Fiche du document numéro 34354

Num
34354
Date
Jeudi Septembre 2022
Amj
Fichier
Taille
5967169
Titre
Billets d'Afrique No. 320
Mot-clé
Cote
No 320
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
QUATRIÈME CONDAMNATION
EN FRANCE POUR GÉNOCIDE

Du 9 mai au 12 juillet 2022 le procès de l’ancien préfet rwandais Laurent Bucyibaruta a eu
lieu dans l’enceinte de la Cour d’assises de Paris. Celle­ci a entendu et vu une centaine de
témoins cités par le parquet, la défense ou les parties civiles avant de délivrer son verdict :
20 ans de réclusion criminelle pour complicité de crime de génocide à l’encontre des Tutsis
et de crime contre l’Humanité en 1994.

A l’origine de la plainte, des témoi­
gnages de rescapé­es avaient été re­
cueillis au Rwanda dès 1997 par un
étudiant en droit rwandais. Retourné pour
une seconde fois au Rwanda en 1999, il
contactait l’association Survie qui le mettait
en contact avec la Fédération Internationale
des Droits de l’Homme (FIDH). Celle­ci dé­
posait plainte contre Laurent Bucyibaruta le
05/01/2000. Et depuis ? Réclamé par le Tri­
bunal Pénal International pour le Rwanda, il
est arrêté en France en 2007 puis relâché,
mais une instruction en droit français est
ouverte, qui aboutit enfin à un procès 15 ans
plus tard.

Qui est Laurent
Bucyibaruta ?
C’est la première fois qu’était jugée en
France une personne aussi haut placée dans
l’administration rwandaise. Laurent Bucyiba­
ruta est l’un des 11 préfets en poste au
Rwanda en 1994 lorsque débute le génocide
des Tutsis. A ce moment­là, le Rwanda est
organisé selon un maillage territorial étroit
basé sur les préfectures, subdivisées en
sous­préfectures, communes, secteurs et
enfin cellules. Le préfet est donc à la tête de
ce maillage, il occupe un rôle pivot, considé­
ré comme l’homme le plus puissant dans sa
province, après le président de la Répu­
blique. Il est notamment responsable de la
sécurité de ses administrés.
Laurent Bucyibaruta a été décrit lors des
réquisitions des avocates générales comme
un « administrateur zélé », « efficace », en
1994 il a déjà une longue carrière derrière
lui à divers postes de l’administration rwan­
daise. Il est préfet de Gikongoro depuis
1992 et c’est pour des faits commis dans
cette préfecture qu’il était jugé à Paris. Il est
mis en accusation pour son rôle présumé
dans 4 massacres de très grande ampleur : le
massacre dans l’église de Kibeho du 11 au
15 avril au cours duquel environ 25 000 Tut­
Billets d'Afrique 320 - septembre 2022

sis ont été tués, le massacre à l’école tech­
nique de Murambi le 21 avril où 45 000
Tutsis ont été assassinés en une nuit, et
quelques heures plus tard le même jour les
massacres des paroisses de Cyanika et Ka­
duha où environ 15 000 Tutsis sont tués
dans chaque lieu (une partie d’entre eux
sont des personnes qui ont réussi à s’échap­
per de Murambi et qui ont pensé trouver re­
fuge dans les paroisses à proximité). Le rôle
du préfet est également pointé dans le mas­
sacre de 90 élèves à l’école Marie­Merci de
Kibeho au début du mois de mai, de même
que pour les meurtres de prisonniers à la
prison de Gikongoro, et pour l’ensemble
des massacres commis sur les barrières et
lors des rondes pendant tout le génocide.
Si le génocide est particulièrement meur­
trier dans la préfecture de Gikongoro, et
dans les préfectures voisines de Butare et de
Kibuye, c’est parce que les Tutsis y vivent
plus nombreux que dans d’autres parties du
Rwanda. C’est aussi dans la préfecture de
Gikongoro, voisine du Zaïre, qu’est dé­
ployée l’opération Turquoise menée par la
France.

