Fiche du document numéro 34445

Num
34445
Date
Vendredi 7 mai 2021
Amj
Taille
186685
Titre
Questions à Rafaëlle Maison sur le rapport Duclert
Nom cité
Type
Page web
Langue
FR
Citation
 

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Rapport Duclert – questions Florent Guénard, La vie des idées
Question 1

Vous faisiez le constat, en 2015, que les historiens français avaient du mal
à appréhender le rôle de la France dans le génocide des Tutsis. Vous
listiez les obstacles auxquels ils avaient à faire face. Est-ce que le travail
fourni par la commission Duclert signifie que ces obstacles ont enfin été
levés ?
En effet, il me semblait en 2015 que certains obstacles empêchaient une recherche historique sur
le rôle de la France au Rwanda : les contraintes du champ académique, l’indisponibilité des
sources, la crainte d’être appelé à soutenir des procédures pénales, la question de l’engagement
militant, le fait que le rôle de la France ne paraissait pas prioritaire aux historiens travaillant sur le
génocide des Tutsi.
Il est clair que nombre de ces obstacles ont aujourd’hui été levés, en grande partie pour des
raisons ayant trait à la décision politique. Mais je voudrais, avant de répondre plus précisément,
saluer le travail fait par la Commission. Il s’agit d’un travail très sérieux, mené dans des conditions
de temps limitées, où les membres de la Commission - et les jeunes historiens recrutés pour
l’assister - ont fourni une recherche et une analyse approfondie et courageuse. Je suis donc
impressionnée par leur implication et leur acharnement à servir la cause de la vérité historique. Je
note également que ce rapport restaure l’importance de l’Archive dans la production historique ;
il restaure l’importance d’établir les faits, les chronologies, les dimensions politiques et
internationales d’un génocide commis dans un contexte « post-colonial ». Je relève aussi que le
rapport, même si nombre d’éléments peuvent en être discutés, et ses auteurs y invitent d’ailleurs
le public, a produit, pour ceux qui examinent cette question depuis longtemps, une forme de
soulagement face à l’effondrement du mur de propagande et de manipulations1 auquel ils étaient
confrontés. L’un des grands mérites de ce rapport est de dépasser certains lieux communs, qui
ont longtemps dominé : il ne se base jamais sur la thèse des massacres interethniques, du double
génocide, du Front Patriotique Rwandais (FPR)2 comme mouvement « fasciste ». L’analyse du
rôle de la France se déploie donc à partir d’une compréhension fine de ce que fut ce génocide.
Enfin, je voudrais rendre hommage ici à certains de ceux qui furent les précurseurs de ce
questionnement : François-Xavier Verschave et Sharon Courtoux, de l’association Survie,
l’historien José Kagabo, le chercheur Jacques Morel, le juriste Géraud de La Pradelle, les
nombreux journalistes engagés pour la découverte de la vérité, parmi lesquels Jean-François
Dupaquier et, bien sûr, Patrick de Saint Exupéry, qui a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses
procédures judiciaires pour son ouvrage Complices de l’inavouable.3 Je présente mes excuses à ceux
qui ne peuvent être cités ici. Ils sont nombreux.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Y compris judiciaires, voir Rafaëlle Maison et Géraud de Geouffre de La Pradelle, « L’ordonnance du juge
Bruguière comme objet négationniste », Cités 2014/1, pp. 79-90
