Fiche du document numéro 34626

Num
34626
Date
Jeudi 31 octobre 2024
Amj
Taille
260896
Titre
Génocide des Tutsis : le médecin Eugène Rwamucyo condamné à 27 ans de prison
Sous titre
Après cinq semaines de procès devant la cour d’assises de Paris, Eugène Rwamucyo a été condamné pour complicité dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Il a été immédiatement incarcéré mais compte faire appel.
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Type
Article de journal
Langue
FR
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Loin d’être un simple exécutant, Eugène Rwamucyo a été décrit par l’avocat général Nicolas Péron comme un « intellectuel d’action » qui aurait pu prétendre à un destin national. La cour d’assises de Paris lui reproche notamment d’avoir « permis la continuité du génocide » en organisant l’enfouissement des corps dans des fosses communes dans la préfecture de Butare, au sud du Rwanda. « Il n’avait pas de fours crématoires, mais il s’est très bien débrouillé avec les moyens à sa disposition », a souligné le parquet.

À l’issue de cinq semaines de procès, et après avoir été confronté aux témoignages de 55 personnes, dont près de la moitié ont fait le déplacement depuis le Rwanda, la cour a condamné ce médecin à vingt-sept ans de réclusion pour complicité dans le génocide des Tutsis, qui a fait entre 800 000 et un million de victimes entre avril et juin 1994.

Ce procès n’a cependant pas été semblable à celui des sept autres accusés rwandais déjà jugés en France en vertu de la compétence universelle. Ni préfet, ni gendarme, ni médecin praticien, Eugène Rwamucyo, aujourd’hui âgé de 65 ans, était à l’époque universitaire à Butare, fief de l’élite intellectuelle perçue comme hostile au régime de Habyarimana.

Après dix ans de formation à Léningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) en URSS, il était devenu le premier médecin du travail du Rwanda, spécialiste en hygiène et assainissement, et avait obtenu un poste d’enseignant-chercheur à l’université nationale du Rwanda.

Illustration 1 Eugène Rwamucyo, un ancien médecin rwandais accusé d'avoir joué un rôle dans le génocide de 1994 au Rwanda, au tribunal de Paris, le 30 octobre 2024. © Photo Louise Delmotte / AP via Sipa

Chaque jour du procès, le contraste est saisissant entre l’homme discret et élégant qui comparaît, après quinze ans d’instruction, et l’extrémiste virulent qu’il était en 1994. Dès son retour d’URSS, il s’est rapproché de la Coalition pour la défense de la République (CDR), un acteur clé de la propagande génocidaire. À la barre, Marie-Claire, ancienne secrétaire à l’Office national de la population, où Rwamucyo était consultant, se souvient : « Au lieu de donner son nom, il disait en se frappant la poitrine : “I’m CDR.” »

Selon Marie-Jeanne, réceptionniste au Centre universitaire de santé publique où Rwamucyo enseignait, il était un « idéologue », qui l’aurait menacée en déclarant : « Vous, les Tutsis, nous allons tous vous tuer. »

Sa proximité avec les « médias de la haine » a aussi été longuement examinée par le président Jean-Marc Lavergne au cours d’interrogatoires minutieux. Son amitié avec le cofondateur de la CDR, également directeur de Radio Rwanda, la voix du régime, est telle qu’il engage son épouse en tant que présentatrice. Lors de la création de la Radio télévision libre des Mille Collines (RTLM), qui incitera aux meurtres pendant le génocide, il souscrit à des actions, évoquant une « œuvre à finalité commerciale ».

Concernant son implication dans le journal extrémiste Kangura, Rwamucyo la conteste, bien qu’un ancien responsable des éditions ait témoigné l’avoir vu se rendre à l’imprimerie pour corriger les épreuves avant publication.

À cette époque, il se retrouve ainsi au centre des médias extrémistes, tout en étant impliqué dans le Cercle des républicains, un groupe peu étudié par les historien·nes, mais considéré comme une matrice des organisations les plus radicales. Pour l’avocat général Nicolas Péron, Rwamucyo est un « précurseur du génocide, au sens chimique du terme : un ingrédient essentiel à la réaction ».

