Fiche du document numéro 34380

Num
34380
Date
1998
Amj
Taille
202287
Titre
Note rédigée à l'intention de la Mission d'information sur le Rwanda de l'Assemblée nationale
Sous titre
La genèse idéologique et politique du génocide : l'histoire d'un ethnisme particulier
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MIP
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Type
Note
Langue
FR
Citation
L'historien n'est pas notaire du passé censé donner réponse aux horreurs du présent. Et si l'histoire montre la complexité du passé, elle souligne aussi la responsabilité prioritaire des options contemporaines. "Les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leurs pères" (Marc Bloch, Le métier d'historien).

Alors comment en est-on arrivé à un génocide en Afrique, aussi étrangement proche des autres génocides du XXe siècle ? Un génocide est chaque fois unique, mais sa singularité (notamment la personnalité respective des victimes et celle des bourreaux) n'exclut pas l'exemplarité. Celui du Rwanda n'est pas plus naturel, ni culturel (exotique) que les autres. Sinon, comme écrivait déjà Alfred Grosser en 1989 :

"... trouverions nous judicieux qu'un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d'une civilisation qui a produit Auschwitz et qui avait déjà produit Verdun ?"

La tragédie des années 90 ne sort pas des profondeurs d'un atavisme, elle n'a pas non plus surgi dans un ciel serein. Elle apparaît comme le révélateur tragique d'un piège très contemporain né de stratégies et de passions portées à l'extrême. Elle exige qu'on réfléchisse sur les logiques qui y ont conduit. Il implique des enjeux politiques et culturels qui vont bien au-delà du simple fait d'être hutu ou tutsi.

Un problème ethnique pas comme les autres

La question hutu-tutsi dans la région des Grands Lacs n'est pas un problème ethnique comme un autre. Ce ne sont pas des peuples hétérogènes réunis dans des frontières artificielles. Claudine Vidal l'a rappelé.

Les recherches des dernières décennies en histoire, anthropologie, archéologie et linguistique, permettent de cerner, des évolutions historiques sur plusieurs échelles de temps :

- une histoire du peuplement vieille de 2000 ans, marquées par la rencontre de plusieurs système agraires, des innovations et des emprunts techniques dans la longue durée (y compris des cultures d'origine asiatique, puis américaine) ;

- une histoire politique vieille de 4 à 5 siècles (à ne pas confondre avec la précédente : Hugues Capet n'est pas le fruit une invasion germanique) ;

- enfin une histoire sociale complexe, marquée par différents clivages régionaux, claniques, et ces fameuses catégories hutu, tutsi et twa, qui, loin d'être primordiales, semblent se renforcer dans leurs rapports avec la montée des pouvoirs monarchiques centralisés, notamment le rôle croissant depuis le 18e siècle d'une aristocratie impliquant quelques grands lignages tutsi, qui ont mobilisé à leur profit une culture pastorale emblématique, et réalisé une véritable conquête intérieure. On est loin de la grande invasion tutsi qui a envahi l'imaginaire de cette région.

Il y a un siècle, les Allemands ont déjà presque tout dit à ce sujet : le premier explorateur, le comte Von Goetzen, recopiant son prédécesseur britannique Speke en Ouganda, écrit en 1895 qu'il y a eu de "grandes invasions venues d'Abyssinie" à l'origine de ces royaumes. Vingt ans plus tard, en 1917, son compatriote Jan Czekanowski note que "l'immigration des Batutsi ne repose que sur des conjectures à caractère anthropologique et que sur cette migration on ne connaît aucune tradition authentique".

Depuis lors, le doute scientifique a eu moins de succès que la mythologie de type gobinien, selon laquelle tout s'expliquerait par la confrontation séculaire des races bantoue et hamitique. (Voir mon article sur "Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi, dans Au coeur de l'ethnie, 1985) Cet espace géographique a fasciné (de la quête des "sources du Nil" et des "mines du roi Salomon" à l'imagerie de "la Suisse de l'Afrique"). L'époque coloniale a donné lieu à une mise en scène idéologique, à prétention scientifique (anatomie et caractérologie ont été mobilisées jusqu'à la caricature, mais une caricature devenue sinistre puisqu'elle a inspiré des pratiques du génocide).

L'obsession raciale est omniprésente dans la gestion coloniale. Elle plaît aux Blancs et elle fascine la première génération lettrée, gonflant les Tutsi, traités d'Européens à peau noire et frustrant les Hutu, traités de Nègres bantous "à l'âme lourde" (voir le film de Luc de Heusch, La République devenue folle). Le seul établissement d'études postprimaire de l'ensemble Ruanda-Urundi ne recrute, sur 25 ans environ, que 20% d'élèves hutu pour le Rwanda, proportion. Les responsables de l'Église catholique adhère entièrement du début du siècle au début des années 50 à la thèse de la supériorité innée des Tutsi :

"voulant imiter les Européens, préservant néanmoins le sens politique des gens du passé et l'habileté de leur race dans la gestion des hommes, la jeunesse tutsi est une force pour le bien de ce pays (Mgr Classe, 1927).