2 Il s’agit du mouvement, essentiellement composé de réfugiés Tutsi exilés en raison de persécutions au Rwanda, qui
commence à lancer des offensives militaires en octobre 1990 afin d’obtenir droit de retour et partage du pouvoir. Sa
progression militaire au Rwanda en 1994 met fin au génocide, ce que souligne la Commission : « Le FPR [...] a
combattu les génocidaires hutu et arrêté le génocide [...] », Rapport, p. 14.
3 Voir Géraud de La Pradelle, « ‘Complices de l’inavouable’ devant les tribunaux », Les temps Modernes, 2014/4-5, pp.
205-212.
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Les obstacles liés aux contraintes du champ académique, à l’indisponibilité de nombreuses
sources et à la crainte de l’engagement ont été levés par le processus même qui a conduit à ce
rapport. Il s’agit en effet d’une commande publique, accompagnée d’une autorisation d’accès aux
archives. Il est vrai que la création d’une nouvelle commission officielle par la Présidence de la
République avait d’abord inquiété, certains historiens ayant bien démontré les limites de ce type
de commandes politiques.4 On pouvait même penser que répondre à une telle commande
s’avérait déontologiquement problématique. Mais le résultat des travaux et le fait que les archives,
rendues publiques, permettront « des travaux futurs » (rapport, p. 34), dissipe ces inquiétudes
initiales. Les conclusions du rapport pourront être soumises à un examen critique, essentiel à la
connaissance scientifique. Il est peut-être possible de regretter l’absence, dans cette Commission
d’historiens étrangers qui ont beaucoup travaillé sur l’histoire coloniale ou post coloniale de la
France ; la présence de ces chercheurs aurait pu permettre à la Commission d’approfondir la
« mise à distance » qu’elle revendique (rapport, p. 32) et de dépasser rapidement certains « biais
cognitifs » (je reprends, en la détournant, la formule fréquemment employée dans le rapport). En
effet, en tant que français(e), il est souvent difficile d’imaginer l’implication réelle de son propre
pays.
Il faut tout de même ajouter, s’agissant des sources, que la Commission indique clairement que
certaines archives lui sont restées inaccessibles. Elle s’élève vivement contre les refus d’accès et
aussi les pratiques de non-versement ou de destruction volontaires d’archives (certaines
télécopies retrouvées portent la marque « destruction après lecture », rapport, p. 738). Ces
dernières pratiques sont rattachées par la Commission aux « dérives institutionnelles » qu’elle
condamne (rapport, p. 22). En somme, la Commission n’a pas accédé à toutes les sources, et cela
limite ses conclusions, elle le dit explicitement, d’autant plus que tout n’est pas consigné par
écrit (rapport, p. 33). Par ailleurs, certaines périodes sont très peu documentées par la
Commission sans que l’on sache cette fois pourquoi (début de l’année 1994, rapport, pp. 328331) ; certains thèmes ne sont pas complètement traités, tel celui de l’assistance diplomatique
française fournie au Rwanda à l’ONU (rapport, p. 923). En somme, il s’agit d’une première étape,
très conséquente, mais qui pourra être encore approfondie. Cet approfondissement est aussi
exigé, et la Commission en est consciente (rapport, p. 22) par la nécessité d’un croisement des
sources car, évidemment, seules les sources françaises sont ici interrogées. Les sources provenant
de la MINUAR (la force de maintien de la paix des Nations Unies) seraient, par exemple,
particulièrement utiles.
Question 2