Ce que le procès
a permis d’entendre
Pour juger un homme, il faut avant tout
éclairer le contexte du crime commis. Ainsi
juger le crime de génocide permet de dire
et de faire entendre devant une cour fran­
çaise l’existence du génocide des Tutsis au
Rwanda, son caractère planifié, organisé,
systématique.
A travers les exposés des témoins de
contexte (chercheur.ses entendu.es afin
d‘expliquer ce que fut le génocide des Tutsis
aux jurés), les auditions des dizaines de té­
moins de faits reprochés à l’accusé, puis les
plaidoiries des avocat.e.s des parties civiles
et les réquisitions des avocates générales, ce
sont à la fois le caractère implacable de la lo­
gique génocidaire et la tragédie vécue par

les Tutsis de la préfecture de Gikongoro qui
sont décrits très précisément à la cour et aux
juré.e.s. A Murambi, à Kaduha comme à
Cyanika, les attaques sont réalisées dans une
coordination et une continuité absolue au
cours d'une même journée selon des modes
opératoires identiques : les Tutsis y ont
préalablement été réunis, ils ont été gardés
de force dans ces lieux pendant plusieurs
jours, désarmés et privés d’eau et de nourri­
ture afin de les affaiblir. Des responsables
administratifs ou militaires ont ensuite don­
né leur feu vert aux grands massacres, et les
forces de gendarmerie ou les militaires se
sont joints aux miliciens, exterminant indis­
tinctement les femmes, hommes et enfants
tutsis, avec une grande cruauté. En outre,
tous les voisins ont été sollicités pour les
renforcer pour empêcher les survivants de
s’enfuir et pour les achever. A Kaduha, des
Tutsis ont été forcés de creuser leurs
propres fosses communes avant le début
des massacres. A Murambi et Cyanika, les
autorités civiles ont organisé l’enfouisse­
ment des corps, des prisonniers sont réqui­
sitionnés et le ministère des travaux publics
prête des bulldozers.
La feuille de motivations de la cour, pu­
bliée à l’issue du verdict, établit ainsi que
« Un tel degré d’efficacité dans l'exécution
des massacres de Tutsis permet d'affirmer
que ce résultat inouï n'a pu être atteint
qu'en raison d'une organisation collective
reposant nécessairement sur un plan
concerté tendant à exterminer le groupe
ethnique tutsi. ».
Le procès a également donné lieu à une
analyse précise de la rhétorique et du
double langage employé par les génoci­
daires, à travers l’examen d’un message de
« pacification » diffusé par Laurent Bucyiba­
ruta le 29 avril 1994 pour « ramener le calme
dans la préfecture », appelant à la fois à ces­
ser les violences et à poursuivre la traque de
« l’ennemi ».

Enfin, les audiences ont également per­
mis d’évoquer le rôle de la France, notam­
ment à travers les plaidoiries des deux
avocats de Survie, partie civile, qui ont éclai­
ré la préparation du génocide et le rôle des
autorités locales. Me Hector Bernardini a
rappelé qu’avant 1994, la formation donnée
par les militaires français à leurs homologues
rwandais reposait sur la doctrine de la
guerre contre­insurrectionnelle. Sa plaidoi­
rie en a décrit les trois piliers : le déracine­
ment et le regroupement de la population
tutsie, la guerre sur le terrain de l’informa­
tion pour déshumaniser « l’ennemi », et l’ar­
mement des civils pour les constituer en
milices et les articuler aux forces armées. Me
Jean Simon a cité François Graner, entendu
comme témoin de contexte dans ce procès,
à la demande de l’association Survie. Celui­ci
a rappelé notamment que le colonel Hogard
arrivant au Rwanda le 22 juin 1994 avec
l’opération Turquoise s’est déclaré surpris
de trouver le pays en ordre et parfaitement
administré malgré la guerre civile. Laurent
Bucyibaruta était bien un des rouages du
fonctionnement administratif.

