Fiche du document numéro 34410

Num
34410
Date
Vendredi 16 septembre 2022
Amj
Taille
147383
Titre
Commémoration du génocide au Rwanda. Les dimensions réelle, rituelle et psychique
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Dr Augustin Nshimiyimana
Université du Rwanda

Ce chapitre comporte trois points importants à savoir l’évolution , l’aspect rituel, symbolique et psychique de la cérémonie commémorative.
Parler du cadre rituel fait comprendre l’intervention des personnes par des actes et paroles. Il s’agit ici du contexte de souvenir des Tutsi « génocidés » en 1994. Ce rite prend naissance pour faire face aux conséquences du génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda. Son organisation actuelle incombe au Ministère de l’Unité nationale et de l’Engagement Civique (Minubumwe), qui collabore, par ce fait, avec d’autres institutions étatiques et des associations des survivants du génocide et des partenaires locaux et étrangers ainsi que d’autres personnes qui veulent s’y impliquer.
C’est depuis 2003 qu’au Rwanda les actions mémorielles sont développées et connaissent depuis lors une certaine évolution (Korman, 2013, Nshimiyimana,2018).
Ces actions mémorielles et fondatrices sont produites au cours de la période de transition (1994-1999). La production d’une théorisation des actions de mémoire commence véritablement en 2000. Nous rappelons que durant cette période, ce sont des survivants du génocide qui organisent le protocole de ce rite commémoratif. C’est en 1995 que l’État rwandais a institué une semaine de deuil national qui dure sept jours, dans le but d’accomplir un rite commémoratif en l’honneur des défunts du génocide. Comme tout rite doit prescrire dans le mental des participants une idée nouvelle de changement d’état, partout où on commémore, on lit sur la guirlande le thème annuel choisi qui se répète dans tous les discours de commémoration. La plupart de ces thèmes, comme nous le verrons, ne sont pas difficiles à mémoriser par les nationaux par leur caractère impératif à la reconstruction : ils commencent par un verbe d’action à l’indicatif présent, incluant le sentiment d’agir ensemble. C’est une formation de la conscience collective.
Jusqu’en 2010, le rite commémoratif se pratiquait au niveau des cellules, l’avant-dernière unité politique administrative, et n’est descendu vers le village, dernier niveau de la communauté de base (Umudugudu), qu’en 2011. Curieusement, d’après les observations faites, ce rite acquiert un caractère communautaire parce qu’il est de plus en plus partagé par presque toute la cellule qui comprend généralement entre cinq villages et treize villages. Là où le rite est vivifiant, les émotions débouchant en crises ne manquent pas ; là où le programme privilégie beaucoup plus le rationnel que l’émotionnel, où d’habitude l’art touche les cordes sensibles comme les musiques de deuil, les poèmes tragiques, etc., le rite de deuil ne produit que des effets rationalisés. En particulier, les rescapés savent aujourd’hui qu’à partir de leurs témoignages, ceux qui les écoutent peuvent comprendre leurs propos, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre, et ceci peut être rassurant.
Depuis 2015, l’État rwandais a déplacé le rite commémoratif uniquement vers les villages (Imidugudu) et un écart de 5 ans a été pris avant qu’on recélèbre les cérémonies officielles de la mémoire du génocide au niveau national. Que le terme niveau national ne prête pas à confusion chez le lecteur, car même si les cérémonies se passent au niveau de chaque village, elles restent nationales, mais selon le langage rwandais quand on parle des cérémonies de commémoration au niveau national « Imihango yo mu rwego rw’igihugu », on veut faire entendre le rituel qui rassemblera et les hauts dignitaires du pays et les invités d’honneur étrangers et diplomatiques et la population environnante. C’est dans ce sens que le lieu choisi plus souvent fut le stade Amahoro, comme un espace pouvant contenir un large public et où le dispositif de soins traumatiques est un peu rassurant.
