Fiche du document numéro 34413

Num
34413
Date
Vendredi 16 septembre 2022
Amj
Taille
132072
Titre
Le travail de deuil
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Dr Augustin Nshimiyimana
Université du Rwanda

Les veuves rescapées du génocide de la province du Sud du Rwanda ont été approchées durant notre recherche de doctorat. J’avais convié mes directeurs à venir les rencontrer.

Comprendre ce qu’est le deuil, ce qu’est le travail de deuil, est très important pour en guérir (Keirse, 2012, p. 14).

Selon le Nouveau Petit Robert (2009 [1993]), le mot « deuil » est issu du verbe latin dolore (souffrir). Ce terme désigne, dans la langue française, plusieurs aspects du deuil. D’une part, il signifie à la fois « la mort d’un être cher » et « l’affliction profonde causée par cette irréversible disparition ». Il désigne d’autre part « les manifestations extérieures, les rituels consécutifs à un décès de même qu’une période, ‘temps durant lequel on porte le deuil’. Enfin, il représente le processus psychologique évolutif consécutif à la perte ou « travail de deuil ». Par extension, on applique ce terme à toute perte ou frustration., explicitent les deux termes ‘deuil’ et ‘travail de deuil’. En réalité « le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc ». Partant, travailler le deuil reviendrait psychanalytiquement parlant à permettre un processus psychique aboutissant à ce que la personne parvienne elle-même à se détacher du défunt et donne sens à sa disparition. Par conséquent, faire son deuil signifie parvenir au terme de ce processus. Personne au fond ne croit à sa propre mort, ou ce qui revient au même : dans l’inconscient, chacun de nous est convaincu de son immortalité ». Ainsi, la mort de soi irreprésentable conduit aux difficultés du deuil de l’autre, tant le refus d’identification nécessite un véritable travail psychique, qu’on peut référer au travail de deuil. Nous remarquons une facette double de ce travail :
-D’une part, il y a tout un travail de réalisation de ce qui nous arrive, c’est-à-dire d’en faire l’épreuve de réalité, c’est-à-dire aussi d’acceptation d’avoir perdu et de renonciation à ce que l’on a perdu. Il faut consentir, en quelque sorte, à ce qui est inéluctable et irrévocable. Et réaliser c’est donc faire l’épreuve, s’en rendre compte, et se rendre compte dans toutes les implications du fait d’être désormais sans cet être cher. D’autre part, ce travail passe par des processus d’intériorisation de ce lien et d’identification avec le défunt. Le défunt peut continuer à représenter une référence interne parce que justement elle a été intériorisée en moi. Et donc le lien ou le dialogue peut se poursuivre, mais intériorisé dans la personne même de l’endeuillé, même s’il est loin des yeux, il reste quand même dans le cœur. Le défunt continue à vivre, mais cette fois-ci à l’intérieur même du sujet.
-Le travail de deuil peut être aussi expliqué en ces termes : « faire son deuil ». Selon ce même auteur, la première tâche qui s’impose à l’endeuillé, pour autant qu’il ait déjà reconnu la réalité de sa perte, est de savoir s’il veut rester en vie ou partager le sort de la personne perdue. Pour rester en vie, il faut entrer dans le travail de deuil dont ainsi le premier objectif immédiat est de nous maintenir vivants. Ultérieurement, le travail de deuil va permettre à la fois de se séparer de la personne perdue et de modifier les relations intérieures avec elle.
‘’le travail de deuil est consécutif à la perte – et pas uniquement lorsqu’elle est provoquée par la mort – à toute perte, en particulier d’une valeur, dès lors que ce qui est perdu avait une très grande importance pour celui qui en est frappé. Toute perte significative entraîne la nécessité d’effectuer un travail de deuil. S’il s’agit d’une personne, la perte n’est pas forcément liée à la mort qui demeure pourtant le paradigme du travail de deuil, même s’il la déborde largement. La mort imprime au deuil un caractère particulier en raison de sa radicalité, de son irréversibilité, de son universalité, de son implacabilité. Elle oblige au deuil alors qu’une séparation non mortelle laisse toujours au début l’espoir de retrouvailles.