Encore en 1948, un bulletin des anciens élèves d'Astrida, au beau titre de Servir, écrit :

"De race caucasique aussi bien que les Sémites et les Indo-Européens, les peuples hamitiques n'ont à l'origine rien de commun avec les nègres. La prépondérance du type caucasique est restée nettement marquée chez les Batutsi... Leur taille élevée - rarement inférieure à 1m80- [...] la finesse de leurs traits imprégnés d'une expression intelligente, tout contribue à leur mériter le titre que leur ont donné les explorateurs : nègres aristocratiques."

Je livre ces citations pour bien mesurer qu'on est bien au-delà d'une simple politique du "diviser pour régner" : il s'agit d'une gestion sociale fondée sur une idéologie d'inégalité raciale, où tous les Tutsi cette fois sont traités comme des aristocrates virtuels et tous les Hutu victimes d'une sorte de dégradation légitimée scientifiquement. Le piège raciste était posé. Il est vain de polémiquer en disant que les Blancs n'ont pas inventé les Hutu et les Tutsi, ils ont bien trouvé ces catégories sociales, mais ils ont introduit la racialisation au cœur de la société rwandaise. Si un Martien était arrivé au 19e siècle au faubourg St-Germain, puis dans les courées de Roubaix, il aurait peut-être aussi distingué une race de nordistes abrutis et une race de Parisiens sublimes.

A l'approche des indépendances, en 1959, le nouvel évêque du Rwanda, le Suisse André Perraudin, couvre de son autorité un virage à 180° de la politique missionnaire, au service cette fois du "peuple hutu", mais la grille de lecture n'a pas bougé d'un pouce, comme si en Afrique on devait ignorer où menait une politique raciale, même après Auschwitz. Dans son mandement de carême de février 1959 il dit :

"Constatons d'abord qu'il y a réellement au Ruanda plusieurs races assez nettement caractérisées... Dans notre Ruanda, les différences les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de races".

Un projet "démocratique" pas comme les autres

A l'indépendance, la révolution dite "sociale" éclate, entre 1959 et 1961, contre le système dit "féodal" conforté par le colonisateur. Mais elle vise collectivement toute la composante tutsi, désignée collectivement comme porteuse de ce système. Les colonisateurs belges, je reprends le terme de l'ancien gouverneur Harroy, "assistent" cette révolution. Tout cela est très connu.

Dès lors est mis en place, dans les faits et dans les esprits, les esprits un modèle qui se réfère à la démocratie (demokarasi en kinyarwanda), mais qui confond méthodiquement, sous la rubrique du "peuple des nombreux" (rubanda nyamwinshi), c'est à dire la masse hutu conçue comme une communauté homogène, le caractère majoritaire (de naissance) et l'autochtonie de ses membres, définis en conséquence comme les seuls "vrais Rwandais". A l'opposé, le Tutsi minoritaire, est défini à la fois comme féodal et comme étranger, de père en fils. Et cela est mis en scène, inculqué, répété, et, ne l'oublions pas, couverte et authentifié par les grands parrains étrangers que sont la démocratie chrétienne belge et l'Église missionnaire. On assiste donc à un 1789 à l'envers, bien que les acteurs de cette révolution aiment se référer à la Révolution française, puisque les ordres héréditaires ne sont pas supprimés, mais simplement permutés.

Les citations révélatrices ne manquent pas. Grégoire Kayibanda, leader de cette révolution, disait en 1959 qu'il fallait "restituer le pays à ses propriétaires, les Bahutu".

"Le Ruanda est le pays des Bahutu (Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsi, européens ou d'autres provenances, qui se débarrasseront des visées féodo-colonialistes", proclamait en mai 1960 le comité national du Parmehutu (le Parti du mouvement de l'émancipation des Bahutu), sinon les Tutsi sont invités à "retourner en Abyssinie".

En 1957 le "manifeste des Bahutu précisait : "Quant aux métissages ou mutations de Bahutu en hamites, la statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les médecins peuvent seuls donner des précisions objectives".

La logique d'un antagonisme raciste était mise en place. La priorité des identités ethniques, dûment fichées sur les cartes d'identité, était imposée à tout prix au coeur du vieux "peuple-nation" des Rwandais (je reprends une expression chère à notre regretté collègue Emmanuel Ntezimana). La propagande du Parmehutu, devenu parti unique en 1966, puis celle du nouveau parti officiel, cette fois obligatoire à la naissance, le MRND depuis 1973, est de ce point de vue la même :

En juillet 1972, Ingingo z'ingenzi mu mateka y'Urwanda catéchisme du Parmehutu affirme : "la domination tutsi est à l'origine de tous les maux dont les Hutu ont souffert depuis la création du monde et elle est comparable à une termitière où grouille tout ce qu'il peut y avoir de cruautés dans l'humanité." En octobre 1995 à Yaoundé, le colonel Bagosora écrit : "Les Tutsis n'ont jamais eu un pays propre pour faire un peuple.. Ils sont et resteront des émigrés nilotiques naturalisés soit rwandais, burundais, zaïrois, ougandais, tanzaniens qui devraient plutôt privilégier une politique de coexistence pacifique avec les peuples qui les ont accueillis et modérer leur comportement à la fois orgueilleux et arrogant".