Aujourd’hui la participation s’améliore, ceux qui témoignent adressent la parole aux personnes qu’ils côtoient normalement dans la vie de tous les jours. […] Ils savent pertinemment que leurs interlocuteurs ne sont pas sourds, qu’ils soient du côté des rescapés ou des bourreaux. Les premiers attendent avidement la vérité, les seconds peuvent chercher à écouter ce qui est dit de leurs actes ou à guetter le moment où le témoignant ouvre la possibilité de recevoir sereinement les demandeurs de pardon. La proximité qu’offre le village (Umudugudu) est intéressante, elle permet une certaine communication, qui n’était pas garantie, quand celui qui témoigne est devant un public qu’il ne connaît pas (Dusingizemungu, ex-président d’Ibuka, lors de son allocution lors de la conférence en Belgique en 2012).
Dimension réelle du rituel de deuil post-génocide
Cette dimension fait référence aux actes de déterrement des corps tués entre avril et juillet 1994 pendant le génocide. Il s’agit d’une pratique nouvelle et « originale », dans un sens qui va trouver à s’expliciter. Nous avons vu qu’au Rwanda il était rare traditionnellement d’exhumer les morts. Les deuxièmes funérailles n’étaient pas inscrites rituellement dans la gestion des morts au Rwanda, comme c’était l’usage par exemple à Madagascar ou au Sénégal, autres pays d’Afrique.
Mais, il s’est avéré et s’avère encore nécessaire au Rwanda d’exhumer les corps. Cette pratique accomplie au départ par les survivants témoigne de l’honneur que les Rwandais accordaient aux morts.
Dans la vie courante, lors d’une maladie, nous voyons les membres de la famille, les proches rendre visite à la famille, pour ne pas laisser le malade seul avec son corps souffrant, et ses pensées abandonnées au pessimisme. C’est lorsque l’on est malade que l’on pense à la question de savoir où l’on ira après la mort. Comment part-on ? Où va-t-on ? Qu’est-ce qu’on devient ? D’où la nécessité et l’importance de soins et de réconfort affectif par des visites au malade à l’hôpital ou à la maison.
On voit que déjà même avant sa mort on distrait l’esprit du malade contre l’errance. Jacques (1998) & Ndimubandi (2009), en parlant des rituels funéraires et de deuil comme médiations culturelles face à la mort, soulignent au niveau de la survenue de la mort, que cette présence de l’entourage et de la famille « autour du malade » l’empêche de penser qu’il meurt abandonné. Imaginons-nous ce que représenterait dans notre psychisme le fait de mourir seul, sans avoir quelqu’un qui nous dise au revoir, qui nous accompagne avec son ombre, son odeur, ses pleurs, ses supplications, ses soins.
On dit que la toilette des morts lui retire sa dangerosité. La mort est prise comme une inquiétante étrangeté (Laufer, 2006) aussi longtemps qu’on laisse le mort seul avec elle. C’est ce que les survivants du génocide ne veulent pas et c’est pourquoi ils veulent pratiquer des rites avec la communauté ; ils se permettent non pas d’affronter la mort du génocide, car ils en ont aussi été victimes – d’où l’appellation que les survivants peuvent se donner de « morts vivants » ou de « revenants » – mais d’affronter les dégâts de la mort. Il leur est plus facile de côtoyer des ossements que de parler de ce qui fut la cause de cet état d’ossements. Eux ne se classent ni parmi les vivants qui n’ont aucune cicatrice de cette mort, ni parmi les morts, mais ils oscillent entre les deux.
Dimension rituelle du deuil post-génocide.
Nous voudrions nous référer aux deux rites : celui de l’accompagnement des corps et celui accompli autour de l’eau.
Après le ramassage et le nettoyage des corps, avant l’enterrement, la communauté est réunie autour des cercueils des reliques. Un participant externe au rite pourrait remarquer, avec une distance réflexive, une forme de constellation systémique qui mobilise l’esprit commun de la communauté. Tout le monde est vigilant, attentif, consterné, ahuri, abattu, silencieux. Mais il y a des personnes agitées, colériques, qui émettent des cris.
La dimension réelle du rite peut masquer les dimensions rituelle et symbolique. Il y a l’absence des défunts, celle de leurs corps, parfois de toute trace. S’ensuit tout un ordre de difficultés de ritualiser et/ou de symboliser. Mais, cela peut ouvrir et obliger les hommes à une nécessaire créativité, psychiquement et socialement. C’est ainsi que les symbolisations des deuils non résolus, suite à l’absence des défunts et des rites funéraires, doivent se penser, se bricoler.
