Fiche du document numéro 34401

Num
34401
Date
Mardi 13 septembre 2022
Amj
Taille
108490
Titre
Deux communes face au génocide. Passé colonial et perspective régionale
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Dr Florence Rasmont
Université libre de Bruxelles

Cette présentation porte sur le passé colonial et régional des communes sur lesquelles j’ai effectué mes recherches doctorales. À la base, je ne suis pas une historienne du colonial ou même, du Rwanda des Première et Deuxième Républiques. Ma thèse a porté sur les acteurs et les lieux de la mémoire publique du génocide à l’échelle locale, plus précisément dans les anciennes communes de Gikoro et de Bicumbi, à l’est de l’ancienne préfecture de Kigali rurale . L’histoire coloniale et le cadre régional se sont pourtant imposés à moi au cours de ma thèse pour deux raisons. D’une part, pour saisir les filiations à la fois familiales et politiques dans lesquelles s’inscrivaient les acteurs locaux de la mémoire publique. D’autre part, parce que les dynamiques du génocide dans ces communes imposaient de les resituer dans le prolongement de phénomènes hérités de la période coloniale, assortis d’un cadre régional sous les deux premières Républiques du Rwanda indépendant. Cette présentation a pour objectif de retracer ces étapes, pour finir par interroger leur place actuelle dans la mémoire publique du génocide .
La région du Buganza
Les anciennes communes de Gikoro et de Bicumbi, qui sont un découpage administratif existant de 1963 à 2001, recouvraient une partie de la région naturelle du Buganza. Celle-ci est caractérisée par ses collines étendues aux pentes douces, qui annoncent les plaines herbeuses et sèches de l’Akagera. Elle s’étend depuis l’est de Kigali jusqu’à la naissance du Mutara au nord du pays. Région éloignée des anciens pôles de pouvoir de la période coloniale, de la Première et de la Deuxième République, elle est mal documentée par la littérature scientifique sur l’histoire du Rwanda. Elle est surtout connue pour son rôle dans la lointaine histoire du Rwanda précolonial. C’est une région qui, selon la tradition orale, a donné naissance au Rwanda primitif, ancêtre du Rwanda contemporain, le Rwanda rwa Gasabo.

Sous la période coloniale, certaines caractéristiques propres à cette zone renforcèrent une identité régionale déjà marquée par ce passé mythique. Entre 1926 et 1932, la Belgique mena au Rwanda une série de réformes administratives qui visaient à « simplifier » l’organisation indigène. Le Buganza fut divisé en plusieurs chefferies. L’équivalent de la commune de Gikoro et l’est de la commune de Bicumbi devinrent le Buganza-Sud, quand l’ouest de Bicumbi devint la chefferie du Rukaryi. Contrairement au Rukaryi, dont la gestion fut confiée à une série de chefs perçus comme incompétents par l’administration, le Buganza-Sud fut administré dès 1930 par un chef prestigieux, Rwubusisi, à la fois extrêmement apprécié par l’administration belge et par ses propres administrés. Membre du puissant clan des Abega du lignage des Abakagare, dont étaient issus la Reine mère et plusieurs grands chefs, il était au départ présenté comme l’un des principaux collaborateurs de l’administration belge . Sur le plan économique, le Buganza-Sud et le Rukaryi, essentiellement pastoraux, représentaient pourtant peu d’intérêts pour la Belgique. Leur population, majoritairement composée de pasteurs tutsis, était jugée comme trop attachée à la tradition et rétive à la modernité de la domination coloniale. Avec le temps, l’âge de Rwubusisi, né en 1880, devint également un problème pour l’administration belge. Au départ enthousiasmée par l’intelligence et le charisme de ce chef, la Belgique finit par le considérer comme trop âgé pour gérer sa chefferie, mais se retrouva dans l’incapacité de le remplacer au vu de son prestige. En 1955, Rwubusisi mourut. Enterré avec les honneurs au cimetière des Européens à Kigali, il laissa derrière lui une chefferie restée très pastorale, peu développée économiquement selon les normes coloniales, et méprisée par l’administration. Le Rukaryi voisin, couvert de forêts et à la gestion instable, n’était pas mieux considéré.
L’ingénierie sociale du paysannat
La période de 1959 à 1962, qui marque la fin de la royauté, l’avènement de la République, l’arrivée au pouvoir d’une contre élite hutue et l’enclenchement de persécutions à l’égard de la minorité tutsie, entraina de profonds bouleversements dans ces anciennes chefferies. À cette époque, des familles de paysans issus du nord du pays, dont était originaire une partie de la nouvelle élite, migrèrent vers le Buganza-Sud pour y trouver des terres à défricher. Ces paysans s’installèrent dans les forêts de l’ancien Rukaryi, qui devint plus tard l’ouest de la commune de Bicumbi. Il s’agissait au départ d’un phénomène informel. Le nouveau ministère de l’Agriculture offrit ensuite un cadre à cette immigration à travers l’implantation d’un paysannat, concept né sous la période coloniale . Projet d’ingénierie à la fois agricole et sociale, les paysannats étaient des zones rationnellement organisées autour d’une culture de rente, où les populations paysannes issues des régions surpeuplées du Nord et du Sud étaient transférées dans des régions moins peuplées. Ces projets avaient à la fois des portées idéologique et pratique. D’une part, ils incarnaient une micro-société fantasmée par les élites de la Première République : une population paysanne sous contrôle, organisée au sein d’un monde essentiellement rural, mais moderne et égalitaire. D’un autre côté, ces paysannats avaient également l’avantage pratique d’empêcher l’exode urbain, jugé hostile à la morale et au développement de l’agriculture par l’Église et le gouvernement. Surtout, ils faisaient barrage à la consolidation de territoires majoritairement tutsis, que redoutait le nouveau pouvoir pour leur capacité à héberger d’éventuelles actions politiques. À Bicumbi, le paysannat prit le nom de paysannat Icyanya (la réserve, en kinyarwanda). Installé à cheval entre Bicumbi et la commune voisine de Kanombe, il était spécialisé dans la culture du café. Il concerna jusqu’à 8000 familles et prit fin en 1979.