Le rapport pointe différentes formes de responsabilité (politiques,
institutionnelles, intellectuelles) du gouvernement français. Mais il reste très
équivoque sur la responsabilité morale de l’Elysée (p. 975), concluant alors
que la France ne s’est pas rendue complice du génocide. Cette analyse de
la responsabilité vous semble-t-elle convaincante ? A partir de quel degré
d’implication peut-on être qualifié de « complice » ?
Ainsi que la Commission le souligne, un génocide n’est pas un déploiement de violence
spontanée, il exige organisation et planification (rapport, p. 945). Or, les moyens militaires qui ont
été fournis par la France au Rwanda entre 1990 et 1993, avant la période officiellement
génocidaire (avril-juillet 1994), en termes de formation de l’armée rwandaise, en termes

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Voir Annie Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine toujours sous influence, Le temps des cerises, 2012.


 

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« d’encadrement indirect » de cette armée (rapport, p. 759), en termes de livraison d’armes,
justifient les conclusions très sévères de la Commission. Evoquant des « responsabilités
accablantes » (rapport, p 973), ses conclusions s’apparentent à un véritable réquisitoire.
Des responsabilités « particulières »
On peut d’ailleurs relever, que, contrairement à ce que suggérait le mandat qui lui était confié, la
Commission relativise le rôle d’autres acteurs internationaux. Ainsi, la France, en raison de son
engagement militaire d’ampleur au Rwanda, a-t-elle une responsabilité « particulière » (rapport, p.
31). De même, les institutions internationales, parfois accusées, n’ont pas été défaillantes en ellesmêmes. La France, qui a parfois « piloté » la diplomatie du gouvernement rwandais à l’ONU
(rapport, p. 244) ne s’est en effet pas opposée pendant le génocide au retrait des troupes de
l’Organisation mondiale (MINUAR, rapport, p. 416).5 A Genève, le discours français est aussi
demeuré très ambigu devant l’ONU, la ministre déléguée chargée de l’Action humanitaire laissant
entendre le 24 mai 1994, contre toute évidence, que le gouvernement intérimaire issu du coup
d’Etat (GIR) ne serait pas responsable du génocide (rapport, p. 943).
Je relève que certains continuent de soutenir que la France entendait, par son intervention
militaire au Rwanda à partir de 1990, y établir la démocratie, puis la paix, en soutenant activement
les accords de paix d’Arusha (1993). Or, le rapport de la Commission comprend des
développements très intéressants sur ce processus de paix d’Arusha qui impliquait des
négociations entre le pouvoir rwandais et le Front patriotique rwandais (FPR). La Commission
relève tout d’abord, et c’est très significatif, que la France, militairement présente au Rwanda, a
choisi de « passer outre » les premiers accords d’Arusha qui, dès 1992, exigeaient la suspension
des livraisons d’armes au Rwanda et le retrait des troupes étrangères (rapport, p. 800). Ensuite, la
Commission s’interroge sur le point de savoir comment la paix est compatible avec des « logiques
de surarmement et d’inflation des effectifs militaires » (rapport p. 973). Enfin, on se demande
comment l’Etat français a pu être à la fois observateur des négociations de paix d’Arusha, mais
aussi conseiller du gouvernement rwandais dans ces négociations (rapport, p. 970) et, sur le
terrain, en situation d’engagement militaire « dit indirect » au profit de ce gouvernement contre le
Front patriotique rwandais (rapport, p. 969) ? Pour la Commission, l’hostilité prolongée de la
France au Front patriotique rwandais va d’ailleurs « miner » l’application des accords d’Arusha
adoptés en 1993 (rapport, p. 925).
La question juridique de la complicité
Il est vrai que s’il retient des « responsabilités accablantes », le rapport est plus nuancé s’agissant
de la complicité. Il questionne : « La France est-elle pour autant complice de génocide ? Si l’on
entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées
ne vient le démontrer » (rapport, p. 972). Mais en réalité, il est bien connu qu’on ne trouve que
rarement, et même plutôt jamais, des explicitations génocidaires dans les documents ou
déclarations officielles. Il est donc vain d’imaginer trouver une archive française contenant des
directives pour une association visant à éliminer les Tutsi du Rwanda. La Commission en est
certainement consciente. Je pense qu’elle n’a pas véritablement souhaité poser une qualification
juridique, ce n’était pas son mandat, et il me semble logique qu’elle ne l’ait pas fait. Elle n’évoque
d’ailleurs que des responsabilités « politiques, institutionnelles, intellectuelles » et « éthiques,
cognitives morales » (rapport, p. 966). A part quelques éléments très généraux sur la notion de
génocide, la question technique de la complicité juridique n’est jamais discutée.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Pour une analyse des résolutions et explications de vote au Conseil de sécurité des Nations en 1994 (sans archives),
voir Rafaëlle Maison, « L’opération ‘Turquoise’, une mise en oeuvre de la responsabilité de protéger ? », in La
responsabilité de protéger, Colloque SFDI de Nanterre, Paris, Pedone, 2008, pp. 209-232.

