Fiche du document numéro 34592

Num
34592
Date
Samedi 19 octobre 2024
Amj
Taille
45192
Sur titre
Tribune
Titre
Charles Onana : un procès contre la haine
Sous titre
Le polémiste Charles Onana était jugé à Paris pour négationnisme du génocide des Tutsis au Rwanda. Pour plusieurs chercheurs, ce procès peut marquer un tournant.
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Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation

Les faits



Du 7 au 11 octobre dernier s'est tenu le procès de Charles Onana pour négationnisme du génocide contre les Tutsis visant des propos publiés dans l'ouvrage Rwanda, la vérité sur l'opération Turquoise, paru le 30 octobre 2019. La plainte avait été déposée en 2020 par plusieurs associations – Survie, la Ligue des droits de l'homme (LDH) et la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH). Selon ces associations, constituées parties civiles, vingt passages de cet ouvrage constituent une infraction à l'article 24 bis alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté́ de la presse, qui prévoit notamment que « seront punis […] ceux qui auront nié, minoré ou banalisé […] l'existence d'un crime de génocide ».

De quelles façons l'auteur franco-camerounais aurait-il enfreint cette disposition légale ?



Parmi les passages incriminés, l'un d'entre eux se veut particulièrement éloquent : selon l'auteur, « la thèse conspirationniste d'un régime hutu ayant planifié un "génocide" au Rwanda constitue l'une des plus grandes escroqueries du XXe siècle ». Cette phrase illustre de la façon la plus directe les trois principales falsifications au cœur de la démarche de Charles Onana : semer le doute sur les faits étayés et connus, renverser les responsabilités du crime, nier la réalité même de son exécution. En effet, les travaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda entre 1997 et 2012, les recherches en sciences sociales depuis 1994, les différentes juridictions nationales qui se sont emparées du sujet – au Rwanda, en Belgique, en France – ont établi de façon définitive la nature exacte du processus d'extermination planifié et ciblé contre les Tutsis rwandais. Le génocide contre les Tutsis constitue un fait.

Complémentaire de cette mise en doute insidieuse, l'inversion des responsabilités : dans le passage cité plus haut, l'auteur exonère le gouvernement rwandais de l'époque, imprégné de l'idéologie raciste dite « hutu power », faisant des Tutsis un ennemi radical, total, inconciliable. Ce gouvernement, dit Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), encadre et encourage aux massacres dans l'ensemble du pays à partir du 7 avril 1994 jusqu'à sa défaite et sa fuite au Zaïre, à la mi-juillet 1994. Alors que le Premier ministre de ce GIR, Jean Kambanda, a reconnu devant le TPIR son rôle dans le génocide et purge une peine de prison à perpétuité au Sénégal pour, entre autres, « entente en vue de commettre un génocide », Charles Onana soutient que le gouvernement en question ne serait pas responsable du génocide.

Mis bout à bout, ces deux actes intellectuels sapent la réalité du fait criminel et absolvent les membres d'un gouvernement reconnus comme coupables de génocide par la justice internationale. Ils conduisent, in fine, à une seule conclusion logique : le génocide contre les Tutsis, son organisation, sa perpétration ravalés au rang « d'escroquerie intellectuelle ». Ce genre d'affirmations intègre également des procédés stylistiques qui visent à mettre en doute la réalité du génocide, notamment par l'emploi systématique de guillemets, comme si l'auteur marquait une distance critique à l'égard non d'une analyse particulière, mais du fait lui-même. Prolongement de cette entreprise de minoration et de confusion volontaire, la mention du génocide lui-même est souvent euphémisée par une batterie d'expressions moins précises à la fois conceptuellement et juridiquement – « massacres du Rwanda », « tragédie rwandaise », « drame du Rwanda ».

Un recyclage de l'idéologie génocidaire



La filiation idéologique entre Charles Onana et les extrémistes pré-génocide a été illustrée tout au long du procès. Les témoins experts cités à la barre se sont appliqués à montrer que Charles Onana utilise, dans ses livres, les mêmes procédés rhétoriques que le colonel Théoneste Bagosora, considéré comme le « cerveau » du génocide : usage des guillemets pour le mot génocide, mention d'une « histoire officielle », supposée absence de planification, sans oublier l'attribution au Front patriotique rwandais (FPR) de l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion présidentiel. Ces arguments négationnistes sont puisés à la source des écrits de Bagosora, par Charles Onana. On retrouve également, chez l'un comme chez l'autre, le cliché du « Tutsi envahisseur », repris aujourd'hui dans les discours politiques xénophobes en RDC, où prolifèrent aujourd'hui, jusqu'au sommet de l'État, les messages de haine et les appels à la violence.

