusé et l'ampleur de son implication dans les
faits incriminés.
Même si les déclarations de ces trois témoins ont
été communiquées tardivement à la défense, la Chambre estime qu'il n'y
a pas préjudice étant donné qu'ellesne seront pas utilisées avant le
24 janvier 2000
, date fixée pour la reprise du procès. Habitué à voir
ses requêtes entérinées sans qu'il ait à en motiver la substance, le
Parquet aomis de dire pourquoi les onze autres témoignages qu'il
souhaitait produire étaient importants. Leur bien fondé n'ayant pas
été démontré,
ils sont purement et simplement rejetés par les juges.


Comparution initiale et jonction des affaires Ngeze et Nahimana



Le défunt procès des médias

L'atmosphère des grands jours électrise la salle d'audience. Carla Del
Ponte, le nouveau procureur général,
fait sa rentrée à la barre d'Arusha. On débat, peut-être pour la
dernière fois, duprocès des médias.

Bernard Muna, le procureur général adjoint, et Mohamed Othman, son bras
droit juridique, fraîchement débarqués de Kigali, sont à ses côtés. Au
milieu, l'avocat général en charge de l'affaire, Sankara Menon,
radieux, semble vivre ses heures de gloire. La galerie du public est
pleine. Seule la présence de Carla Del Ponte à la barre justifie tant
de prévenance. Car il ne s'agit, sur le fond, que de permettre à deux
accusés d'effectuer leur comparution initiale. Et d'étudier la
possibilité de joindre leurs affaires.

Comme pour toutes les grandes premières, le rideau se lève avec plus
d'une heure de retard. La présidente de la Chambre, Mme Pillay,
présente ses excuses pour le retard. Hier, lorsque mes deux collègues
ont terminé leur audience, ils ont reçu une requête en extrême urgence
demandant la récusation des trois juges. Nous voulions prendre cette
décision pour que le programme de la journée n'en soit pas affecté
. La
requête déposée par la défense de Hassan Ngeze est rejetée.

Hassan Ngeze refuse de plaider



L'heure est à la seconde comparution initiale de Ferdinand Nahimana,
fondateur de la Radio-télévision libre des Milles collines (RTLM),
réputée pour ses incitations à la haine contre les Tutsis. Sur la base
du nouvel acte d'accusation modifié, il est poursuivi pour entente en
vue de commettre le génocide, génocide, incitation directe et publique
à commettre le génocide, complicité dans le génocide et crimes contre
l'humanité (pour persécution, extermination et assassinats). Ferdinand
Nahimana plaide non coupable.

L'audience suivante concerne Hassan Ngeze. L'ancien rédacteur en chef
de Kangura, journal connu pour ses incitations à la haine contre les
Tutsis, est poursuivi en vertu des mêmes chefs d'accusation que
Ferdinand Nahimana. Hassan Ngeze se lève, argue que les nouveaux chefs
d'accusation portés contre lui n'ont toujours pas été confirmés par une
Chambre et refuse de plaider. Par ailleurs, la présidente Pillay a
rejeté l'argument selon lequel Hassan Ngeze demande la suspension de la
procédure, en attendant que la Chambre d'appel se prononce sur la
requête qu'il a déposée pour contester l'amendement de son acte
d'accusation. En l'absence de plaidoyer de l'accusé, la Chambre
enregistre qu'il plaide non coupable.

Barayagwiza, grand absent



L'après midi, les deux accusés sont placés côte à côte. Sobrement, le
procureur Sankara Menon expose les motifs de sa requête en jonction.
La création de la RTLM et de Kangura, résume-t-il, font partie de
l'entente en vue de commettre le génocide. Si l'on peut démontrer que
la RTLM et Kangura ont été utilisés pour inciter à commettre le
génocide, à ce moment là ces deux personnes se sont entendues. Nous
recherchons la jonction sur la base de l'entente.
Carla Del Ponte, le
menton dans une main, la moue volontaire et dubitative, l'observe.
L'ombre d'un grand absent au banc des accusés, Jean-Bosco Barayagwiza,
autre fondateur de la RTLM qui aurait dû être joint aux deux autres
accusés si la Chambre d'appel n'avait pas prononcé sa libération, entre
dans la salle par l'entremise de l'avocat de Ferdinand Nahimana. Le
second absent à cette audience est le belge Georges Ruggiu,
présentateur à la RTLM. Il a été écarté du dossier depuis qu'il est
passé aux aveux. C'était là une grande ambition judiciaire, entonne Me
Biju-Duval, de stigmatiser la responsabilité criminelle d'un
journalisme dévoyé. Aujourd'hui, on risque fort de passer d'une logique
de responsabilité individuelle à une logique de boucs émissaires. Où
sont-ils tous ceux qui à Radio Rwanda ont appelé au génocide ? Où
sont-ils tous ceux qui à radio Muhabura ont appelé au combat ? Où
sont-ils tous ceux qui à la RTLM ont tenu des propos criminels ?
Ferdinand Nahimana ne peut être le bouc émissaire d'un procès qui ne
peut avoir lieu parce qu'on ne s'en est pas donné les moyens.
L'ambition de faire un procès des médias est une ambition défunte. Nous
pensons qu'il faut juger singulièrement les cas singuliers de M.
Nahimana et de M. Ngeze, et non pas tenter de satisfaire à l'exigence
simplificatrice et tapageuse de l'opinion publique internationale.