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Or, nous avons depuis quelques années une jurisprudence sur la complicité de génocide, qui
émane des deux Tribunaux pénaux internationaux créés par l’ONU en 1993 (ex-Yougoslavie)
puis 1994 (Rwanda – TPIR), jugeant des individus, ainsi que de la Cour internationale de justice,
jugeant des Etats. Sans entrer dans le détail, on peut certainement affirmer que tant les individus
que les Etats peuvent être, en droit international, complices de génocide. La complicité n’exige
pas que soit présente l’intention propre aux auteurs du génocide de détruire le groupe ciblé. Il
suffit d’établir que le complice a apporté une aide directe et substantielle aux auteurs de crimes en
ayant conscience de leur intention de détruire ce groupe. Il n’est donc pas nécessaire de trouver
l’expression d’une « volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire » pour établir la complicité.
Une aide directe et substantielle ?
La question cruciale, du point de vue juridique, est de savoir si la France a apporté une aide
directe et substantielle aux auteurs du génocide, car la connaissance de leurs intentions
génocidaires me semble avérée en raison de toutes les alertes, y compris institutionnelles et très
précoces, décrites par la Commission. Les questions suivantes continuent donc de se poser à la
lecture du rapport :
La France a-t-elle contribué à placer les extrémistes du Gouvernement intérimaire rwandais
(GIR) au pouvoir (le rapport relève l’intransigeance de la France à l’égard de l’opposition
démocratique au Rwanda, pp. 937-939) ?
La France a-t-elle soutenu le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) - qui est issu du coup
d’Etat d’avril 1994 et se trouve au coeur du génocide - et ainsi contribué à l’asseoir jusqu’à sa
défaite en juillet 1994 ? Elle le considère en tout cas comme le gouvernement légal du Rwanda
(rapport, p. 409 et pp. 353-356) et a rapidement organisé l’exfiltration de la « parentèle » de ses
proches (rapport, p. 368-371).
A-t-elle abandonné aux tueurs, pendant l’opération Amaryllis6, ses employés Tutsi et les ministres
modérés du gouvernement légitime (rapport, p. 939) ?
La France a-t-elle facilité la livraison d’armes pendant le génocide (rapport, pp. 802-807, p. 873) ?
Enfin, la France a-t-elle cherché, à la fin du génocide, par l’opération Turquoise (juin-août 1994)
qui constitue une intervention militaire (difficile d’imaginer aide plus directe), à maintenir le
gouvernement intérimaire issu du coup d’Etat (GIR) sur une partie du territoire du Rwanda ?
L’opération Turquoise
Sur ce dernier point, c’est bien ce que considère la Commission, qui interroge longuement la
nature, ambiguë, de l’opération Turquoise. Si elle se présentait officiellement comme humanitaire,
les personnes qu’il s’agissait de sauver n’étaient pas désignées. Car il était aussi (ou surtout ?)
question d’éviter la défaite des forces du gouvernement intérimaire afin de permettre la reprise
des négociations entre ce gouvernement et le Front patriotique rwandais. La victoire totale de
celui-ci était en effet perçue à Paris comme une « menace existentielle » (rapport, p. 971). Les
militaires français déployés sur le terrain n’ont d’ailleurs manifestement pas été informés du
génocide. Ils n’ont pas reçu l’ordre de sauver, par exemple, les rescapés Tutsi de Bisesero, car leur
mission était, d’abord, une mission de repérage des lignes du Front patriotique rwandais (rapport,

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Il s’agit d’une opération militaire française visant à protéger et évacuer les ressortissants français du Rwanda après le
coup d’Etat et le début des massacres de masse (8-14 avril 1994).

