Fiche du document numéro 34303

Num
34303
Date
Dimanche 19 mai 2024
Amj
Taille
409152
Titre
« Ces 15 minutes face aux miliciens fous ont été les plus longues de ma vie »
Sous titre
En juillet 1994, deux jeunes Suisses, l’animatrice de radio Maggy Corrêa et le futur ambassadeur Jacques Pitteloud, s’allient pour sauver une famille rwandaise du génocide. Trente ans après, ils racontent.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le futur ambassadeur Jacques Pitteloud (à dr.), avec l'officier Guillaume Ancel (au c.) et leur guide rwandais, en 1994. DR

L'improbable duo s'est rencontré il y a trente ans, au Café de la Grenette, à Sion. Elle s'est fait un nom en animant une émission érotique à la Télévision suisse romande, « Vanille fraise ». Lui est un jeune homme de bonne famille, élevé dans un milieu de politiciens conservateurs, avec un métier peu banal: agent des services secrets.

Elle, c'est Maggy Corrêa, aujourd'hui humble retraitée friande de romans policiers. Lui, c'est Jacques Pitteloud, devenu ambassadeur de Suisse à Washington, qui aime se lever à 5 heures du matin pour observer les oiseaux.

Leur rencontre à Sion a marqué le début d'une opération de sauvetage secrète et, à bien des égards, désespérée. Une opération dont les détails sont demeurés en grande partie cachés jusqu'à aujourd'hui.

La Suisse de l'Afrique



En avril 1994, Maggy Corrêa voit les massacres au Rwanda se déchaîner à la télévision. Armés de bâtons, de couteaux et de machettes, les génocidaires tranchent le tendon d'Achille de leurs victimes pour les empêcher de fuir avant de les achever. Maggy Corrêa est horrifiée : elle a grandi au Rwanda, sa famille y vit et elle est sans nouvelle de sa mère, de son frère, de sa sœur et de bien d'autres.

La jeune femme n'est pas seulement horrifiée, elle est en colère. Les coopérants suisses qui se trouvaient dans le pays ont été évacués, les casques bleus de l'ONU se sont retirés. Elle assiste, impuissante, au massacre de milliers de gens qui ont le malheur d'appartenir au mauvais groupe ethnique, les Tutsis. Leur massacre, le plus grand depuis l'Holocauste, aboutit à la mort de 800'000 d'entre eux en seulement cent jours, avec de nombreux Hutus opposés au génocide.

Maggy Corrêa écrit un article dans « Le Nouveau Quotidien », qui accuse Berne de n'avoir rien fait pour avertir les Rwandais, tandis que la France a carrément armé et entraîné les génocidaires. Quelques jours plus tard, un fonctionnaire fédéral l'appelle : c'est Jacques Pitteloud, qui lui demande un rendez-vous.

Maggy Corrêa craint les réactions des autorités suisses à son article. Elle se rend à La Grenette avec des jambes tremblantes. L'homme qui l'y attend a les cheveux coupés à ras, un visage anguleux et un regard pénétrant. Mais au lieu de lui faire la leçon ou de la réprimander, celui qu'elle appellera désormais James Bond lui propose son aide. Il veut l'aider à sauver sa famille, en la faisant sortir du Rwanda.

Jusqu'à ce jour, Jacques Pitteloud pense quotidiennement à ce qui s'est passé par la suite. Il en fait encore des cauchemars. « On ne se remet pas d'un génocide, constate-t-il. C'est simplement trop. » Nous parlons par WhatsApp, alors que Pitteloud est assis dans son bureau d'ambassadeur. La conversation durera une heure de plus que prévu.