La mort d’autrui nous fait prendre conscience de la réalité interhumaine en ce que cette mort est ressentie comme une blessure personnelle : le but du deuil est d’accomplir un clivage entre le mort et les survivants. Ses moyens consistent à transposer sur le plan humain le fait biologique, c'est-à-dire à tuer le mort. Expression employée d’abord par Freud, Laufer et autres.
La langue anglaise a trois substantifs s’appliquant au mot « deuil » : bereavement (il s’agit de la perte elle-même, de la séparation, de la dépossession), grief (ce terme décrit la tristesse éprouvée, le chagrin, la douleur), mourning (ce mot désigne le fait de porter le deuil ou de participer aux funérailles) (Bourgeois, 1996). Le déroulement du travail de deuil est une expérience propre à chacun et il se déroule en plusieurs étapes (Hanus, 1994). Les plus grandes étapes communément retrouvées chez des auteurs sont le choc dans le cas où celui qui apprend l’annonce de la perte refuse catégoriquement que cela arrive et vit le déni total ; ensuite vient l’état dépressif caractérisé par la dépression après la perte, laquelle durera des mois et des années selon la gravité de la complication du deuil ; enfin le rétablissement qui vient de l’investissement de la personne dans une activité. C’est l’occasion, pour l’endeuillé de pleurer son mort, de prendre le temps de stopper les activités de routine et de penser à celui qui est parti afin de se retourner sur soi et, après une période donnée, le survivant renoue ses liens avec les exigences vitales et continue la vie. Cela ne veut pas dire qu’on oublie le trépassé. Mais les pertes inexplicables et inatteignables, car on n’a pas assisté aux rites funéraires, rendent le rétablissement beaucoup plus problématique. C’est ainsi que le groupe est efficace dans l’accompagnement postérieur à la perte en vue de recréer une forme rituelle symbolisée, propre à la souffrance du moment. Notons qu’il est peu sensé de comparer les réactions dans le travail du deuil. Cette expression « travail du deuil montre qu’il s’agit d’un effort ».
Qu’en est-il du travail de deuil avec le groupe de notre recherche doctorale avec nous avons travaillé de fin 2012 à 2015 au Rwanda ? Nous sommes parti du modèle de tâches proposé par Keirse (2012, p. 24) pour essayer un dispositif du travail de deuil avec les femmes survivantes du génocide. Nous-même, nous ressentions une angoisse terrible, car aborder la mort c’est inconsciemment l’attirer d’abord vers soi, occulter le vide que la personne décédée a laissé qui fait de la peine au cœur, c’est raviver les plaies. Les Rwandais disent que celui qui veut guérir de la maladie s’en vante (ujya gukira indwara arayirata). Nous décrirons ci-dessous les tâches dont parle Keirse.
L’acceptation de la perte
Nous avons découvert que les survivants n’ont pas encore compris ce qui leur est arrivé. Nous revenons ici à la question de Prunier « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? ». Le travail du deuil ici ne fait que leur relancer la balle et les laisser élaborer ce qui leur est arrivé (abréaction). C’est dans ce sens qu’il est important de voir le corps, comme le dit Keirse (2012, p. 25). Il ajoute « qu’il est important de comprendre ce qui s’est passé », ces pleurs des survivants ne signifient pas autre chose que la marque d’une incompréhension.
La connaissance de la douleur de la perte
Le thérapeute du deuil doit veiller à ce que la personne ou le groupe ne fassent pas de détours face à cette douleur, mais l’affrontent, revisitent les moments de la perte. C’est ce que dit Keirse (2012, p. 27) :
Il n’y a aucune voie pour contourner cette douleur. Le seul chemin pour aboutir est de passer tout droit à travers la douleur. Tout ce qui permet d’alléger la douleur ou de la reporter ne fait que prolonger le processus du deuil. […] On peut tenter de minimiser cette perte, ou se concentrer sur la tristesse d’autres proches et ne pas se pencher sur sa propre tristesse. On peut se dire qu’il ne faut pas se sentir triste parce qu’on se retrouvera dans l’au-delà […]. Toutes ces manifestations de fuite de la douleur peuvent fonctionner un temps, mais il y a tôt ou tard un retour de flamme. Si on veut se reconstruire après une perte, si on veut un jour laisser sa peine derrière soi, si on veut retrouver des satisfactions dans la vie, il faut affronter la douleur.