Le rôle de
Bucyibaruta en question
Une fois décrites l’ampleur et le détail des
massacres génocidaires à Gikongoro et les
fonctions des préfets au Rwanda en 1994,
viennent les questions précises qui amènent
à juger Laurent Bucyibaruta aujourd’hui. A­t­
il cherché à empêcher les massacres des
Tutsis de sa préfecture ? A sauver d’éven­
tuels survivants ? A­t­il demandé des rap­
ports ou des enquêtes à ses subordonnés
pour faire toute la lumière sur ces mas­

sacres ? A­t­il pris des sanctions contre ses
sous­préfets ou certains gendarmes haut­
placés lorsqu’il a eu connaissance de leur
implication dans les massacres ? Les preuves
et témoignages ont établi que non. Mais
alors, s’il n’a pas agi pour s’opposer, est­ce
parce qu’il partageait l’intention génoci­
daire ? Parce qu’il faisait lui­même partie des
donneurs d’ordre ? Quel rôle a­t­il eu dans la
préparation et l’exécution des différents
massacres ?
Ou, comme l’ont argumenté ses avocats,
son inaction est­elle liée à la contrainte dont
il était victime, au fait qu’il risquait de se
faire tuer s’il s’opposait, au fait qu’il n’avait
plus aucun pouvoir sur ses subordonnés ou
sur les gendarmes ? Le fait qu’il ait sauvé
quelques Tutsis, dont sa femme, est­il une
preuve de son innocence ?
Dans ce cas, pourquoi n’a­t­il pas pris la
fuite, comme l’ont fait d’autres responsables
civils à l’époque ? S’il ne partageait pas l’in­
tention génocidaire, comme il l’a affirmé,
pourquoi a­t­il été félicité par le président
rwandais Sindikubwabo à la mi­avril ? Pour­
quoi a­t­il nommé à un poste de bourg­
mestre, pendant le génocide, une personne
qu’il savait avoir été impliquée dans le mas­
sacre de la paroisse de Kibeho ?
L’argumentation des avocats des parties
civiles et des avocates générales a apporté
des éléments de réponse à ces différentes
questions. Le génocide est mis en œuvre à
tous les échelons de l’administration rwan­
daise ; en aucun cas les services préfecto­
raux ne perdent le contrôle face aux actions
des miliciens et des forces militaires, l’admi­
nistration continue de fonctionner, de
même que les services judiciaires.

L'école technique de Murambi. (Photo Christian Lafitte)

Aux yeux de Me Domitille Philippart, avo­
cate du Collectif des parties civiles pour le
Rwanda (CPCR), le fait que Laurent Bucyiba­
ruta ait pu sauver quelques Tutsis est juste­
ment une preuve de la continuité de son
autorité, un attribut de son pouvoir. Pendant
le génocide, seules les personnes puissantes
avaient la possibilité de choisir celles et ceux
qui pourraient être sauvées, tout en en
condamnant des milliers d’autres à la mort.
C’était le cas de Bucyibaruta, qui pouvait
passer les barrières sans problème, qui a
toujours conservé une escorte de gen­
darmes et dont la maison n’a pas été mena­
cée, alors même qu’il y abritait sa femme et
son chauffeur tutsis.
En réponse à l’argument de la contrainte
et au fait que Laurent Bucyibaruta craignait
pour sa vie, Me Philippart a plaidé que le cas
de Bucyibaruta n’était en aucun cas compa­
rable avec ceux de deux autres préfets desti­
tués et tués, invoqués par la défense. Le
préfet de Butare a été assassiné car il était
tutsi, un autre préfet hutu a été tué car il
était un opposant politique de longue date.
Ce n’était pas le cas de Bucyibaruta. En re­
vanche, deux autres préfets ont été destitués
par le gouvernement pour n’avoir pas été
assez zélés pendant le génocide, mais n’ont
pas été tués pour autant. L’un d’eux a pu
fuir.

Le verdict
La cour et le jury ont considéré que l'abs­
tention d’agir du préfet a caractérisé « une
assistance et un encouragement apportés
aux exécutants du génocide », ainsi ils ont
déclaré Laurent Bucyibaruta « complice de
crimes de génocide ainsi que de crimes

SALVES

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contre l'humanité résultant d'une pratique
massive d'exécutions sommaires à l'encontre
de membres du groupe tutsi commis entre
le 7 avril 1994 et juillet 1994 à l'ETO de Mu­
rambi, aux paroisses de Cyanika et de Kadu­
ha, de même que lors de rondes et à des
barrières ainsi qu'à l'encontre des élèves tut­
sis de l'école Marie Merci de Kibeho et ce en
exécution d'un plan concerté ». Il a en re­
vanche été acquitté pour le massacre de la
paroisse de Kibeho et pour les meurtres de
prisonniers tutsis.
Il a été considéré que « même s'il n'est pas
établi qu'il a pleinement adhéré à l'idéologie
raciste des dirigeants extrémistes hutus,