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p. 533), perçu comme la première « source de menaces » (rapport, p. 971). On peut aussi penser
que le fait de créer, ensuite, une « zone humanitaire sûre » (ZHS) au Rwanda visait à atteindre ce
même objectif de maintien de l’appareil gouvernemental et militaire, qui n’y a été que
partiellement désarmé, en créant une sorte de sanctuaire contre l’avancée territoriale du Front
patriotique rwandais (rapport, p. 538-540, p. 571, p. 611).
La Commission présente des développements particulièrement significatifs sur l’absence
d’arrestation des membres du gouvernement intérimaire qui se trouvait dans la « zone
humanitaire sûre », alors que ses forces armées étaient finalement globalement défaites par le
Front patriotique rwandais. L’ambassadeur Yannick Gérard qui demandait de manière pressante,
à la mi-juillet 1994, des instructions en ce sens à Paris, ne les reçut pas. Or, contrairement au
discours officiellement tenu, rien n’interdisait ces arrestations dans le mandat Turquoise donné
par l’ONU.7 La France s’est d’ailleurs opposée, à ce moment, à ce que ce mandat soit précisé par
l’ONU (rapport, pp. 629-638). Le rapport livre aussi une description et une analyse extrêmement
précises de l’activité diplomatique conduite par la France à l’ONU afin de limiter la compétence
temporelle du TPIR, créé en novembre 1994, à la seule année 1994, écartant la phase préparatoire
du génocide. Ceci dans le but d’éviter, ainsi que le signale le représentant français à l’ONU « que
ne soient retenues des dispositions qui nous auraient posé problème » (rapport, pp. 639-647).8
La notion « l’entreprise criminelle commune »
Par delà la notion de complicité de génocide, celle « d’entreprise criminelle commune » pourrait
aussi être mobilisée même si elle est d’un emploi délicat. Les juridictions pénales internationales
ont affirmé que tous les participants à une « entreprise criminelle commune » étaient les coauteurs des crimes internationaux commis par le groupe. Et ceci alors même que ces crimes
n’étaient pas nécessairement prévus, mais qu’ils risquaient simplement d’être commis, dans la
réalisation du but recherché (prise de pouvoir, déstabilisation, révolution).9 Dès lors que l’on
démontrerait que certains ont aidé à constituer le gouvernement intérimaire, et participé à
l’entreprise de coup d’Etat du début avril 1994, ils pourraient être considérés comme co-auteurs
des crimes internationaux qui ont nécessairement découlé de cette prise de pouvoir. C’est toute la
question du rôle de l’ambassade de France avant et pendant le coup d’Etat du début avril 1994,
puisque le rapport documente de nouveau la présence, à l’ambassade, des personnalités
extrémistes qui vont très rapidement composer le gouvernement intérimaire génocidaire. Le rôle
de l’ambassade de France n’est toutefois pas définitivement éclairé dès lors que ses archives ont
été volontairement détruites avant sa fermeture le 12 avril 1994. Notons que la Commission
relève que l’ambassadeur de France semble, à ce moment crucial, « toujours pris dans des
négociations et des combinaisons politiques hasardeuses » (rapport, p. 374).
Question 3

« La Commission, explique le rapport, a démontré l’existence de pratiques
irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et
même de commandement, de contournement des règles d’engagement et