L’enjeu central des fosses communes

C’est dans ce contexte que la question des fosses communes prend une dimension cruciale au procès. Si l’accusé invoque un impératif sanitaire, l’accusation voit dans son action une volonté d’effacer les preuves. « Les enfouissements font partie intégrante de l’administration de la mort, explique Éric Gillet, avocat belge et contributeur au rapport de référence « Aucun témoin ne doit survivre » d’Alison Des Forges. Il s’agit de dissimuler les scènes de crime, car le corps est un enjeu central dans tout génocide. »

Parmi les dix fosses supervisées par l’accusé et évoquées au procès, celles de l’église de Nyumba illustrent bien la logistique déployée. Sur ordre des autorités locales, les réfugié·es y sont massacré·es. « Même un bébé ne devait pas survivre », se rappelle à la barre Emmanuel, un des assaillants. Les cadavres sont ensuite enterrés par la population locale mais, face à leur nombre, des prisonniers sont réquisitionnés puis une pelleteuse appelée en renfort.

Celle-ci scelle l’une des fosses en y versant les murs d’une salle de classe voisine. Rwamucyo est présent sur les lieux. « Il exerçait une position d’autorité, explique l’avocate générale Julie Pétré. Désigné par le préfet comme responsable des enfouissements, il était armé d’un fusil et représentait une caution morale pour les tueurs. »

Les quelques rescapé·es, en majorité des femmes, décrivent une violence d’une rare cruauté. Immaculée raconte : « À chaque attaque, c’était la même méthode : d’abord des coups de machette au sommet du crâne, puis au cou et aux tendons d’Achille. Les miliciens ont attaqué mon mari. Quand ils sont arrivés près de moi, j’ai écarté des cadavres, me suis enduite de sang avec mes enfants, et nous avons fait semblant d’être morts. » Gloriose ajoute : « J’ai vu la pelleteuse enterrer des victimes. Certaines gémissaient encore. »

L’avocate de la défense tente de mettre en doute les témoignages des survivantes. « Elles mélangent ce qu’elles ont vu et entendu, hier et aujourd’hui », minimise Françoise Mathe, qui qualifie d’autres témoins de « menteur en chef, voyou assassin, paysan analphabète tueur », sans oublier des experts « très engagés » ou, selon elle, acquis au régime actuel de Kagame.

Rwamucyo, impassible, prend des notes. Pendant les pauses, il se montre détendu et souriant, entouré d’une dizaine de proches, dont Callixte Mbarushimana, ancien secrétaire exécutif d’une milice composée de Hutus exilés en République démocratique du Congo (RDC) après le génocide, dont la présence quasi quotidienne au tribunal suscite l’étonnement.

Un défilé de génocidaires

Les témoins appelés à soutenir l’accusé sont souvent d’anciens hauts responsables déjà condamnés pour génocide, mais qui le connaissent peu. Ce choix intrigue d’autant plus que l’accusé, loin d’être un ancien ministre, est un intellectuel qui conteste avoir participé à la politique génocidaire. Leurs propos sont édifiants, à l’image de ceux de Jean Kambanda, ancien premier ministre du gouvernement génocidaire : en visioconférence depuis le Sénégal, où il est incarcéré, il qualifie Rwamucyo d’« homme courageux ».

Pendant quatre heures, il déverse un flot ininterrompu de paroles, répétant que le génocide des Tutsis aurait été orchestré par les Tutsis eux-mêmes pour réussir le génocide des Hutus.

Défilent également un ancien chef d’État-major de la gendarmerie rwandaise et un ancien ambassadeur du Rwanda, tandis que le politologue Charles Onana, jugé en même temps pour négationnisme du génocide des Tutsis, a décidé de ne pas se présenter.

Derrière leurs propos se cache une stratégie de la défense visant à occulter les véritables enjeux du procès et à attirer l’attention sur le régime rwandais actuel. Dans sa plaidoirie, Françoise Mathe doute ainsi que « la propagande soit un élément essentiel du génocide » et s’interroge : « Parce que Rwamucyo a contribué à l’enterrement des corps, cela fait de lui un maillon de la chaîne génocidaire ? C’est impossible. »

Jour après jour, le « langage codé des génocidaires rwandais », que l’avocat Éric Gillet compare à la « novlangue managériale », a pris une place centrale. « Pendant le génocide, “travailler” ou “désherber” signifient “tuer”. Ces termes renvoient à des activités agricoles, mais ils sont détournés pour s’appliquer à des êtres humains. » Des témoins, y compris l’accusé, parlent de guerre plutôt que de génocide, d’ennemis ou d’infiltrés plutôt que de Tutsis.

Ce double langage apparaît dans un discours prononcé le 14 mai 1994 par Rwamucyo, alors porte-parole de partis extrémistes, devant Jean Kambanda et une centaine d’enseignants de l’université. Dans ce discours, il exhorte les intellectuels à prendre les armes. Pour le parquet, le message est clair : « Rwamucyo fait preuve d’un soutien inconditionnel au gouvernement. » Après le prononcé du verdict, ses avocats ont annoncé leur volonté de faire appel.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024