Mais il faut surtout réfléchir sur la bonne conscience dans laquelle baigne cette discrimination officielle "ce racisme de bon aloi", pour reprendre l'expression pénétrante de Marie-France Cros de La Libre Belgique (juin 1994). En effet le discours social et démocratique le légitime. Il est en outre béni par l'Église. La démocratie est travestie en un majoritarisme ethnique. Il aurait pu s'agir de rééquilibrage, le régime en place entre 1959 et 1994 reflète plutôt la volonté de marginaliser, voire d'exclure. Le problème ne peut être traité ni comme une question régionale, avec une issue fédérale, ni comme une vraie question sociale, puisque riches et pauvres se retrouvent dans les deux catégories. Le caractère binaire du rapport le rend dans ces conditions particulièrement explosif.

Il s'agit plutôt d'un calcul politique, puisque les factions successives qui contrôlent le pouvoir pourront se référer imperturbablement au "peuple majoritaire", c'est-à-dire à une sorte de clientèle étendue aux limites de l'ethnie, à une sorte de majorité captive invitée à voter ou agir d'un seul homme. Donc le dilemme entre politique ou ethnique, souvent posé face à cette situation n'en est pas un, il s'agit d'une politique ethniste.

L'enjeu social essentiel concerne les élites : la systématisation du système des quotas (à raison de 9% de places pour les Tutsi) sous Habyarimana, permet à la fois, au nom d'un équilibre ethnique et régional, d'exclure et de se placer, elle entretient en outre en permanence la conscience de la discrimination. En accréditant la fantasme de l'homogénéité des intérêts au sein de tout un groupe défini par sa naissance, ce sont les enjeux sociaux concrets qui sont disqualifiés.

Un autre aspect essentiel de ce contexte à la fois politique, social et culturel, est la légitimation historique de la violence. Celle-ci est en quelque sorte proportionnelle à l'intimité des liens existant entre ces partenaires, invités à se considérer comme ennemis. Une haine intime n'est-elle pas la pire ?

La peur est devenue un acteur essentiel des crises dans la région des Grands Lacs. Elle est souvent manipulée : la victimisation prophétisée justifie l'autodéfense préventive. Ce sera le ressort tactique essentiel de la mobilisation populaire durant le génocide. Cette tactique est rodée depuis les jacqueries de 1959. En effet au début de cette année 1959, les militants du Mouvement hutu craignaient les élections, le peuple n'étant pas à leurs yeux assez conscient. La violence organisée a réussi à cristalliser cette conscience.

Mais c'est surtout depuis la Noël de 1963 que l'ombre du génocide pèse sur le Rwanda. Après une attaque avortée de quelques centaines de réfugiés tutsi, qui coûte la vie à quatre soldats, le gouvernement Kayibanda ordonne des représailles systématiques contre tous les Tutsi restés dans le pays et traités comme otages : fonctionnaires et députés fusillés, ministres envoyés dans les préfectures organiser "l'autodéfense populaire". Au moins 10 000 personnes sont massacrées en préfecture de Gikongoro. A l'époque Bertrand Russell parle du "massacre le plus horrible et le plus systématique depuis l'extermination des Juifs par les Nazis". Un enseignant de l'Unesco à Butare écrit dans Le Monde que "ces événements sont la manifestation d'une haine raciale soigneusement entretenue. L'anthropologue Luc de Heusch, présent au Rwanda à la fin de 1963, témoigne en effet que la persécution des Tutsi était programmée et mise en œuvre avant même l'attaque de décembre 1993, avec la complicité tacite de certains coopérants belges, et que son objectif réel était de ressouder les rangs du Parmehutu, divisé par des rivalité internes. Le gouvernement de Grégoire Kayibanda mêle de façon troublante la négation et la justification : les tueries seraient de la responsabilité des "cafards tutsi" qui ont osé attaquer, le pays subissait à la fois un ennemi de l'intérieur et une subversion internationale. La "fureur populaire" a eu raison de cette agression. Cette crise préfigure trente ans plus tôt l'ambiance du génocide de 1994. Or ces actes de génocide de la Noël 1963 ont été rapidement occultés., avec notamment le soutien des milieux chrétiens sociaux belges et de la hiérarchie missionnaire.

Le phénomène se répète en 1973. L'exil des Rwandais tutsi, environ 600 000 en 1990, répartis entre l'Ouganda, le Burundi et d'autres pays, est périodiquement évoqué comme définitif, compte tenu de la densité démographique du Rwanda (voir à ce sujet mon article paru au printemps de 1996 dans la revue Guerres mondiales et conflits contemporains).

Un régime aux abois : entre les espoirs de la démocratisation et la mobilisation du racisme
Ces crises ont représenté une sorte d'héritages d'expériences et de mémoires, de peurs et de méfiances. Mais par ailleurs l'économie et la société du Rwanda évoluaient, cependant que le modèle politique restait immuable. La machine s'est de nouveau emballée avec la montée des difficultés à la fois structurelles et conjoncturelles de la fin des années 80 : impasse économique et ajustement structurel, désespoir de la jeunesse, montée de l'opposition et aspirations au retour au pluralisme d'expression politique dans ce contexte explosif. Enfin s'est ajoutée l'attaque de la guérilla FPR en octobre 1990.

La réponse à ces nouveaux défis s'est très vite affirmée sur un double registre, contradictoire : ouverture démocratique et mobilisation ethniste. On assiste entre 1990 et 1994 à une véritable course contre la montre entre la logique de démocratisation et de paix et la logique de guerre et de racisme.