Laurent BUCYIBARUTA a été un rouage es­
sentiel et a bien apporté une contribution
substantielle à la mise en œuvre d’un plan
haineux d'extermination des tutsis qui s'est
révélé effroyablement efficace. ».
La cour et le jury ont également souligné
que « l'accusé a adopté une attitude de déni
de toute part de responsabilité pénale dans
les atrocités dont ont souffert les dizaines de
milliers de victimes de ce génocide et de ces
crimes contre l'humanité et que ses manifes­
tations d'empathie ont été rares. »
En conséquence, il a été condamné à 20
ans de réclusion criminelle. Il a d’ores et dé­
jà fait appel de cette décision, de même que

le ministère public, qui avait plaidé pour qu’il
soit condamné en tant qu’auteur du géno­
cide (au lieu de complice). Ce nouveau pro­
cès signifie qu’il reste présumé innocent et
que la décision de la Cour d’assises est ré­
duite à néant….
Information de dernière minute, Laurent
Bucyibaruta a été remis en liberté sous
contrôle judiciaire, au vu de son état de san­
té, en attendant son procès en appel que
l’on peut espérer voir se tenir dans deux ans.
L’accusé aura alors 80 ans, il aura échappé à
la justice pendant 30 ans.
Laurence Dawidowicz et Marie Bazin

POURQUOI JUGER EN FRANCE?
Pour les principes et pour la loi. « Parce
que les droits de l’Homme sont univer­
sels, les atteintes à la vie ne peuvent rester
impunies, les acteurs et complices de
crimes fondamentaux doivent savoir qu’ils
ne seront nulle part tranquilles » a plaidé
Me Antonin Gravelin représentant la FIDH
(Fédération Internationale des Droits de
l’Homme) et la LDH (Ligue des Droits de
l’Homme). Par ailleurs, la France a adopté
une loi relative à la coopération avec la
Cour Pénale internationale (CPI) en 2002,
puis a adapté le droit pénal, ce qui permet
de juger en France un étranger qui y ré­
side habituellement pour des crimes com­
mis à l’étranger sur des étrangers.
Pourtant le parquet n’avait jamais ouvert
une instruction pour crime de génocide
de son propre chef avant 2018. Les
plaintes qui l’ont permis ont été déposées

par des associations ou des personnes qui
avaient eu à souffrir du génocide, rescapé­
es ou familles de victimes. A ce jour plus
d’une trentaine de ces plaintes, certaines
déposées dès 1995, sont encore en attente
d’être jugées. Le premier procès a eu lieu
en 2014 et seuls 3 autres hommes ont été
jugés depuis.
En adoptant cette loi relative à la coopé­
ration avec la CPI, la France s’était engagée
soit à juger soit à extrader vers le pays où
les crimes ont été commis. Pourtant elle
peine à allouer les moyens nécessaires à la
justice française pour que les procès aient
lieu dans des délais raisonnables, mais elle
refuse aussi d’extrader vers le Rwanda. Or
la peine capitale n’y est plus prévue, ni la
détention à vie à l’isolement, les règles de
procédures et la protection des témoins
ont été modifiées, le nombre d’avocats

pour les accusés sans ressources a été
augmenté, les conditions de détention ont
été mises aux normes internationales
d’après la Cour européenne des droits de
l’Homme (CEDH) qui a déclaré que les
procès y seraient équitables depuis 2011.
La France continue de refuser ces extradi­
tions, contrairement au Tribunal Interna­
tional pour le Rwanda (qui a terminé ses
travaux en 2015) ou aux autres justices na­
tionales qui ont extradé des accusés vers
le Rwanda pour qu'ils y soient jugés (la
Suède, la Norvège, le Canada, les Pays­Bas,
l’Allemagne, le Danemark, l’Ouganda,
etc…).
Combien de temps faudra­t­il encore
pour juger en France la trentaine de per­
sonnes accusées de crime de génocide à
l’encontre des Tutsis du Rwanda et leurs
complices ?

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024