L’exhumation réussie renoue le rapport entre le survivant et la personne telle qu’elle était avant son meurtre et qui restera dans la mémoire de la communauté. Même quand le survivant ne retrouve pas tous les restes du défunt, l’os peut prendre la forme d’une personne, il la représente, et la partie occupe la place d’un tout.
La culture rwandaise d’avant génocide, celle qui considérait que l’homme ne meurt pas comme un chien ou un rat, se perpétue cette fois-ci, même si la rupture a eu lieu. Ce sont les survivants eux-mêmes qui le disent, car ils gardent le devoir de la mémoire des morts et pensent que cette mémoire restera, perpétuelle, aussi longtemps qu’ils sont vivants. C’est aussi pour eux un engendrement : commémorer aurait le sens de faire « ubuse » ou blanchir : c’est permettre aux survivants d’occuper leurs places de survivance et non pas de partager l’espace avec les défunts. C’est permettre cet écart entre les morts et les vivants. Ce rite autorise les endeuillés à mettre fin aux activités de deuil en vue de regagner leurs préoccupations quotidiennes.
Evidemment, le rite de deuil suite au génocide est spécifique. Il est difficile de le calquer sur celui de deuil en temps normal. Celui-ci se réalise en présence du corps, tandis que l’autre se produit en présence des reliques sans corps, en présence de rien, sauf de la scène fantasmatique de ceux qui sont absents, ou de ceux qu’ils étaient avant leur mort, ou de ce qu’ils ont subi durant leur meurtre, ou de ce qu’ils sont au moment de leur souvenir, ou ce qu’ils seront après que ceux qui s’en souviennent et qui les ont connus auront disparu.
Et que faire avec les esprits de ceux qui sont jetés dans l’eau ?
D’avril à juillet 1994, des enfants, des femmes enceintes ou pas ainsi que des hommes, ont été jetés à l’eau. Ceux qui ne pouvaient ou ne savaient pas nager ont succombé vite sous le poids du corps absorbant l’eau dans le ventre. D’autres sont vite morts sous la peur de l’expérience traumatique de nager pour la première fois.
Après le génocide, il n’était pas facile de récupérer les corps des Tutsi tués. Certains corps trouvés dans le lac victoria ont été récupérés et ont bénéficié d’un site mémorial en Ouganda . Au Rwanda, nous voyons la communauté rwandaise, d’avril à juillet, se rassembler autour de l’eau, en commençant par une marche qui part d’un lieu précis. Au départ, le chef de file explique l’itinéraire à suivre, les dirigeants et les chefs des Églises marchent devant, puis viennent les familles qui ont perdu un proche et enfin la communauté en général. Celui qui se présente lorsque la marche a commencé s’insère là où il voit un vide dans la file. Arrivés à côté de l’eau, où les morts ont été jetés, les survivants y déposent des fleurs, certains se courbent en signe de respect comme on le fait toujours à côté de la tombe. Ils s’y arrêtent un moment et y récitent parfois une prière.
Puis ils montent pour suivre les cérémonies où tout le monde entoure les leaders, et restent attentifs au programme prévu. Les poèmes et les chants alternent avec les discours des dirigeants, comme dans les autres rituels funéraires liés au génocide.
Comme dans toutes les ritualités de deuil du génocide, si des paroles touchantes atteignent les cordes sensibles des plus fragiles ou des moins résilients, des réactions traumatiques se manifestent et les professionnels en santé mentale interviennent en urgence sur le terrain. À côté, des tentes d’accueil sont construites et des cartons d’eau sont disponibles. Des matelas sont prévus d’avance pour servir de lits d’intervention. Il arrive que le nombre de ceux qui font des crises explose au point que les intervenants soient submergés. Certaines des personnes en crise tentent de se jeter dans les lacs et rivières se trouvant à côté.