L'attaque du 1er octobre 1990 est suivie d'une simulation d'attaque du FPR sur Kigali les 4 et 5 octobre, justifiant environ 8000 arrestations dans les jours qui suivent. Très vite en Belgique, la supercherie de l'attaque simulée et l'entassement de prisonniers dans le stade sont dénoncés, entraînant le départ du contingent militaire belge dès la Toussaint, alors que l'intervention militaire se prolongera jusque décembre 1993. La relance de la dénonciation du péril tutsi est donnée par le pouvoir : le ministre des Affaires étrangères Casimir Bizimungu dénonce le 8 octobre "des agresseurs venus instaurer un régime minoritaire incarnant un féodalisme à visage moderne", les maquisards inkotanyi (les "bagarreurs", un surnom systématiquement rapproché du nom d'une ancienne armée royale) sont décrits comme des nostalgiques de la monarchie féodale. En juin 1991, au sommet d'Abuja, le président Habyarimana persiste à décrire les exilés tutsi comme "des dignitaires de l'ancien régime féodo-monarchique et leurs sympathisants".

En fait, la situation économique, la pression de l'opposition intérieure et les pressions internationales, y compris françaises, amènent le régime à s'ouvrir : libertés de presse et d'associations retrouvées, pluralisme politique officialisé en juin 1991, grandes manifestations de l'opposition intérieure à la fin de 1991 et au début de 1992, formation d'un gouvernement de coalition (MRND-opposition) en avril 1992. Dès lors le jeu politique rwandais se joue sur trois pôles : la mouvance Habyarimana, dite de l'akazu (la "maisonnée" issue du Nord-ouest, menée notamment par la famille de la présidente) ; d'autre part l'opposition intérieure, essentiellement hutu, ; enfin l'opposition armée du FPR, essentiellement tutsi. La signature d'un cessez le feu en juillet 1992, suivant les rencontres entre FPR et responsables rwandais de l'intérieur à Bruxelles, puis à Paris, en juin 1992, semblaient bien augurer de l'avenir, dans la mesure où le pays se voyait offrir une perspective de dépassement de l'antagonisme ethniste réducteur qui le piégeait depuis trente ans. C'est cela qui méritait la plus grande attention.

Mais en parallèle, le régime déploie une stratégie de remobilisation ethnique du "peuple majoritaire hutu", destinée à la fois à reprendre en otages les Tutsi et à disqualifier l'opposition intérieure, assimilée à des traîtres. Chaque étape dans le sens de la démocratisation de la paix est rythmée par des tueries destinées à saboter les efforts de réconciliation : massacres du Bugesera de mars 1992, au moment où se négociait le gouvernement de coalition, massacres de Kibuye en août 1992 au moment où débutent les négociations d'Arusha, puis de nouveau en janvier 1993 à Gisenyi, quand ces négociations prennent un tournant décisif dans la définition du pouvoir de transition. Ces violences aboutissent à leur effet, puisque le FPR rouvre les hostilités en février-mars 1993.

Il faut noter ici deux points. Bien que certains proches du régime aient décrit la reprise des tueries antitutsi comme inévitables en fonction de la peur spontanée que ressentiraient les paysans à l'annonce de l'attaque du FPR, il n'en a rien été, sauf dans les différents endroits où des autorités militaires et civiles ont déclenché des pogromes : à Kibirira (près de Gisenyi) en fin octobre 1990, au Bigogwe en janvier 1991, au Bugesera en mars 1992, etc. D'autre part l'explication de la marche vers le génocide par l'ouverture de la guerre civile en octobre 1990, tendant à rejeter la faute de la tragédie sur le FPR, relève d'un raisonnement un peu étrange, dans la mesure où on accuse alors les proches des victimes d'avoir causé la mort de celles-ci en revendiquant leurs droits et surtout dans la mesure où on crédite les génocidaires d'une sorte de bon droit à "se défendre" en massacrant des femmes, des bébés, des vieillards et des malades. Serait-ce de bonne guerre au Rwanda, alors que ce serait immédiatement qualifié de barbarie en Europe ?

La réaction extrémiste qui représentait clairement le lancement d'une logique génocidaire, compte tenu de l'expérience historique de ce pays, a pris deux formes : une forme brutale, fondée sur une propagande raciste et sur des provocations violentes ; une forme plus subtile consistant à désintégrer l'opposition intérieure.

C'est dès le mois de mai 1990, donc six mois avant l'attaque du FPR, que le périodique Kangura, est lancé par un obscur convoyeur de bus, financé par l'akazu, pour diffuser la bonne parole raciste. Il sera diffusé jusqu'à 10 000 exemplaires. Il s'illustre en décembre 1990 par son "appel à la conscience des Bahutu", contenant les fameux "dix commandements" : un évangile d'exclusion et de haine dans un numéro qui n'hésite pas à faire figurer au verso le portrait du président Mitterrand accompagné du dicton "les vrais amis, tu les rencontres dans les difficultés". On peut lire dans ce texte :

"Les Batutsi sont assoiffés de sang... Ils se sont servi de deux armes contre les Bahutu, l'argent les femmes [d'où interdiction de mariages et d'affaires communes avec les Tutsi]... L'idéologie hutu doit être enseignée à tout Muhutu et à tous les niveaux"

Interrogé à la fin d'avril 1991 à Paris lors d'une conférence de presse sur ces incitations à la haine raciale, le président Habyarimana répond que cela relève "de la liberté de la presse" (Monde du 27.4). Puis en avril/juillet 1993 sera lancée la radio dite "libre" des Mille collines RTLM, sous la houlette de Ferdinand Nahimana, historien idéologue de cet extrémisme, écarté de l'Orinfor par l'opposition à la suite du rôle qu'il a fait jouer à Radio-Rwanda dans la provocation aux pogromes du Bugesera en 1992. La radio de la haine jouera le rôle que l'on sait durant le génocide.