L'incitation à la haine est-elle compatible avec la liberté d'expression ?



Le procès de Charles Onana n'est pas celui de la liberté d'expression – comme l'a ressassé la défense au cours des quatre journées d'audience. Il est celui de l'incitation à la haine. En niant, minorant et banalisant le génocide commis contre les Tutsis, l'auteur ne porte pas seulement atteinte à la dignité des morts ; il offre une tribune continuée aux ferments qui ont conduit à la perpétration du génocide. Ses livres contribuent à relégitimer des idées que l'on pensait disqualifiées par l'histoire : le racisme, le rejet d'un « autre » fantasmé, la dépréciation d'un groupe humain pour ce qu'il est, le sexisme décomplexé. Autant d'actes dangereux pour la mémoire des victimes et pour la sécurité des survivants et des populations encore visées par cette idéologie du meurtre dans la région des Grands Lacs. Le négationnisme n'est pas un simple délit « d'histoire ». Il est un acte public qui met en danger les survivants et nourrit les projets politiques criminels en cherchant à rendre présentables des projets et des discours qui sont le socle des crimes de masse.

Un négationnisme obsessionnel : le complot comme moteur de l'histoire



Si l'instruction judiciaire se limitait exclusivement à son ouvrage de 2019. Charles Onana n'en est pas à son premier livre à caractère négationniste et complotiste. Certains témoins ont ainsi évoqué, lors du procès, son ouvrage publié en 2009 (Ces tueurs tutsis, au cœur de la tragédie congolaise), dans lequel l'auteur reprend les thèses conspirationnistes fondatrices de l'idéologie du génocide de 1994.

Remobilisant, par exemple, les clichés sexistes visant « la femme tutsie », il s'inscrit dans la lignée des textes de haine publiés au Rwanda avant le génocide dans le journal raciste Kangura, qui promouvait en décembre 1990 les Dix Commandements du Hutu – véritable incitation à la haine envers les Tutsis – mais aussi dans celle de Pierre Péan, l'auteur du livre Noires fureurs, blancs menteurs (2005). Dans ces textes, les femmes tutsies sont essentialisées, décrites comme des espionnes et des « prostituées ». Ressassé par les médias de la haine rwandais jusqu'en 1994, ce thème se retrouve dans les écrits de Charles Onana.

Les audiences devant la 17e chambre du Tribunal correctionnel de Paris ont d'ailleurs fourni l'occasion de quelques mises au point au sujet des rapports tendancieux de l'auteur aux méthodes élémentaires de la recherche en sciences sociales. Historiens, juristes, linguistes cités par la partie civile, spécialistes du négationnisme de la Shoah et du génocide contre les Tutsis, ont attiré l'attention de la cour sur la nature frauduleuse des propos – objets de la plainte – et sur la constance de celle-ci dans la prose de celui qui se présente comme politologue et chercheur en sciences politiques.

La dimension complotiste du travail de Charles Onana a été mise en lumière. Se présentant comme un chercheur qui s'opposerait à une « histoire officielle », il prétend livrer une version complète, alternative, de cette même histoire. Une histoire singulière, dans laquelle l'affirmation péremptoire remplace la preuve factuelle, les questions rhétoriques, l'absence de démonstration convaincante, et où, en définitive, tout s'explique par un postulat fixé d'avance : celui d'une manipulation organisée par un homme seul, capable d'imposer ses vues historiques et politiques aux États-Unis, aux puissances européennes, à l'ONU : l'actuel président rwandais Paul Kagame. Typique des visions complotistes de l'Histoire, ce prêt-à-penser se dispense de tout retour vers la réalité des faits – qui ont le défaut de résister aux obsessions idéologiques de l'auteur.