La commémoration près de l’eau peut être problématique. La crainte du lac, dans l’eau duquel on se lave tous les jours et dont certains usent pour la propreté ou la boisson, émane du fait qu’il a englouti des gens en 1994. Parfois certains survivants deviennent furieux contre cette eau et risquent de s’y jeter, tandis que d’autres participants au rite mémoriel autour de l’eau tentent de courir vers le lac en voulant aller là où on a jeté des fleurs et s’y jeter. Le risque de noyade est toujours à craindre. Par contre, lorsque la cérémonie prend fin, le plus souvent on lit une lueur d’espoir dans les yeux des membres de la communauté qui en reviennent.
Ceux qui commémorent autour de l’eau ne cessent d’incriminer l’eau d’avoir avalé leurs proches, malgré qu’ils continuent de l’utiliser pour le besoin sanitaire et vital. Une ambivalence traumatique ou névrotique peut déjà naître de là : avoir besoin de quelqu’un ou de quelque chose dont on sait qu’il est la cause de la mort des siens. Nous soulignons ces questions, qui reviennent d’une façon ou d’une autre dans les récits des survivants, et qui interpellent les professionnels en santé mentale.
Dans cette dimension rituelle du souvenir des morts autour de l’eau, si la mort a emporté des vivants, la communauté des vivants peut chercher comment traiter et guérir les blessures de deuils inachevés suite aux morts non récupérés et sans sépulture. Il est possible de penser une forme d’élaboration, de traitement voire de guérison par l’eau, d’autant que différentes traditions, sur lesquelles s’appuyer, en parlent comme moyen de purification et de vie au moment où d’autres la prennent comme lieu démoniaque. Ainsi, le nouveau testament évoque une voie de passage des forces troublantes appelées communément des démons. Lorsqu’ils sont dits chassés d’un corps humain, ils vont dans le corps animal des porcs ; ne les laissant pas tranquilles, ces derniers se jettent dans l’océan.
Un dispositif groupal, comme celui que nous avons mis en place lors de notre recherche action, autour des questions des morts du génocide et de l’analyse rituelle, ne pourra passer sous silence ces noyades du génocide. « Aujourd’hui, les survivants du génocide commencent à s’affoler », nous dit une des autorités en charge des veuves avec lesquelles nous avons travaillé lors de notre recherche doctorale. Ceci interpelle les professionnels en santé mentale comme les chercheurs en psychologie, en sociologie, en travail social, les incitant à porter le regard sur l’expérience respectivement psychique et social des rites de deuil suite au génocide, en particulier à travers les groupes de parole. Ceux-ci, nous le verrons, peuvent permettre un partage et la constitution même d’un groupe, ce qui va à l’encontre de la coupure avec autrui, de l’angoisse et l’affolement, sur lesquels peut déboucher la survivance.
Dans l’article (Nshimiyimana, Brackelaire et Rutembesa,2017) et dans le livre publié sur les rites et usages funéraires (Nshimiyimana, 2019), nous avons abordé respectivement le fondement et l’historicité des rites funéraires au Rwanda, en considérant les réflexions de différents auteurs. Il est aussi nécessaire de prendre en compte comment les chercheurs abordent les initiatives rituelles de deuil dans le Rwanda post-génocide, en s’inspirant des recherches post-violences extrêmes. Notre recherche fondamentale a répondu à la question ‘’En quoi la ritualité de deuil funéraire est-elle fondamentale dans la vie des Rwandais après le génocide, en tant que cette ritualité s’inscrit dans un cadre de « réparation » du désordre politique, psychosocial et culturel ?’’ Il a fallu de nous imprégner, de ce que, après le génocide, disent les chercheurs, professionnels et intellectuels à propos de ce que la communauté se cherche, se choisit et se donne comme valeur par les formes de ritualisation du souvenir des absents.

Dimension psychique du rituel en question à travers le groupe de parole
Cette dimension psychique n’a qu’un sens de distanciation, dans la mesure où un membre prend une certaine distance en vue d’élaborer ses souffrances. Plusieurs individus ayant le même problème et conscients des souffrances qui les accablent s’associent facilement pour former le groupe de parole dans le sens de déposer le poids de leurs cœurs lié au traumatisme de la perte. Ce travail de deuil, accompagné dès le départ, est facilité par le fait qu’à travers les rituels de deuil, la communauté a déjà formé un corps social.