Cette activité médiatique s'accompagne de la création du parti ultra-hutu dit CDR en mars 1992. Cette formation extrémiste permet de donner une allure de modération au MRND et à Habyarimana. En fait la CDR est très proche du pouvoir : son président, Martin Bucyana, est ancien ministre des Transports et directeur de la régie du papier, son VP, Théoneste Nahimana, est haut fonctionnaire au ministère des Finances, Jean-Bosco Barayagwiza, un des deux grands idéologues de la CDR (avec Jean Barahinyura, resté, lui, en Allemagne), est directeur aux affaires politiques du Ministère des Affaires étrangères, le trésorier est cadre à la Banque nationale. Une nomenklatura liée à l'akazu.

Les pogromes qui se multiplient voient chaque fois impliqués des autorités ou des éléments liés à la CDR ou au MRND et à leurs milices qui se développent à partir de 1992, notamment les interahamwe . Cette montée de la violence est dénoncée au Rwanda et à l'étranger par de multiples canaux et elle ne peut laisser indifférents les partenaires du Rwanda : les prêtres du diocèse de Kabgayi dans un document de 40 pages en décembre 1991 ; les partis d'opposition en particulier la section de Kigali du MDR qui, par exemple en mars 1992, diffuse un texte intitulé "Halte aux massacres des innocents" ; un intellectuel respecté, M. Christophe Mfizi, ancien directeur de l'Orinfor (et futur ambassadeur à Paris après le génocide), dénonce les commandos de la mort dits "réseau zéro" liés à l'akazu, dans une lettre ouverte à Habyarimana diffusée en juillet-août 1992? En septembre suivant une délégation belge de personnalités invitées en tant qu'amis du Rwanda, et présidée par le sénateur Willy Kuypers, est informée de ce terrorisme d'État et le dénonce publiquement à Kigali puis à Bruxelles, tant il paraît impossible dès lors de se taire sur cette dérive (texte du 15.9.1992, joint au dossier). En juin 1992 la presse française se réveille sur cette situation : Libération, L'Humanité, L'Événement du jeudi, Témoignage chrétien parlent, je cite, de la "guerre secrète de l'Élysée", de "la guerre des mille collines", de "la France au chevet d'un fascisme africain". Une conférence de presse avait eu lieu à Paris sous les auspices de la Communauté rwandaise de France le 24 mars 1992, en présence de maître Gillet, de la FIDH, et d'un représentant de l'opposition rwandaise. Je joins au dossier le texte que j'y ai lu (conférence de presse, 24.3.1992) ; L'association Frères des hommes proteste en mars 1992 contre l'action "d'un gouvernement qui manipule les populations en focalisant tous les problèmes sur les rivalités ethniques et en incitant les Hutu à des exactions contre les Tutsi". On en pouvait mieux dire, mais était-ce écouté en haut lieu, apparemment non.

Je me permets de signaler ce que j'ai moi-même publié en 1991 et 1992 pour qu'on ne dise pas qu'il est trop facile de parler après coup : "Presse libre et propagande raciste au Rwanda", Politique africaine, juin 1991 (avec le texte commenté des "10 commandements") ; "Le régime de Kigali et l'intervention française au Rwanda : sortir du silence", Bulletin du Cridev, Rennes, décembre 1991 ; "La crise politique rwandaise", Genève-Afrique, 1992,2 ; "Le Rwanda et la France : la démocratie ou les ethnies", Esprit, mars 1993. En décembre 1991, je m'inquiétais de voir le régime Habyarimana risquer de mettre toute la région à feu et à sang" ; en mars 1993, j'évoquais "un dévoiement tragique vers un génocide".