Maggy Corrêa, elle, se trouve à des milliers de kilomètres de là, dans la ville marocaine d'Agadir, où elle échappe à l'hiver et aux coûts élevés de la vie en Suisse. « Une baguette de pain coûte ici 2 centimes », explique-t-elle. Elle aussi reste marquée par le génocide : « Cela fait longtemps que je n'en ai plus parlé, et quand je le fais, je plaisante. C'est ma manière de gérer l'horreur. »

Il y a une importante diaspora rwandaise en Suisse romande, car aucun pays en développement n'a été aussi lié à la Suisse. Avec ses collines, ses fleuves et ses lacs, le Rwanda présente un air familier. Les premiers coopérants suisses y voyaient partout des parallèles avec leur pays. Dans l'Administration fédérale, le Rwanda passait pour une « démocratie de paysans de montagne africains », sur le modèle helvétique. Et le fait que cette ancienne colonie belge est francophone facilitait les contacts.

Dès 1963, la petite nation africaine devient un pays de concentration de l'aide suisse au développement. La Direction du développement et de la coopération (DDC) ouvre des banques, gère des projets forestiers et crée même une sorte de Migros rwandaise.

Dans les années 50, un prêtre valaisan, André Perraudin, devient l'un des hommes les plus influents du pays. Il est nommé archevêque et devient le chef de l'Église catholique locale. C'est à ce moment-là que les tensions entre Hutus et Tutsis s'intensifient. Loin d'être neutre, le Valaisan aurait soufflé sur les braises -- une coopérative qu'il a fondée aurait même fourni des couteaux et des allumettes aux génocidaires. En 1999, des rescapés rwandais lui ont remis, dans son église du Châble, une machette dorée, en signe de sa responsabilité dans le génocide.

Maggy Corrêa l'a connu personnellement. Elle a épousé un de ses disciples, un missionnaire venu, comme lui, du Valais. C'est pour cela qu'elle a fini par s'installer dans le canton, avec leurs enfants, avant de divorcer. André Perraudin a toujours refusé de venir parler du génocide dans son émission de radio. Après sa mort, ses admirateurs ont fondé l'Association internationale des amis de Monseigneur Perraudin, qui récolte des dons aujourd'hui encore.

Horreur et impuissance



En juillet 1994, alors que le génocide touche à sa fin, Maggy Corrêa et Jacques Pitteloud atterrissent à Goma, en République démocratique du Congo (alors Zaïre), près de la frontière avec le Rwanda. La ville est pleine de réfugiés qui ont fui les massacres. « Des regards vides, hallucinés. Des regards qu'on aurait dits tournés en dedans vers je ne savais quelle vision de cauchemar », écrit-elle dans son livre « Tutsie, etc. : récit », paru en 1998 aux Éditions de l'Hèbe. Le livre est écrit sous forme anonymisée, car à l'époque, Jacques Pitteloud ne voulait pas que son nom apparaisse.

L'employé des services secrets suisses est venu au Rwanda en mission purement privée. Il a demandé un congé sans solde à la Confédération. Mais pourquoi veut-il risquer sa vie pour quatre inconnus ? « À cause des images qui ne me sortaient plus de la tête », répond-il aujourd'hui. Quelques semaines plus tôt, il était déjà venu dans la région, au Kenya, rendre visite à un ami, le journaliste Jean-Philippe Ceppi.

Quand la nouvelle du génocide se répand, les deux hommes partent pour le Rwanda. « J'ai vu des civils innocents massacrés, des enfants brûlés, sans que je puisse les aider », se souvient Jacques Pitteloud. C'est après ces scènes d'horreur que Jean-Philippe Ceppi a pour la première fois prononcé le mot de génocide sur Radio France Internationale.

Pour Jacques Pitteloud, sauver les proches de Maggy Corrêa est une manière de se rattraper. De compenser l'impuissance de son premier voyage. « Je n'étais pas armé, je n'ai pu que regarder », dit-il.

Reste à planifier l'opération. Pour Jacques Pitteloud, il est clair que Maggy Corrêa ne peut pas l'accompagner au Rwanda, ce serait bien trop dangereux. Ensuite, il ne peut pas y aller seul. Il a besoin de renforts, par exemple celui des militaires français stationnés à la frontière rwandaise.