Ce point aborde le côté psychologique de ce que le groupe s’approprie des rites communautaires – rituel d’exhumation des corps, de leur inhumation, des secondes funérailles, rituels de commémoration et tous les protocoles qui les accompagnent – ainsi que des rites en faveur des défunts dans les familles après l’inhumation. Le travail psychique ne s’arrêtant pas seulement individuellement chez les acteurs ou adhérents aux rituels, le groupe permet aussi de porter le regard sur ce qui se passe entre les sujets du groupe, et entre les sujets du groupe et ceux qui ne parlent pas nécessairement le même langage mais qu’ils sont obligés de rencontrer partout et dans la ritualité. Qu’est-ce que l’intérêt du groupe face au sujet qui désire se reconstruire ? Le groupe fait sortir de l’isolement. Au départ l’isolement s’installe chez le sujet depuis que ses liens familiaux ont été coupés, par lui-même, par les catastrophes, ou par des troubles psychiques ou psychosomatiques.
Dans notre recherche doctorale, l’isolement dont il s’agit commence avec le génocide. L’individu est séparé des siens. Du fait qu’il a survécu et que les autres sont morts, le génocide devient un facteur d’isolement et la mort devient l’élément destructeur du foyer. À travers le groupe de parole, les membres expriment le calvaire subi, les pertes encaissées, les blessures actuelles, les tentatives rituelles auxquelles ils s’adonnent en voulant se reconstruire et restaurer la dignité de leurs morts. Tout cela leur prépare l’accès à une nouvelle identité et à leur intégration dans l’identité sociale commune d’un pays qui sort de ce mal du xxe siècle. Le groupe favorise une appartenance. Appartenir au groupe de parole leur confère un nouveau statut, car cela leur redonne la parole dont elles ont été privées depuis qu’elles avaient incorporé la mort. Parler de leurs deuils et traumatismes les libère du poids qui pèse sur leurs épaules. Lorsque les survivants du génocide parlent de leurs morts, ils les font sortir, ils ‘tuent le mort’ qui vit en eux, pour acquérir la vie.
Lorsqu’elles arrivent à parler de leurs morts, cette libération de la parole peut faire dépasser les violences à l’égard de ces morts et de ces survivants. À travers la parole, le groupe parvient déjà à nommer la souffrance que tous ses membres partagent et localisent dans le ventre lorsqu’ils disent l’avoir enterrée dans le ventre.
Que peut-il se passer psychiquement lorsque ces morts engloutis en eux se putréfient ? Autrement dit lorsque la souffrance due à la mauvaise mort encombre celui/celle qui a fait de son ventre une tombe et qui n’est jamais en paix ? Que va-t-il se passer lorsque le temps viendra de déloger ses morts fantasmés par le corps ? Il faut s’attendre à une perturbation somatique et psychique, quand le thérapeute ou le chercheur touche le sujet de ces morts mal morts. C’est de là que naîtra la fameuse culpabilité. La culpabilité du survivant, la culpabilité de l’acteur du génocide et de l’associé au génocide.
Le groupe ouvre aux pleurs parce qu’il oriente le discours vers le nœud de la tristesse, fondée sur le rapport que les morts ont entretenu avec les vivants. Faut-il fonder la vie sur la mort ? Mais est-il toujours heureux d’appartenir à un groupe de deuil ? Nous sommes d’accord avec les sociologues, les anthropologues qui disent que l’homme est un être social, qu’il a besoin de l’autre et que cet autre a besoin de lui, mais cela ne doit pas l’empêcher de cheminer seul quand les conditions l’obligent. Dans le cas des veuves du génocide, la plupart ressentent une chaleur humaine lorsqu’elles sont en groupe et non plus quand elles sont en dehors. Autrement dit, il suffirait que le groupe flanche un peu pour que toutes les participantes rechutent, ce qui n’est pas encourageant. Les accompagnateurs des groupes doivent veiller à ce que le groupe ait une cohésion mais aussi à ce que chaque membre du groupe reste un sujet à part entière, différent des autres sujets.