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Il s’agit de la résolution 929 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies le 22 juin 1994 et dont on trouve
aisément le texte sur le site des Nations Unies.
8 Je n’avais pu que pressentir ces éléments dans l’analyse que j’avais faite de la création du TPIR, voir Rafaëlle
Maison, Pouvoir et génocide dans l’oeuvre du TPIR, Dalloz, 2017.
9 Elisabeth Claverie et Rafaëlle Maison, « ‘L’entreprise criminelle commune’ devant le Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie », in P. Truche (dir.), Juger les crimes contre l’humanité vingt ans après le procès Barbie, ENS Editions,
Lyon, 2009, pp. 183-205. La jurisprudence a évolué depuis la publication de cet article, le projet commun n’a pas à
être « en soi de nature criminelle ».
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des procédures légales, d’actes d’intimidation et d’entreprises d’éviction de
responsables ou d’agents. Les administrations ont été livrées à un
environnement de décisions souvent opaques, les obligeant à s’adapter et
à se gouverner elles-mêmes » (p. 974). C’est semble-t-il le fonctionnement
de l’Etat français qui est en cause. Pensez-vous que ces dérives
institutionnelles expliquent très largement l’aveuglement du pouvoir ?
Non, je ne le pense pas vraiment. C’est plutôt le contraire. Ces dérives institutionnelles et chaînes
de commandement parallèles visaient essentiellement, d’après la commission (rapport, pp 736 s.),
à assurer la prééminence de l’Elysée et de l’Etat major particulier du Président de la République
(EMP), y compris sur le terrain (rapport, p. 765). Il s’agissait de s’émanciper des circuits réguliers
de transmission et de commandement dans lesquels certains ont été très vite très réticents (le
colonel Galinié, le général Varret, le ministre Joxe) à l’accroissement du déploiement militaire
français au soutien d’un « régime raciste, corrompu et violent » (rapport, p. 973) dont les
exactions étaient attestées.
L’idée d’aveuglement, qui figure dans le jugement conclusif de la Commission (« les autorités
françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste,
corrompu et violent », rapport, p. 973), ne me paraît pas non plus décrire ce qu’elle documente,
mais viser - quoique probablement inconsciemment - un objectif de disculpation. Je m’explique.
S’aveugler, c’est ne pas vouloir voir ce qui est ; être aveuglé, c’est être empêché de voir. Or, on a
vu ce qui était et on a agi en connaissance de cause. La thématique de l’aveuglement vient
disculper, en ce sens qu’elle interdit de penser une forme d’acceptation du processus génocidaire
dont témoigne pourtant la mise à l’écart de ceux qui en alertaient. Donc, mieux vaut affirmer qu’
« on ne savait pas » car on s’est ou on était aveuglé. Je ferai ici un parallèle qui me semble
éclairant avec les règles d’engagement de la responsabilité dans le droit de la guerre : le supérieur
militaire est responsable des crimes de ses subordonnés, même s’il ne les a pas ordonnés, dès lors
qu’il « savait ou avait des raisons de savoir »10. Il est donc responsable même s’il affirme ne pas
avoir su, s’il pense ne pas avoir su, dès lors qu’il avait ces « raisons de savoir ». La question
cruciale est donc de déterminer si l’Elysée « avait des raisons de savoir » que les Tutsi étaient
ciblés par le pouvoir rwandais. C’est à l’évidence le cas, et la Commission ne dit pas autre chose.
Le fait, relevé par la Commission, que l’Elysée, où règne un « dogmatisme idéologique » (rapport,
p. 771), ait été apparemment convaincu par les thématiques raciales portées par le Président
rwandais et son entourage, relayées par l’Ambassade de France à Kigali, n’excuse rien. Le racisme
(la Commission parle plutôt d’ « ethnicisme ») ne saurait être une justification. En ce sens, il n’est
pas un « biais cognitif » (le terme est souvent employé par la commission) qui nous permettrait
seulement de déplorer, comme le fait le rapport, l’absence de culture anthropologique, ou de
culture tout court, des responsables étatiques, et d’avancer une conclusion d’ « aveuglement ». On
ne peut en somme affirmer qu’une culture raciste explique le fait de « n’avoir pas vu » (« on n’a
pas vu car on pensait que les Tutsi étaient des féodaux, fourbes et assassins »). N’explique-t-elle
pas plutôt pourquoi on a accepté le processus génocidaire (« on admet la liquidation des Tutsi
parce qu’ils sont féodaux, fourbes et assassins ») ? La question du racisme se pose d’ailleurs plus
généralement dans cette histoire française, témoignant probablement, chez certains, d’une
indifférence aux êtres, fondée sur une perception raciste. Elle excède sans doute la haine des
Tutsi - empruntée au pouvoir local et instrumentalisée dans une stratégie « impériale » - pour
inclure, plus largement, l’indifférence au sort des peuples africains.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
10

Voir, par exemple, le Statut du TPIR (article 7.3), Résolution 955 (1994) du Conseil de sécurité des Nations Unies.