Mais pourquoi les Français l'aideraient-ils alors que, depuis le début du génocide, leurs troupes ont assisté passivement aux massacres ? Selon Maggy Corrêa, Jacques Pitteloud aurait quasiment fait chanter les autorités françaises, en les prévenant qu'elle écrirait de nouveaux articles si elles ne l'aidaient pas.

Pannes et coïncidences



C'est donc Guillaume Ancel, un officier blond de 28 ans, trois de moins que Pitteloud, qui va guider le commando au cœur des ténèbres, avec une escouade de légionnaires français. Maggy Corrêa le décrit comme « le courage personnifié ».

Les deux Suisses le rencontrent à Bukavu, au Zaïre, près de la frontière rwandaise. Un matin de juillet, à 6 h, le commando s'élance dans une Peugeot P4 couleur sable, accompagnée de deux camions de légionnaires. Guillaume Ancel vient chercher Jacques Pitteloud à son hôtel, Les Oiseaux du Paradis. À l'arrière de la voiture, deux fusils d'assaut israéliens Galil. Pitteloud demande s'il peut prendre un. « Je les avais emportés pour cela. Je sais combien il est pénible de se retrouver dans une situation de guerre sans armes », écrira plus tard Guillaume Ancel.

Les deux hommes, accompagnés d'un parent de Maggy Corrêa qui connaît le terrain, passent la frontière et se retrouvent vite en difficulté. Leur jeep dérape sur une flaque d'huile et se renverse. Mais Guillaume Ancel refuse d'abandonner. La situation est pourtant dangereuse, même pour des hommes blancs armés. Durant ces semaines sanglantes, quiconque aide les Tutsis à échapper au massacre risque sa vie. Les miliciens hutus sont armés, drogués, alcoolisés, ils écoutent de la musique à plein volume, mangent de la viande crue et vont de maison en maison pour massacrer, parfois pour violer.

Le commando réussit à repartir et atteint, vers midi, la ferme où la famille de Maggy Corrêa a été vue pour la dernière fois. À son arrivée, un homme que son uniforme désigne comme extrémiste hutu tente de se réfugier dans les toilettes du jardin. Pitteloud et Ancel s'emparent de lui, le plaquent contre une palissade et l'obligent à parler. La famille Corrêa est partie depuis longtemps, dit-il, mais il ne sait pas où.

La famille retenue en otage



C'est alors qu'un vieil homme surgi de sous un arbre offre son aide. Guillaume Ancel le suit péniblement lorsqu'il gravit l'abrupte colline voisine. Dans une prison sans fenêtre, qui n'est guère plus qu'un trou dans la terre muni d'une porte cadenassée, ils trouvent quatre otages aux visages épuisés et apeurés: la mère de Maggy Corrêa, Thereza, son frère Robert, sa sœur Marie-Rose et son neveu de 6 ans, Jean-Pierre.

Pourquoi les miliciens ne les ont-ils pas tués ? Peut-être à cause du père de Maggy Corrêa, un riche et élégant Portugais qui possédait au Rwanda une usine de café. Il employait de nombreux Hutus, ce qui a sans doute poussé les génocidaires à épargner la famille de leur ancien patron. Un autre groupe de miliciens, basé plus loin, aurait dû venir les tuer -- ce qui explique le regard de peur des quatre prisonniers lorsque le commando franco-suisse est venu les délivrer.

Le retour au Zaïre se révèle encore plus dangereux que l'aller. Cinquante mètres avant un barrage hutu, le camion qui abrite les prisonniers libérés tombe en panne. Jacques Pitteloud se souvient de la scène : « Il y avait des cadavres partout, et un peu plus loin, deux types avec des machettes pleines de sang fumaient de la ganja. » Selon Guillaume Ancel, ils portent toutes sortes de fétiches. L'un d'entre eux a sur la tête une passoire en métal qui fait office de casque.

