Fiche du document numéro 34433

Num
34433
Date
Mercredi 3 juillet 2024
Amj
Auteur
Taille
77849
Sur titre
Carte blanche
Titre
Contre le négationnisme, soyons vigilants !
Sous titre
« Le Soir » et ses partenaires de Forbidden Stories ont récemment publié l’enquête « Rwanda Classified », sur le régime répressif de Paul Kagame. Deux avocats de victimes du génocide de 1994 dénoncent le crédit que les journalistes accordent à certains témoins.
Nom cité
Mot-clé
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Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation
Mélody Da Fonseca / Forbidden Stories.

Nous prenons la plume comme avocats de victimes et survivants du génocide des Rwandais tutsis, qui s’est déroulé à partir du 6 avril 1994. Engagés aux côtés des victimes alors que le génocide était au maximum de son horreur, nous avons obtenu que des procès aient lieu devant la Cour d’assises de Bruxelles. C’est le combat des survivants, de leurs familles, des victimes. La Belgique a joué un rôle de pionnière (1), en appliquant le principe de la compétence universelle.

Chaque année depuis trente ans, de nouveaux charniers sont mis à jour. Environ un million de personnes ont trouvé la mort en trois mois. Entre 300.000 et 500.000 viols. On ne dénombre pas les mutilations, dont beaucoup de mutilations sexuelles.

La négation du génocide participe au crime lui-même. Elle consiste à en attribuer la responsabilité à ses victimes, et manifeste l’actualité du projet génocidaire. C’est la raison pour laquelle de nombreux pays, dont la Belgique, punissent la négation des génocides reconnus par les tribunaux internationaux.

Nous avons, comme avocats des parties civiles, fait l’expérience du négationnisme à longueur de procès, et constaté qu’il monte en puissance avec le temps. La violence de ses promoteurs se manifeste de manière décomplexée dans la salle d’audience, où les accusés vont jusqu’à remettre en question la légitimité de la Cour et du jury, qui, sauf à adopter leurs thèses, participent, prétendent-ils, au grand complot tutsi.

Pour notre part, nous avons toujours faite nôtre l’exigence de Hannah Arendt, affirmée dans son rapport sur le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 : « Le but d’un procès est de rendre justice et rien d’autre. Peser les charges retenues contre l’accusé, rendre un jugement et infliger un juste châtiment ».

Le négationnisme a de nombreux avatars. On peut finir par se perdre dans ses méandres nauséabonds. Il implique la falsification de l’histoire, la mise en cause systématique des victimes et du vécu des survivants. Mais si le négationnisme s’inscrit dans la défense de nombreux accusés, il est aussi le fait de toutes sortes de gens extérieurs au génocide, y compris d’intellectuels.

Plusieurs quotidiens européens, dont Le Soir (2), viennent de publier « Rwanda Classified », une enquête sur le « régime répressif de Paul Kagame », l’actuel Président. Nous nous inquiétons que des personnes qui se disent victimes de cette répression dans notre pays soient citées comme simples détracteurs du régime actuel, sans relever qu’il s’agit de négationnistes notoires.

Une autre personne est citée comme un dissident qui a obtenu l’asile aux Pays-Bas et est accusé de crimes de guerre par le Rwanda, sans préciser qu’il est en réalité un des fondateurs en 1992 de la Coalition pour la Défense de la République (CDR), le parti politique le plus extrémiste de l’époque dont les milices ont massivement tué des Tutsis. Nous nous inquiétons également que la parole étant laissée sans autre contradiction à ses contempteurs puisse laisser présenter la justice belge comme une « justice des vainqueurs », dont le premier objectif ne serait pas la recherche de la vérité. Elle serait instrumentalisée par la diplomatie rwandaise. C’est une insulte à l’égard des enquêteurs de la justice belge, ainsi que des juges et des jurés qui ont réalisé un travail remarquable pendant des mois à l’occasion de chaque procès pour déterminer la responsabilité individuelle de chaque accusé.

Des preuves incontestables



De même sommes-nous choqués que l’enquête permette, en laissant également sans contrepartie la parole aux mêmes contempteurs du travail de la justice, qu’un voile de discrédit soit jeté sur les témoignages, étant clairement suggéré par ces détracteurs que nombre de témoins seraient non fiables, ou de faux témoins, alors que, dans les affaires de génocide le témoignage serait l’unique mode de preuve existant. Tout cela est erroné. Il existe notamment de nombreuses preuves écrites, qui confortent au contraire la véracité de la plupart des témoignages.

Ayant assisté les victimes et survivants depuis la première heure, nous ne pouvons que relever que ce discours s’inscrit dans l’objectif de jeter le discrédit sur le travail de la justice, un des professeurs dont l’avis est recueilli dans l’enquête étant allé, dans une manifestation sidérante de condescendance coloniale, jusqu’à expliquer à plusieurs reprises à la Cour d’assises que la culture rwandaise valorise le mensonge. L’enquête aurait pu rappeler que ce professeur est réputé pour sa proximité avec l’ancien régime rwandais.

Un devoir de distance critique



La distance critique qui s’impose à l’égard des autorités rwandaises comme à l’égard de toute autorité étatique est en soi légitime. Les accusés s’en servent quant à eux systématiquement pour tenter de se disculper. Ils le font devant les tribunaux, dans la presse et sur les réseaux sociaux. Comme si le comportement des autorités rwandaises actuelles pouvait annuler leur participation coupable dans le génocide des Tutsis en 1994.

Nous nous inquiétons de ce que les jeunes générations, qui n’ont pas vécu le génocide, puissent être plus facilement abusées. Nous ne pouvons dès lors qu’insister sur un devoir de vigilance, y compris de la part de la presse, nécessaire à la vérité comme à la lutte contre l’impunité. La critique de la politique rwandaise ne doit nous laisser aveugler ni par les criminels, ni par ceux qui, pour des raisons multiples, croient devoir relayer leurs thèses mortifères. Trente ans après, alors que certains survivants trouvent enfin la force de parler, nous ne pouvons leur préférer la propagande de ceux qui nient leur vécu.

Éric Gillet et Michèle Hirsch, avocats de victimes et survivants du génocide des Rwandais tutsis

(1) Malgré de fortes résistances dans certains milieux politiques et judiciaires.

(2) Entre le 29 mai et le 2 juin pour ce qui concerne la Belgique.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024