L’implantation des colons dans l’ouest de la commune eut des répercussions importantes pour la vie sociale locale . Avec l’implantation du projet, Bicumbi devint une commune prospère et modèle des Première et Deuxième Républiques. Le paysannat engendra une hausse drastique de la population, qui passa de 17 536 habitants en 1962, à 74 160 en 1988 . La balance ethnique de la commune en fut complètement modifiée, puisque les colons étaient en majorité des paysans hutus originaires du nord du pays. Cette évolution eut également comme conséquences d’établir une hiérarchie entre les colons du paysannat et les anciens habitants, retranchés dans les secteurs « hors paysannat » à l’est de la commune. Il s’agissait principalement des secteurs de Mwulire, Nawe, Rubona, Mabare, Bicumbi et Gahengeri. Toute cette zone « hors paysannat », à l’exception de Gahengeri où s’était installé le nouveau bourgmestre originaire du Nord, était considérée comme un territoire anarchique où prédominaient les anciennes allégeances et les vieilles traditions. L’est de la commune était également une zone délaissée par les investissements et les infrastructures. En 1988, aucun des secteurs mentionnés, en dehors de celui de Gahengeri, n’était alimenté en eau potable . La coexistence de ces deux populations au sein de la commune devint une partie intégrante de son identité et était rapporté en ces termes par l’administration communale. Alors que le projet Icyanya avait officiellement pris fin en 1979, la monographie communale de 1988 parlait encore de la coexistence de deux « cultures » distinctes : les « natifs Abaganza », d’un côté, et les « immigrants Abakiga » de l’autre .
Le génocide
Bicumbi et Gikoro furent secoués par des actes de violence dès le 7 avril, au lendemain de l’attentat contre le Président Habyarimana. Le bourgmestre de Bicumbi Laurent Semanza, originaire du Nord, nommé en 1969 à la tête de la commune et acquis à la cause du Hutu Power, organisa dès le matin une série de réunions au bureau communal et à son domicile, qui donnèrent le coup d’envoi à des attaques à travers Bicumbi et Gikoro, sur laquelle il exerçait une grande influence . La nature de ces attaques, au départ, ne fut pas comprise par la population. À Bicumbi, dans tous les secteurs « hors paysannat », les habitants crurent à des violences dirigées contre les Baganza . Depuis l’implantation du paysannat, les « natifs » du Buganza étaient en réalité indistinctement méprisés, qu’ils soient hutu ou tutsi, par les migrants et le bourgmestre. Toute la zone hors paysannat était également caractérisée par une population soudée, où les mariages interethniques n’étaient pas rares. Associé aux traditions royales ainsi qu’à la prestigieuse figure de l’ancien chef tutsi Rwubusisi, le Buganza et ses habitants étaient irrémédiablement associés à des Tutsis. Cet état de fait explique également que les gens se réfugièrent dans les lieux qui paraissaient offrir le plus de sécurité, à savoir tous les secteurs du Buganza où les solidarités étaient restées très fortes, ainsi qu’à la Paroisse de Musha, que fréquentaient les habitants des deux communes. Dans les secteurs de l’est de Bicumbi, on vit ainsi apparaître des barricades et des entreprises d’auto-défenses tenues par « les Baganza », sans distinction ethnique. Ce fut le cas à Nawe, à Mabare et à Mwulire. À Mwulire, le responsable de secteur hutu Jean Bakundukize accueillit des dizaines de réfugiés chez lui, avant d’être assassiné le 19 avril. À Nawe, le responsable hutu Denis Maniraho, qui rejoignit plus tard le côté des assaillants, commença également par défendre la population sur des barrages installés au point d’entrée du secteur. Dans ces zones, les assaillants durent par conséquent procéder à un travail d’intimidation et de propagande, afin de faire éclater les solidarités, rallier une partie des voisins hutus, et procéder à l’élimination des seuls Tustis. À la paroisse de Musha, plusieurs témoignages, dont celui des deux curés croates qui avaient accueilli les réfugiés, documentent le tri ethnique des réfugiés par le bourgmestre Laurent Semanza et son homologue de Gikoro, Paul Bisengimana .
Conclusion. Les traces du passé colonial et du cadre régional dans la mémoire locale
À l’heure d’aujourd’hui, ce contexte assez caractéristique des zones de l’ancien Buganza, où les gens restaient très solidaires et où les familles étaient métissées sur le plan ethnique, reste vivace dans la mémoire locale. Tout le monde connaît le nom de Bakundukize, le responsable du secteur de Mwulire, qui paya de sa vie l’accueil des réfugiés dans son secteur et à son domicile. Sur le petit mémorial de l’école de Nawe, le nom d’un instituteur hutu de l’école a trouvé sa place aux côtés de ses collègues tutsis assassinés. Cependant, la complexité de l’impact de cette identité régionale sur les dynamiques du génocide reste difficile à articuler avec les impératifs à la fois judiciaires et mémoriels de l’après-génocide, qui imposent de définir les contours du projet génocidaire et de nommer les victimes visées par les violences. Cette dimension « régionale » du génocide trouve également mal sa place dans la littérature scientifique, plus habituée à scruter l’influence du facteur régional dans les rapports de pouvoir politiques sous les Première et Deuxième Républiques. Aujourd’hui, à Bicumbi et Gikoro, ce sont surtout les « anciens », ceux qui ont connu ces dynamiques sociales de l’époque de Semanza, qui peuvent encore en témoigner.