Certains ont tendance à prendre le deuil comme superficiel, mais nous appuyons Keirse qui stipule que la douleur ne peut être expérimentée, elle reviendra habituellement comme un symptôme ou une maladie ou un comportement aberrant. En effet, « l’absence de défunt est énorme, le survivant sanglote et pleure. Après une certaine période, les sentiments douloureux semblent diminuer mais ils apparaissent encore quand quelque chose se produit qui ramène brutalement le souvenir » (Keirse, 2012, p. 28). Ensuite l’auteur nous dit que ne pas accomplir cette deuxième tâche, c’est ne pas ressentir, c’est se fermer aux sentiments, aux souvenirs qui rappellent le défunt, c’est réagir de façon euphorique. En aidant, en tant que thérapeute, à accomplir cette deuxième tâche, il ne faut pas que les amis, la famille, aient peur de prononcer le nom du mort, craignant de raviver la douleur. Il faut oser plutôt montrer l’intérêt, ou demander ce qui s’est passé, ou venir en visite. Ce sont des occasions de partager la douleur.
L’adaptation à son environnement
Vivre sans le défunt : chacun est appelé à accomplir cette tâche dans le cadre du travail de deuil. Mais par le fait que cela « dépendra de la personnalité du défunt, de la relation entretenue avec lui et du rôle qu’il jouait dans la vie » de l’endeuillé, l’apport de ce travail aussi diffère. Après le génocide, beaucoup de veuves ont réalisé des œuvres qu’elles n’auraient peut-être pas accomplies du vivant de leur mari [Note de bas de page : Il y a un proverbe rwandais qui dit qu’aucune poule ne glousse en présence du coq]. Il y a en a qui ont construit des maisons de qualité, des hôtels, mais lorsqu’on s’approche d’elles, on sent une possible douleur d’absence. Une veuve rencontrée sur le terrain, pendant le travail en groupe, disait qu’elle avait laissé une marmite sur le feu qui pouvait brûler mais qu’elle s’en moquait parce qu’il n’y avait pas de mari pour le lui repprocher ou servir à table. S’adapter à la mort d’un conjoint, c’est s’adapter à l’absence du dialogue entre les époux en famille, à l’absence de compréhension mutuelle, à l’absence de tendresse réciproque, à l’absence d’accompagnement au marché, dans les fêtes. Nous spécifions, culturellement parlant, qu’il faut s’adapter à la non existence de la personne avec qui on allait avec les enfants à un mariage, à la messe, chez les grands-parents, partager une brochette à la piscine, la bière au cabaret en ville ou à la campagne, participer à un rite d’initiation ou de passage en donnant un nom aux nouveau-nés, cultiver ou récolter ce qu’on a semé ensemble, etc. La veuve se voit alors obligée de tout faire seule, et peut ressentir le vide, la colère, même l’agression, la révolte (Laufer, 2006) là où elle devrait être accompagnée. « Cela suscite pas mal d’émotions, une grande tristesse, l’agressivité, la déception, l’impuissance » (Keirse, 2012, p. 33).
La préparation d’une nouvelle place pour le défunt et réapprendre à aimer la vie
C’est la tâche la plus difficile, qui parfois s’accompagne de culpabilité, quand le survivant prend conscience de ce qu’il réalise encore alors qu’avant la mort de son conjoint, par exemple il le réalisait avec lui. Combien de veuves du génocide au Rwanda se sentent frustrées de dire qu’elles se sont remariées au moment où les autres disent qu’elles ne peuvent pas trahir leurs maris morts, même si avant de mourir personne n’avait juré qu’il ne se remarierait pas. D’autres disaient, « mon mari je lui ai donné au moins dix ans avant que je me remarie ». La veuve prépare le lit, la table, comme elle le faisait, parfume la chambre comme avant, il paraît même que dans certaines familles, la place qu’occupait le mari à table n’est pas occupée ou que son assiette est préparée comme celle réservée à un visiteur. Mais toute l’attention n’est pas concentrée sur la vie du défunt ; les autres, ceux qui restent doivent aussi être aimés. Il faut prendre une nouvelle orientation.
Certains commencent à se poser la question de savoir quand le deuil lié au génocide sera clôturé au Rwanda ? Cette question nous a d’ailleurs été posée par une doctorante, compatriote avec qui nous échangions des idées de recherche, lorsque nous lui parlions du deuil symbolique accompli avec le groupe autour d’une bougie. « On allumera la bougie jusqu’à quand ? », demandait-elle. D’après Keirse (2012),
le travail du deuil est achevé quand les quatre tâches sont accomplies. […]Il est impossible de donner des précisions quant à la durée du travail de deuil. Beaucoup de facteurs déterminent ce temps, notamment la relation avec le défunt, les circonstances de la mort, la précocité de celle-ci, l’aide reçue pendant la période qui suit le décès.