En fait, la documentation disponible à Kigali, traduisait un débat politique profond opposant la ligne ethniste du pouvoir à la ligne démocratique de l'opposition, amenée à cohabiter difficilement. Personne ne pouvait l'ignorer. Le Premier ministre de l'époque, Dismas Nsengiyaremye, l'exprimait clairement, par exemple dans une lettre au président du 22.9.1992. Les communiqués des partis d'opposition, en français ou en kinyarwanda, ne laissaient aucune ambiguïté sur la situation. On ne pouvait en rester au cliché sommaire d'un antagonisme ethnique ancestral. Surtout, depuis la fin de 1992, des documents ou des prises de position révélaient l'existence d'un courant, proche du pouvoir et prêt au pire, comme cette note de l'État-major du 21.9.1992 relative aux travaux d'une commission fonctionnant depuis décembre 1991 et chargée "d'identifier l'ennemi de l'intérieur", où étaient visés aussi bien les Tutsi, les Hutu mécontents et les étrangers mariés aux femmes tutsi que les professeurs et les milieux religieux. Cela traduisait que l'idéologie de Kangura fonctionnait au coeur du régime. L'Ambassade de France et les militaires français qui collaboraient avec l'armée rwandaise pouvaient-ils ignorer cela ? La polémique lancée contre eux par l'opposition MDR au début de 1992 à propos de la nomination du lieutenant-colonel Chollet auprès de l'État-major suffirait à s'en convaincre : dans un communiqué du 14 février 1992, ce parti déclare "Au cas où notre pays ne serait pas déjà vendu, il est sur le point de l'être". En novembre suivant, les déclarations de Habyarimana sur "le chiffon de papier d'Arsuha, les appels au génocide des Tutsi du professeur Mugesera, haut responsable du MRND, ne pouvaient aussi qu'inspirer les plus grandes inquiétudes. Enfin, en décembre 1992 l'association rwandaise de défense des Droits de l'homme, ADL, publiait une synthèse terrible de la situation pour la période de septembre 1991 à septembre 1992. Je me rappelle avoir remis un exemplaire de ce rapport à Monsieur Marlaud, venu me voir au CRA avant de rejoindre son poste à Kigali en 1993. En effet, plusieurs témoignages avaient souligné que son prédécesseur parlait volontiers de "rumeurs" quant à ces dérives graves du régime. Enfin je ne peux terminer sur ce point sans rappeler ma stupéfaction devant la réponse aimable envoyée le 1er septembre 1992 par M. Bruno Delaye, au nom du président Mitterrand, au leader de la CDR J.B. Barayagwiza, à la suite de l'envoi par ce dernier d'une pétition de remerciement à la France. Comment ne pas avoir écarté ce cadeau empoisonné ? Comment oublier aussi que ce personnage sera reçu à Paris le 27 avril 1994, en plein génocide !

Parallèlement au développement de cette ligne dure, le pouvoir de Habyarimana joue à partir de 1992 une autre carte, celle de la division de l'opposition. Il entreprend de favoriser au sein de celle-ci un courant qui se recentrerait sur la fameuse "majorité sociologique", c'est-à-dire sur la logique de la majorité hutu. Certains s'y laissent prendre, en pensant lancer une troisième voie entre le FPR et l'akazu, qui se révèle vite la création d'un axe entre une partie de l'opposition et le MRND, ce qu'on va appeler à partir de 1993 le courant Hutu power. Je ne peux entrer ici dans les subtilités de la vie politique rwandaise de l'époque. Elles ont été très bien analysées par mon collègue Gérard Prunier dans son ouvrage récemment traduit en français. Il faut bien se rappeler que le génocide a été rendu possible, de façon aussi efficace, à travers tout le pays grâce à ce glissement d'une partie de l'opposition.

Ce qu'il me semble important de souligner ici, ce sont les implications étrangères dans cette option d'un front hutu, cassant la dialectique de l'opposition au profit d'un retour à la logique totalitaire ethniste. En Belgique notamment l'Internationale démocrate chrétienne, en fait son petit secrétariat chargé de l'Afrique, qui est, par les personnes et l'idéologie, très branché sur le Parti chrétien social flamand, travaille de façon obstinée à soutenir la ligne du MRND et du président Habyarimana, même contre les vœux de la nouvelle opposition MDR, pourtant traditionnellement liée au courant démocrate-chrétien. Même des sociaux-chrétiens belges s'en étonnent, en vain. A l'opposition, il donc est inlassablement conseillé de collaborer avec le MRND pour lutter contre le FPR. Dans une note du 7 août 1992, M. Alain de Brouwer, conseiller à l'IDC pour ces questions, se félicite d'avoir enfin réussi à obtenir le ralliement du MDR à la ligne dite Parmehutu, "dans la tradition du grand mouvement populaire lancé par Grégoire Kayibanda". Il se félicitait ainsi d'une conférence de presse tenue à Bruxelles le mois précédent par celui qui allait devenir le ténor de la ligne Hutu power, Froduald Karamira.

On s'attendrait, du côté français, à plus de sympathie au contraire pour un jeu démocratique ouvert, détaché du communautarisme éthique, dans la ligne de ce fameux jacobinisme parfois reproché à notre pays, ce que je préférerais appeler le sens de la citoyenneté. Or, je constate qu'à l'occasion des visites officielles du ministre français de la Coopération de l'époque, M. Marcel Debarge, en mai 1992 et surtout à la fin de février 1993, il en a été autrement. La presse française (Le Monde du 2 mars 1993, Libération du 4 mars) signale que le ministre a plaidé pour un "front commun" autour du président et que cela été suivi, 24 heures après son passage, par une réunion de divers partis à Kigali (y compris des groupes factices fabriqués par l'ancien parti unique) constituant ce "front commun" qu'il avait souhaité face au FPR. Gérard Prunier estime à juste titre que la logique de ce front était "un appel à la guerre raciale". Il faut rappeler que le FPR avait rouvert les hostilités le 8 février, mais que cela suivait aussi le sabotage intérieur de la politique de négociation par le pouvoir en place. Au même moment en France une propagande est développée pour souligner l'implication ougandaise dans le conflit et suggérer la menace anglo-saxonne sur la région. Quant au rapport de la commission d'enquête sur les violations des Droits de l'Homme en mars 1993, il est traité de manière évasive. Tout cela suscite des débats tant chez les observateurs français que bien sûr au Rwanda même. Finalement les contacts sont renoués avec le FPR à Bujumbura, puis à Dar-es-Salam et les accords d'Arusha seront signés en août suivant.