 

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Question 4

La politique de la France vis-à-vis du Rwanda est tout entière conduite dans
ces années 90 à partir de la conception mitterrandienne de la situation
régionale. S’y ajoute, comme le précise le rapport, une idée bien arrêtée
des processus de démocratisation (en grande partie héritée de la Guerre
froide). On s’étonne de trouver au plus haut niveau de l’Etat cette vision
préconçue de l’histoire. Faut-il expliquer par là l’absence de réaction du
pouvoir politique aux nombreux avertissements qui lui sont parvenus,
indiquant avec certitude qu’un génocide avait lieu au Rwanda ?
Votre questionnement suppose, et c’est ce qu’écrit parfois la Commission, que la France serait un
« Etat savant » (c’est le terme qu’elle emploie, rapport, p. 920) décidant ou devant décider sur la
base de connaissances en sciences sociales. Mais cela me semble être une vision un peu décalée.
Le champ de la connaissance philosophique, anthropologique ou sociologique n’est généralement
pas mobilisé par le pouvoir. Il est d’ailleurs désormais officiellement suspect dès lors que nos
ministres de tutelle semblent voir dans certains travaux de recherche - portant précisément sur le
racisme, sur le phénomène colonial et post-colonial - des atteintes aux « valeurs de la
République ». Nous sommes, dans le cas du Rwanda, en présence d’une stratégie « impériale » –
ce dernier terme est employé par la Commission (rapport, p. 975). Elle est conduite par des
acteurs qui n’ont nullement l’intention de s’embarrasser des analyses de chercheurs tels que JeanFrançois Bayart, dont les notes éclairantes sont très vite produites à l’intention du ministère des
Affaires étrangères (rapport, p. 839 s.). Il est vrai que l’historien Gérard Prunier est associé aux
négociations avec le FPR pendant l’opération Turquoise (rapport, p. 691), mais sous l’égide du
gouvernement d’Edouard Balladur et probablement parce que la situation de la France
(gouvernement intérimaire « ami »/Front patriotique rwandais « ennemi », rapport, p. 930) est
devenue proprement intenable, tant localement qu’internationalement.
Question 5

A travers ce rapport nous lisons aussi les fragilités de notre démocratie,
puisque jamais les oppositions n’ont pu se faire entendre, jusqu’à la
cohabitation tout au moins. L’absence de contre-pouvoirs effectifs est ici
flagrante. N’est-ce pas l’interprétation verticale des principes
démocratiques, caractéristique de notre Vème république, qui est ici
dramatiquement interrogée ?
C’est certain. La Ve République dessine des pouvoirs considérables pour la Présidence de la
République, encore renforcés par le phénomène majoritaire à l’Assemblée. On le constate tous
les jours. Si le rapport évoque des « dérives institutionnelles » il ne se penche pas, et c’est bien
compréhensible, sur l’organisation des pouvoirs constitutionnels. Il relève toutefois les vives
oppositions de certains parlementaires, essentiellement communistes, à la politique conduite
(rapport, p. 599). Les documents montrent aussi que le gouvernement belge n’a pas pu répondre
aux demandes initiales de soutien militaire du Président rwandais parce que son Parlement ne les
aurait pas acceptées (rapport, p. 56). L’allié français ne rencontrait pas, et ne rencontre toujours
pas, le même genre de contrôle démocratique. Mais plutôt que sur l’organisation constitutionnelle
des pouvoirs, la Commission porte un regard sévère, voire effrayant, sur la culture de la haute


 