Si nous avons veillé à ce que la majorité du groupe parle, échange, se révèle dynamique, que chacun pose des actes de vie, dans ce cadre-là, c’est en vue de l’apprentissage de la reconstruction par l’action.
Dans le groupe de reconstruction, il n’est pas question de parler le même langage. En décrivant le rituel d’exhumation, dans les ruines, dans les fosses, certaines veuves peuvent dire des choses différentes et même contradictoires. Ce qui est normal puisqu’il s’agit d’exprimer un ressenti subjectif. Pour les unes, exhumer et inhumer une fois suffit, car elles ont pu reconnaître, dans certains cas, le corps de leur proche. D’autres veulent encore exhumer et réenterrer pour que leur défunt soit inhumé dans un autre site, amélioré. Par ailleurs, pour certains ce sont ceux qui les ont assassinés qui devraient procéder à l’exhumation, tandis que d’autres soutiennent que l’exhumation d’un défunt doit être réalisée par ses proches.
Le groupe favorise la confrontation de ces pensées divergentes. Et c’est par là que peut passer la thérapie de reconstruction psychique, à travers l’élaboration du passé récent, du génocide. C’est l’effet destructeur du génocide qui est à la base de la construction et de la création du groupe mais on ne construit pas une fois pour toutes, c’est un processus qui se poursuit. Appartenir à un groupe, ce n’est pas dépendre de lui. Le groupe prépare l’individu à être maître de soi, à se reconstruire. Et inversement, l’apport de l’individu au groupe renforce la « groupalité psychique » et sa force. Les membres du groupe se reconstruisent psychiquement par l’élaboration de leurs expériences passées et présentes, en se projetant dans le futur.
C’est à travers le groupe de parole, qu’on peut se permettre d’appeler groupe thérapeutique, car sorti des catastrophes du génocide, que nous acquérons du savoir. En mettant sur le tapis ce que la communauté fait comme rituel, nous avions l’intention de savoir ce qui se terre dans la conscience et l’inconscient groupal des membres de notre recherche. On n’a fait que mettre en mots ce que la communauté accomplit par le corps en préparant, en accomplissant tout le protocole rituel d’exhumation, de commémoration, d’enterrement, de ré-enterrement, de deuil et de levée du deuil. Nous n’étions pas seulement préoccupés par la description de la succession des choses mais par ce que ces rituels laissent, changent chez leurs bénéficiaires, par ce qui retentit en eux. Nous avons abouti à une surprise à laquelle nous ne nous attendions pas, celle de considérer le ventre du survivant comme une tombe qui contient ses morts. Et par la méthode de triangulation de confronter cette réalité culturelle à la réalité théorique et occidentale, il nous est apparu que loin d’être une métaphore culturelle, cette expression s’assimile ailleurs, de ce que la psychanalyse appelle mécanisme de défense freudienne d’introjection. Le mort du rescapé du génocide perpétré contre les Tutsis, non accompagné par un rituel funéraire ou du moins symbolique reste un élément constitutif d’un être survécu qui peut le déranger dans le cas de non acceptation des pertes subies.
En conclusion, le psychisme se reconstruit par l’élaboration de questions taboues qu’on échange pour tenter d’aborder la question de l’étrangeté de la mort et d’atténuer la peur entre les vivants. Après le réel, vient donc le symbolique, puis l’imaginaire.
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©Augustin Nshimiyimana

[Notes :]

Pour les details de l’aspect évolutif nous renvoyons le lecteur au livre ‘’Memory work in Rwanda …..’’(Denis, P., & Gatwa,T,.( 2020) dans le quel nous avons publié l’aspect dynamique du cadre mémoriel du génocide perpetré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 ( Nshimiyimana, A. 2020).
Un geste rituel accompli par le thérapeute en faveur de la veuve et ses enfants survivants pour marquer la levée de deuil après la mort du mari.
L’agence rwandaise d’information, du 10 avril 2009, rapporte que les restes de quelques 10.954 victimes des Tutsi rwandais retrouvés en 1994, emportés par les eaux et rivières, seront inhumés au mémorial de Rakai dans le centre de l’Ouganda.

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