©Florence Rasmont

[Notes :]

Voir à ce sujet mon intervention de la table ronde 1.
Cette présentation étant courte et à caractère synthétique, je ne citerai pas l’ensemble des sources, archives et entretiens, qui me permirent de la construire. Cette partie de ma thèse se base sur les archives du ministère des Affaires étrangères belges, sur les archives communales en rapport avec ma thèse, ainsi que sur des entretiens avec des acteurs locaux de la mémoire locale du génocide. Pour plus d’informations, le lecteur peut consulter : Florence Rasmont, Commémorer sur les collines. Lieux et acteurs de la mémoire du génocide tutsi au Rwanda (1990-2001), thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université libre de Bruxelles, novembre 2019.
C’est également au même clan et au même lignage qu’appartient l’actuel chef de l’Etat Paul Kagame. Lors de mon enquête, j’ai pu constater que cette filiation représentait une source de fierté pour les habitants s’identifiant à la région du Buganza. C’est ce qui justifie que, selon les témoins, le président de la République possède sa résidence secondaire sur le bord du lac Muhazi, dans l’ancienne zone d’influence de Rwubusisi.
Sur le paysannat implanté dans le Rukaryi, lire l’article dédié : Victor Silvestre, « Différenciations socio-économiques dans une société à vocation égalitaire : Masaka dans le paysannat de l’Icyanya », dans Cahier d’Etudes Africaines, vol. 14, n°53, 1974.
A ce sujet, mon travail doit énormément à celui de Emmanuel Viret, dont la thèse porte en partie sur les rapports de pouvoir à Bicumbi. Voir : Emmanuel Viret, Les habits de la foule. Techniques de gouvernement, clientèles sociales et violence au Rwanda rural (1963-1994), Thèse en science politique dirigée par Jacques Sémelin, SciencePo Paris, soutenue le 17 janvier 2011.
Monographie de la commune de Bicumbi, 1988, archives de la commune de Bicumbi, p.4.
Ibidem, p.2.
Ibidem, p.8. Les Bakiga sont, en théorie, les habitants originaires du Rukiga, une région naturelle située au sud de la ville de Ruhengeri et au nord de Kigali. Par extension, ce terme est en général appliqué à tous les ressortissants du Nord, même si ceux-ci ne sont pas techniquement originaires du Rukiga. Il est encore très utilisé à l’heure actuelle pour désigner de façon caricaturale « les gens du Nord » ou plus généralement les gens de la région des volcans.
Laurent Semanza n’était en réalité plus bourgmestre de Bicumbi depuis 1993. Il avait été demis suite à une commission d’enquête qui dénonçait sa violence à l’encontre des opposants politiques. Son successeur ne le remplaça jamais réellement dans les faits et il resta la véritable autorité de la commune. Il fut condamné à 35 ans de réclusion en 2003 après avoir été reconnu coupable par le TPIR de complicité de génocide et crime contre l’humanité. Concernant son parcours, voir André Guichaoua, Laurent Semanza, le « grand bourgmestre », rapport d’expertise rédigé à la demande du Tribunal pénal international des Nations unies pour le Rwanda, Arusha, Mars 2001.
Cette interprétation m’a été souvent rapportée par les rescapés adultes au moment du génocide.
Le témoignage des curés croates a été recueilli et publié par un journaliste espagnol du quotidien El Pais, qui accompagna des soldats italiens venus exfiltrer les deux ecclésiastiques au lendemain du massacre de la paroisse le 13 avril. Voir : Alfonso Armada, « Cosecha de sangre en Gikoro », dans El Pais, 15 abril 1994.

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