Durant toute la période de notre recherche sur le terrain, nous n’avons qu’exploré ou défriché le terrain qui conduit à ce travail de deuil. Pour cela, les veuves du groupe d’étude ont orienté leur discours vers la communauté des morts du génocide, en dégageant les relations qui unissaient les morts et les vivants, en évoquant le calvaire qu’elles ont subi ensemble ou qui les a séparées suite à la fuite des tueurs. Elles disent comment les morts sont morts et comment les vivants ont survécu, comment ceux qui en étaient capables ont enterré les leurs pendant le génocide. Enfin, le groupe a pu parler de l’assistance qu’il a reçue de la communauté pour inhumer dans les ruines ou dans la dignité, les reliques de ceux qui vivaient avec eux avant leur mort. Évidemment tous ces échanges ne se font pas sans impact psychologique sur les survivants, c’est ainsi que la présence du thérapeute, du chercheur ou d’un animateur de groupe s’avère indispensable pour favoriser l’élaboration dans les problématiques du deuil et du travail de deuil. À côté du travail de deuil avec le groupe, un travail individuel vaut la peine pour offrir à l’endeuillé l’opportunité de dévoiler ce qu’il n’est pas encore en mesure d’exposer ouvertement, d’autant plus que dans certaines cultures, dont celle des Rwandais, les choses sérieuses se négocient, se disent et s’obtiennent dans un cadre bien sécurisé. Les Rwandais en arrivent à dire que le secret est réservé à deux personnes (ibanga ni irya babiri). Nous pensons que les problématiques des catastrophes, des guerres, de génocide, qui frappent en masse les personnes en peu de temps, n’offrent pas vraiment aux victimes l’occasion de cacher tout cela, mais ont plutôt tendance à les dévoiler, quand le bon moment se présente.Une observation empirique nous a dévoilé qu’au début de notre travail avec le groupe, nous avons enregistré des pleurs, des crises, lorsque nous traitions des exhumations jamais exprimées dans le vécu social de la communauté. Ce qui fut cause d’une angoisse chez le chercheur qui a pu heureusement résister. C’est grâce à notre résistance que le groupe est parvenu aussi à résister. Évidemment nous avons dû nous adapter aux situations. C’est ainsi qu’au début, en se référant à ses habitudes, le groupe commençait par une prière, mais pas toujours ; si on observait que le groupe était fatigué, on l’invitait à des exercices de relaxation, d’étirement des muscles, à écouter la musique de deuil, à partager l’eau et quelquefois le pain : toutes ces situations font que parler de la souffrance revient à la transformer en énergie psychique.
En conclusion, nous disons que la perte et son impact se vivent de façon personnelle. Cela est dû aux facteurs importants cités précédemment, auxquels peut s’ajouter l’âge du sujet. L’intensité de la tristesse se réfère à l’un ou à la combinaison de ces facteurs. Certains disent qu’il faut donner le temps au temps, que plus les jours avancent, plus les choses se résolvent d’elles-mêmes, que la souffrance est fonction du temps, que plus les blessures sont fraîches, plus la souffrance est intense, mais Keirse (2012, p. 17) affirme que le temps en soi ne guérit rien. Il nous conseille plutôt de surveiller la blessure. Ainsi « ce n’est pas le temps qui guérit, c’est ce qui se passe pendant ce temps. […] Ce n’est pas le temps qui soigne, mais pouvoir exprimer sa peine pendant le temps nécessaire, ainsi que trouver un soutien dans l’entourage ». Cette expression de la souffrance qui nécessite un cadre approprié est déjà, pour beaucoup, amorcé lors des activités commémoratives dans lesquelles les survivants se donnent corps et âme, mais risquent d’y perdre la tête, tandis que certains y trouvent une satisfaction. Bref, la commémoration dont nous allons parler ci-dessous peut donner des assises au travail de deuil, tout comme elle peut renforcer le travail de deuil une fois les groupes de parole créés.
Références bibliographiques
Bourgeois, M. (1996). Le deuil: clinique et pathologie. Paris: PUF.
Hanus, M. (1994). Les deuils dans la vie : deuils et séparations chez l’adulte, chez l’enfant. Paris: Maloine.
Keirse, M. (2012). Faire son deuil, vivre un chagrin : un guide pour les proches et les professionnels. Paris: De Boeck
Laufer, L. (2006). L'énigme du deuil. Paris: PUF.
Nshimiyimana, A. (2018). Élaboration des rituels de deuil au Rwanda post-génocide. Leurs apports et limites dans la reconstruction psychique. Thèse de doctorat non publiée, Université catholique de Louvain, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Louvain-la-Neuve

©Augustin Nshimiyimana

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