Une défense contorsionniste



Face aux accusations accablantes pesant sur ses déclarations, Charles Onana a fait citer de nombreux témoins : ex-militaires présents au Rwanda au début des années 1990, dans les rangs des Casques bleus onusiens déployés à partir de 1993 ou de l'armée française, notamment pendant l'opération « Turquoise » de juin-août 1994 ; avocat de la défense au TPIR ; ex-membre du gouvernement mis en place sur les ruines du pays après le génocide… La variété des déclarations faites à la barre par cette cohorte hétéroclite s'est en réalité résumée à un trait invariable : le contournement systématique du sujet central de l'audience, à savoir l'accusation circonstanciée de négationnisme visant les écrits de Charles Onana.

L'ex-colonel Luc Marchal, responsable pour la MINUAR de la région de Kigali entre décembre 93 et avril 94, s'est présenté comme bon connaisseur du pays du fait de ses années de service au Zaïre, dans les années 1970, avant d'imputer au FPR l'entière responsabilité du génocide. Ce vétéran de l'opération militaire de Kolwezi a conclu son passage à la barre sous les applaudissements d'une partie de la salle, où s'arboraient des foulards aux couleurs de la RDC. L'ex-général français Didier Tauzin s'est, pour sa part, lancé dans une leçon d'histoire n'ayant rien à envier aux thèses les plus frelatées du XIXe siècle : celui qui a participé à la lutte contre le FPR entre 1992 et 1994, dans le cadre du soutien indéfectible du président Mitterrand à son grand ami Juvénal Habyarimana, a ainsi disserté sur l'ascendance « nilotique » des Tutsis, venus d'Éthiopie pour envahir les « bantous » Hutus… avant de brocarder les « salopards » du FPR.

Dans un autre registre, Joseph Matata, autoproclamé « militant des droits de l'homme », a repris l'idée d'une vérité historique dissimulée en s'appuyant notamment sur un texte datant de 1958, Aux origines du problème Bahutu au Rwanda. L'auteur, le prêtre Stanislas Bushayija, y affirmait que « l'art du mensonge sont à ses yeux des arts dans lesquels [le Tutsi] s'enorgueillit d'être fort habile ». Étrange conception des droits humains qui porte un de ses « militants » à lire, sans y trouver de problème particulier, un raisonnement raciste de ce type, dont la fortune a trouvé l'apogée lors du génocide de 1994. Semus Ntawuhiganayo s'est lui présenté comme journaliste et ex-responsable des renseignements intérieurs rwandais post-génocide. Il aurait dû fuir le pays sous le poids de menaces de la part des responsables du FPR, qui assassinerait ceux qui « contestent l'histoire officielle ». Il a néanmoins confessé avoir été sauvé de la mort en 1994 par ce même FPR et a rappelé avoir dénoncé dès 1992 les préparatifs d'un crime de grande ampleur contre les Tutsis, avant de conclure qu'il ne croit pas à la thèse d'un « double génocide » – selon laquelle les Hutus auraient aussi été visés par une campagne d'extermination.

En cas de condamnation : quel retentissement moral et politique au procès Onana ?



En cas de condamnation, cette décision de justice aura-t-elle pour conséquences d'attirer l'attention des citoyens français sur les liens entre négationnisme du génocide contre les Tutsis et racisme ? Entre avril et juillet 1994, plus d'un million d'hommes, femmes et enfants tutsis étaient assassinés sur la base d'une idéologie profondément négrophobe. Cette dernière avait pour but de catégoriser un peuple uni en « vrais » et « faux » Africains sur la base des plus anciennes classifications raciales européennes. Ce génocide s'est déroulé dans le silence car les théories du complot déjà à l'œuvre pendant l'événement participaient de sa justification, pendant que dans les salons occidentaux l'on considérait qu'il ne s'agissait là que d'une malédiction profondément africaine. Le racisme a déjà tué deux fois au Rwanda, en enfermant les victimes dans le mur du silence et du mensonge. 30 ans après le génocide – alors que les rescapés témoignent de l'approfondissement de leurs blessures lié au poids du temps – il serait bon que ce procès leur offre l'assurance du respect porté à leur expérience funeste et à la mémoire des leurs.

Bojana Coulibaly, chercheuse, responsable du Programme des langues africaines, Harvard

Yoan Gwilman De Souza, étudiant, EHESS

Jessica Mwiza, doctorante, CUNY

Romain Poncet, professeur agrégé d'histoire

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