Mais cet épisode soulève de nouvelles polémiques à l'égard de l'intervention politico-militaire de notre pays. C'est le moment en particulier où sont dénoncés des contrôles au faciès par des soldats français aux portes de Kigali (voir la note de l'association Ardho en date du 4 mars 1993). Mais surtout la crise, laisse l'opposition intérieure déchirée. Elle le restera jusqu'au-delà des accords d'Arusha. La responsabilité de cette division, propice à la logique politique raciale qui conduit au génocide, est le résultat du jeu des acteurs rwandais. Mais on ne peut négliger l'impact des interventions que j'ai signalées. Comme le disait l'ancien ambassadeur Martre sur RFI en mars 1992, qu'on le veuille ou non, "la présence française conforte psycho-politiquement le régime en place". Et c'est justement ce que certains déploraient à l'époque de plus en plus vivement. Je renverrai aussi à l'article d'Erik Orsenna dans Le Monde du 24 février 1993 sur "le visage de la France en Afrique", où il protestait contre le soutien au Rwanda d'un régime de "purification ethnique".

Personnellement je m'étonne de ce que la politique française en Afrique, émanant d'un gouvernement de gauche et plus généralement d'un pays qui tient aux valeurs républicaines de la nation et de la citoyenneté ait pu s'aligner sur les thèses communutaristes de la démocratie chrétienne flamande. Cela signifierait-il qu'en Afrique les valeurs et les concepts politiques n'auraient plus de sens ? Que le regard y deviendrait purement ethnographique ? Ce que suggère Jean-François Bayart dans un récent colloque sur la politique extérieure du président Mitterrand. Au Rwanda en particulier devait être levé l'écran du double langage quant au sens donné, on l'a vu, au mot démocratie. Les écrits ne manquaient pas à ce sujet.

Je me permets encore de citer deux extraits de courriers que j'avais remis ou envoyé en leur temps, respectivement à M. Koffi Yamgnane, alors secrétaire d'Etat aux Affaires sociales, le 16 mars 1992, et à Jean Auroux, alors président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, le 24 février 1993. J'y soulignais le poids d'une culture politique :

"... Comme au Mutara en octobre 1990 ou au Bigogwe en janvier 1991, les tueurs de Nyamata ne sont pas de simples "paysans hutu" qui "ont peur" : ce sont des bandes manipulées par des groupes extrémistes bien précis. Une analyse politique doit absolument être faite. On ne peut combattre le racisme dans notre pays et sembler cautionner un régime raciste dans un autre pays...L'importance de l'engagement de la France dans ce pays rend particulièrement pesant le silence qui règne aussi bien dans nos médias que dans les déclarations officielles."

- "... Depuis la fin de 1990, l'extrême droite rwandaise s'emploie, non sans succès, à impliquer la République française dans ses intrigues d'arrière-garde et dans son idéologie raciste... A force de s'entêter dans une vision raciale et de vouloir réduire, selon un schématisme idéologiquement très douteux, le débat politique dans ce pays à un simple antagonisme "ethnique" entre Tutsi et Hutu, on joue une carte qui ne peut mener qu'à la violence et au chaos.."

Le génocide comme aboutissement exacerbé d'un racisme : les jeux de la justification/négation

Je ne parlerai pas ici du génocide lui-même, sinon pour attirer l'attention, si besoin était, sur l'intérêt des enquêtes et des témoignages publiés avec beaucoup dee rigueur par l'association African Rights, sous le titre Death, despair and defiance. Madame Rakiya Omaar, qui maitrise très bien notre langue, mériterait d'être auditionéne par vous. J'ai moi-même traduit en français dans Le défi de l'ethnisme le témoignage précis et bouleversant du médecin allemand Wolfgang Blam, présent à Kibuye durant le génocide, dont la nature est très bien soulignée :

"Nous ne pouvions pas ne pas être témoins, depuis notre maison, du fait que jour après jour des êtres humains étaient forcés de creuser leur tombe et qu'ils étaient massacrés aussitôt après.

Par ailleurs tout cela fut accompagné d'une tentative pour organiser la "normalité" : l'école primaire fut rouverte (même si c'était avec beaucoup moins de maîtres et d'élèves). Tous les fonctionnaires durent revenir au travail et s'asseoir sans rien faire dans leurs bureaux. Les chefs de service durent transmettre à la préfecture des listes de leurs collaborateurs "en activité", afin de pouvoir préparer le paiement des traitements avec les ministres compétents. Les banques locales furent réouvertes et assurèrent des transactions limitées...

Au préalable le Premier ministre et aussi, une semaine plus tard, le lundi 16 mai, le président du gouvernement de transition, sont venus à Kibuye pour faire l'éloge de la "défense de la sécurité "exemplaire dans cette préfecture et pour en encourager la poursuite."

J'ai par ailleurs travaillé, avec Jean-François Dupaquier et deux amis rwandais, Joseph Ngarambe et Marcel Kabanda, à la publication du dossier intitulé Les médias du génocide, où les thèmes de la propagande qui a préparé et accompagné le génocide, dans la presse écrite extrémiste et à la radio sont analysées. Cette propagande se situe dans le droit fil de l'idéologie qui fonctionnait depuis trente ans et que j'ai rappelée. Cela montre que le génocide ne relève pas d'un simple calcul politique froid, ce que certains intitulent "la rationalité du génocide", il s'inscrit dans une culture politique.