8
 

administration et des élites étatiques (rapport, p. 831 : « faillite intellectuelle des élites
administratives et politiques »), n’ayant rencontré, à ce niveau, dans les archives, qu’un « nombre
infime d’acteurs de l’histoire française au Rwanda » ayant exprimé des « positions de lucidité »
(rapport, pp. 964-965). Elle signale le fait que l’expression critique « jugée comme s’opposant aux
intérêts de la France » a parfois conduit à des sanctions ou suscité des « renoncements de
carrière » (rapport, ibid.). Parmi ses recommandations figurent d’ailleurs, quoique de manière très
édulcorée, des éléments visant à réduire cette culture de l’obéissance (le terme n’est pas celui de la
Commission)11, qui semble particulièrement frappante dans le cas de la diplomatie. Ainsi, le cas
d’un jeune et lucide rédacteur du ministère des Affaires étrangères, progressivement mis à l’écart
par des notations « vexatoires », est spécialement évoqué par la Commission (rapport, pp. 844,
961 et 963). Les diplomates de l’Elysée (« Cellule Afrique ») sont, quant à eux, très sévèrement
jugés au long des développements. De manière plus inédite, un regard très critique est également
porté, dans le cours du rapport, sur les diplomates du ministère des Affaires étrangères, sauf
exceptions (on songe par exemple à celle de l’ambassadeur Yannick Gérard, rapport, pp. 963964). S’agissant de l’armée, la question de l’obéissance est évidemment à part, mais l’analyse
lucide de militaires de terrain ou d’officiers est signalée à plusieurs reprises. Face à une « faillite
intellectuelle » assez généralisée des élites, la Commission semble vouloir, dans un mouvement un
peu lyrique, convoquer ces « lucidités qui demeurent comme des lumières dans le soir » (rapport,
p. 965).12
Question 6

Le rapport conclut par quelques recommandations concernant
principalement la question des archives et des ressources documentaires
sur le Rwanda (visant à les rendre davantage accessibles). Ne faudrait-il
pas cependant aller plus loin ? Que peut faire, en la matière, la justice
pénale internationale ?
Je ne pense pas que la Commission pouvait aller beaucoup plus loin, sauf à inclure dans ses
recommandations un soutien à la recherche, non seulement sur les génocides, mais aussi sur les
massacres coloniaux et pratiques coloniales et post-coloniales ; à inclure des recommandations
sur la garantie de la liberté de la recherche (mais c’eût été polémique dans le contexte politique
actuel) ; à inviter à un retour plus marqué à une histoire contemporaine critique qui semble avoir
reculé à l’Université. Elle insiste à juste titre sur le renforcement des services des archives, et de
leurs moyens, et propose la création d’un poste « d’archiviste de la République » sur le modèle du
Défenseur des droits (rapport, p. 977). Quant à la justice, tout n’est pas clos, même si le TPIR ne
peut plus être saisi de nouveaux cas puisqu’il a fermé ses portes et n’est prolongé que par une
institution réduite. Le rapport participe sans doute lui-même d’un processus de rapprochement
avec le Rwanda, par une forme de « satisfaction » - le terme est employé en droit international de
la responsabilité - donnée au Rwanda et exprimant la responsabilité française. Dans ce contexte,
un contentieux inter-étatique est exclu par les autorités rwandaises qui n’envisagent pas de saisir
la Cour internationale de justice. En revanche, les juridictions françaises sont encore saisies
(depuis plus de quinze ans) de plaintes de victimes relatives à la complicité de génocide ou de
crime contre l’humanité d’acteurs français. Il conviendrait qu’elles s’interrogent enfin

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Il y est question de « réforme du recrutement et de la carrière des hauts-fonctionnaires par l’obligation d’une
expérience de la recherche en histoire et sciences sociales » et « d’introduction d’un corpus d’histoire et d’éthique de
la gestion de crise dans la formation initiale et continue des agents publics », rapport, p. 977. On aurait pu aussi
songer à une formation avancée sur les droits individuels et collectifs fondamentaux.
12 Il est fait ici référence au poète Nazim Hikmet, se souvenant du génocide des arméniens, Rapport, notes, p. 1206.
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sérieusement sur ceux qui avaient connaissance du génocide (à un niveau élevé de responsabilité
donc) et qui pourraient être considérés comme ayant apporté une aide directe et substantielle à
ses concepteurs et auteurs.

 

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