Pas de boucs émissaires



En face de l'avocat, Carla Del Ponte vient de se dresser. Je me sens
obligée d'intervenir, lance-t-elle. La défense mentionne une volonté de
l'accusation de faire le procès des médias du génocide. Je veux
souligner une fois pour toutes que ce n'est pas une idée de
l'accusation. On ne fait pas un procès à la presse, aux médias du
génocide. On fait un procès à des personnes physiques. Il n'y a pas de
boucs émissaires ici. Il n'y a que des criminels qui sont soumis à la
justice.
La présidente Pillay juge bon de préciser quepour les
juges, quels que soient les motifs pour un procès, la participation des
accusés à des crimes doit être prouvée au-delà de tout doute
raisonnable
.

Bernard Muna, le procureur général adjoint, se propose de préciser la
démarche du Parquet dans cette affaire. Le temps viendra, répond-il a
l'adresse de Me Biju-Duval, pour d'autres personnes d'être traduites
devant ce tribunal. Tout ce qu'un avocat a à faire, c'est de répondre
des crimes qui sont imputés à son client. Les accusés ont pris part à
un même type de crimes qui font partie de la même entreprise
criminelle. Il est de notoriété publique qu'un génocide a été commis au
Rwanda. Les médias ont été utilisés dans le but de promouvoir le
génocide. Voilà pourquoi nous avons besoin de joindre ces deux
personnes.

Qu'il y ait eu un génocide, j'y souscrit, réplique Me Biju-Duval. Mais
le fait d'entrer dans le champ de compétence du tribunal, réplique Me
Biju-Duval, ne suffit pas à joindre des accusés. Il faudrait apporter
la preuve qu'il y a eu une utilisation (des médias) de concert durant
cette période. Le procureur s'appuie sur des éléments de preuve qu'il
est le seul à connaître. On ne prouve pas le droit, mais le fait.
La
décision, annonce finalement le juge Pillay, sera une décision écrite
(cf. encadré).


Jonction accordée



Le 30 novembre, la Chambre décide de joindre dans un même procès
Ferdinand Nahimana et Hassan Ngeze. Leurs médias respectifs, la
Radio-télévision libre des Milles collines et le journal Kangura, étant
présumés avoir étéfondés séparément avec l'aide et l'encouragement
des deux accusés, dans le but de promouvoir la haine ethnique contre
les Tutsis, et l'idéologie extrémiste hutue. La nature et la substance
des publications et des émissions qui étaient sous le contrôle des
accusés, sont présumées avoir été similaires, dans les deux médias.
Chacun des accusés a contribué aux articles et aux émissions dans les
deux organes. En résumé, Kangura et la RTLM sont présumés avoir été des
instruments médiatiques qui se sont soutenus l'un l'autre -
pratiquement et objectivement - et qui ont agi de concert en usant des
mêmes moyens pour atteindre le même objectif.
Dans un deuxième temps,
la Chambre enregistre l'annonce faite par le procureur Menon à la Cour.
Il a déclaré son intention de produire 90 témoins à charge contre
Hassan Ngeze, et 98 contre Ferdinand Nahimana, parmi lesquels 30
seraient communs aux deux accusés. La Chambre considère qu'il s'agit
également d'une considération pertinente pour accorder la jonction.

Sauf surprise, le micro-procès des médias devrait donc pouvoir s'ouvrir
en mars 2000.




En bref...



Visa.

Après près de deux semaines d'interdiction, Carla del Ponte s'est
finalement posée, le 4 décembre, à Kigali. Le conseil des ministres,
réuni dans la capitale rwandaise le 3 décembre, a levé son refus,
annoncé le 22 novembre, de délivrer un visa d'entrée au procureur
général du TPIR.

Affaire Ntuyahaga. Une nouvelle date a été fixée pour l'audition de
la demande d'extradition par le Rwanda du major Bernard Ntuyahaga,
incarcéré à Dar-es-Salaam, en Tanzanie. Le dossier devrait être
plaidé du 18 au 21 janvier 2000. Depuis son arrestation par les
autorités tanzaniennes, en mars 1999, l'affaire est régulièrement
reportée. L'ancien officier des forces armées rwandaises avait été
interpellé le jour même de sa mise en liberté par le TPIR, suite au
retrait par le procureur de l'acte d'accusation dressé contre lui.
Selon l'un des avocats du major Ntuyahaga, le belge Luc de
Temmerman, le gouvernement rwandais a fait savoir au procureur
tanzanien qu'il ne présentera pas de témoins au tribunal,
contrairement à ce qui avait été annoncé en septembre. Par ailleurs,
l'un des témoins que la défense avait annoncé vouloir présenter à la
Cour, Alype Nkundiyaremye, est décédé le 26 novembre en Belgique
d'une crise cardiaque. Ancien président du Conseil d'Etat et
vice-président de la Cour suprême du Rwanda, âgé de 41 ans, il avait
quitté le Rwanda en mai 1999 et rédigé un document extrêmement
critique sur le pouvoir en place.

Comparution. Costaud, grand, habillé d'un blaser beige et d'une
chemise rose, Mika Muhimana maîtrise mal la langue française. Un
interprète en kinyarwanda a été mis à sa disposition pour procéder à
sa comparution initiale, le 24 novembre, deux semaines après son
arrestation à Dar-es-Salaam. L'ancien conseiller de secteur de
Gishyita, en préfecture de Kibuye, est assisté d'un avocat de
permanence. En l'absence d'un avocat commis d'office, il refuse de
plaider sur les chefs portés contre lui. Selon une procédure
désormais appliquée sans hésitation par le tribunal, le président
Williams a enregistré un plaidoyer de non-culpabilité sur l'ensemble
des charges dressées contre Mika Muhimana.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024