On peut relever trois grands axes dans cette propagande :

- la priorité de l'appartenance dite ethnique -hutu ou tutsi- dans la définition identitaire. Quelques citations caractéristiques :

"La guerre que nous menons est celle des Batutsi qui s'attaquent aux Bahutu. Pour la gagner dans l'opinion et sur le terrain, que les uns aillent d'un côté, les autres d'un autre... Mais continuer de mélanger des choses qui ne se mélangent pas, cela ne nous mènera à rien" (Kangura, mars 1991).

"Redécouvrez votre ethnie...Vous êtes une ethnie importante du groupe bantou. La nation est artificielle, mais l'ethnie est naturelle..." (Kangura, 1992).

"... Il y a des réalités auxquelles on ne peut échapper sauf quand on veut jouer de la dissimulation comme par exemple changer d'ethnie. Dès qu'on te découvre, tu es confus et tes frères n'hésitent pas à te traiter de chien... Tu peux appartenir à une ethnie sur les papiers, mais dans quelle veine puiseras-tu le sang de cette ethnie que tu prétends la tienne ?" (Murwanashyaka, organe du MRND, avril 1991)

"Dans l'histoire [mateeka] du Rwanda les premiers arrivants sont les Batwa (Pygmoïdes) qui se consacraient à la chasse et à la cueillette ; ensuite sont arrivés les Bahutu (Bantous) qui ont défriché la forêt pour y cultiver et qui ont établi une organisation sociale ; enfin sont venus les Batutsi (Nilotiques, Ethiopides) qui se consacraient à l'élevage. Pourquoi veut-on changer notre histoire ? Qui aurait le droit de changer l'histoire du pays ?"]

- la légitimation d'un véritable conflit racial : diabolisation des Tutsi, définition totalitaire d'un pouvoir hutu.

"Les inyenzi-inkotanyi sont une race de gens très mauvais. Je ne sais pas comment Dieu va nous aider à les exterminer... Continuons à les exterminer pour que nos petits-enfants n'entendent plus parler d'inkotanyi" (RTLM, 2 juillet 1994).

"L'ennemi est parmi nous, des partis traîtres considèrent les inkotanyi comme des frères" (Murwanashyaka, MRND,1992)

- la normalisation d'une culture de la violence, visible tout particulièrement dans les caricatures.

On ne pouvait certes pas imaginer d'avance le génocide dans toute son ampleur et son atrocité, mais la trajectoire politique et idéologique qui y conduisait, la mise en condition des esprits et les stratégies observables depuis surtout 1992 devaient mettre en garde.

Au lieu de cela, même après le 6 avril, il a fallu plusieurs semaines pour que la réalité du génocide soit nommée et perçue par la Communauté internationale. Le mot génocide apparaît dans La Libre Belgique dès le 13 avril, le 26 dans Libération, le 8 juin dans Le Monde (en première page de ce journal seulement le 2 juillet). Pourtant dès le 11 avril, une émission sur RFI permettait à Rony Brauman de souligner la réalité, quand il y a tant de morts et si peu de blessés.

Mais on observe les mêmes plaintes en France (ex. l'ACAT écrit au président Mitterrand le 12 avril pur "s'étonner de l'absence de toute claire condamnation des exactions commises au Rwanda") et aux Etats-Unis, où les chercheurs africanistes américains, le 1er mai, protestent auprès de Madeleine Albright qui représentait alors leur pays au Conseil de sécurité, parce que les Etats-Unis avaient refusé la veille de reconnaître la réalité du génocide. Il faut attendre la réunion extraordinaire de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU à Genève les 24-25 mai pour que la Communauté internationale se réveille réellement. Dès 16 mai à Bruxelles M. Alain Juppé parlait du "génocide, notamment dans les zones tenues par les forces gouvernementales". Il est profondément regrettable qu'en novembre 1994, au sommet de Biarritz, le président Mitterrand ait employé la formulation de nouveau évasive "la guerre civile et des génocides qui s'en sont suivis", après avoir déclaré au Figaro le 9 septembre précédent que "Habyarimana représentait à Kigali une ethnie majoritaire à 80%."

En fait, un des grands drames de ce génocide est que ses responsables rwandais persistent à ne pas le reconnaître, tout en le justifiant au nom d'une "colère populaire" légitime. La réconciliation ne peut que souffrir durablement de ce déni de justice, compte tenu, en outre, de la lenteur des procédures du tribunal d'Arusha. C'est une raison de plus de montrer l'exemple partout où nous le pouvons, et de rechercher la vérité.

En conclusion, je voudrais dire que sur l'actualité, comme sur le passé plus lointain, la base de la réflexion critique, ce sont les documents. Si le dossier rwandais doit être clarifié dans notre pays, c'est au prix d'une ouverture des archives diplomatiques et militaires concernées, selon les règles et les précautions en usage dans de tels cas. L'exemple de la commission sénatoriale belge, celui aussi du diocèse de Lyon il y a quelques années nous montrent des exemples de courage et de méthode.

Jean-Pierre CHRÉTIEN
directeur de recherche CNRS
Centre de recherches africaines
Université de Paris 1

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