Alors qu'un légionnaire tente de faire redémarrer le camion, les deux miliciens s'approchent. Ancel et Pitteloud se cramponnent à leurs fusils d'assaut, prêts à tirer. « Ces quinze minutes, durant lesquelles ces silhouettes folles s'approchaient et où je craignais que le petit commence à pleurer, ont été les plus longues de ma vie », confie Jacques Pitteloud.

Mais l'enfant reste tranquille, et le moteur finit par redémarrer. Le soir, vers 21 h, Maggy Corrêa sort de son hôtel et peut enfin embrasser les siens, pieds nus et couverts de poussière. « Dieu est grand », s'exclame sa mère, tandis que son frère sourit et que sa sœur pleure. « Tous les autres sont morts », dit l'enfant. Tous habitent aujourd'hui en Suisse romande. Ils ne veulent plus parler de ce qu'ils ont subi au Rwanda.

Le massacre de Hanika



Trente ans plus tard, j'ai refait le trajet de la frontière congolaise au hameau de Hanika, où les quatre prisonniers étaient détenus. Deux heures de route pour 75 kilomètres -- entre-temps, la plupart des routes du Rwanda ont été goudronnées. Le pays n'est plus un « État failli », mais l'une des économies les plus dynamiques d'Afrique.

Avant d'être emprisonnés par les miliciens, c'est dans l'église de Hanika que s'étaient réfugiés les proches de Maggy Corrêa. Quelque 800 personnes s'y étaient rassemblées pour tenter d'échapper au massacre. Sa mère lui a raconté ce qu'il s'est passé ensuite : des grenades ont explosé, puis « les massacres ont commencé, les gens étaient découpés en morceaux. Partout la panique, la terreur, le sang, les hurlements. » Le petit Jean-Pierre assiste au massacre, silencieux, depuis l'autel de l'église. Thereza prend son neveu et ses deux enfants, les emmène dans la sacristie où ils se cachent parmi les cadavres. « Nous n'avons rien fait de mal. Dieu va nous recevoir », leur dit-elle.

Aujourd'hui, l'église existe toujours, un lieu paisible et frais. Une voisine m'emmène au-dehors et m'ouvre un local fermé. En pénétrant dans la pièce, j'ai un mouvement de recul instinctif. Les crânes et les ossements des victimes du massacre sont alignés sur des étagères le long des murs. Lorsque j'envoie les photos des lieux à Maggy Corrêa, elle me répond : « Ça me touche vraiment. » Et Jacques Pitteloud : « Oh, mon Dieu. Les souvenirs ! »

La traque des génocidaires



Le sauvetage de la famille Corrêa n'est pas le point final de l'histoire, plutôt une sorte de commencement. De retour à Sion, Maggy Corrêa, dont l'aventure s'est ébruitée dans la diaspora rwandaise, reçoit de nombreux appels -- non seulement pour la féliciter, mais pour lui dire qu'en plus des victimes, des génocidaires se cachent en Suisse. L'un d'eux, Félicien Kabuga, se trouve dans un centre pour requérants d'asile à Genève. Cet homme d'affaires prospère passe pour l'un des financiers du génocide. C'est à lui qu'appartenait Radio Milles Collines, qui appelait quotidiennement au massacre des Tutsis.

Jacques Pitteloud se remet donc en chasse. Que la Suisse abrite des responsables des massacres lui est insupportable. Les autorités fédérales -- de la police des étrangers à l'aide au développement en passant par les diplomates -- ont toujours été favorables au pouvoir hutu, depuis que le Rwanda est devenu indépendant en 1962. C'est donc assez logiquement que Félicien Kabuga s'est réfugié à Berne, puis à Genève avec sa famille en juillet 1994.

Alerté de sa venue, le duo Pitteloud-Corrêa se remet au travail. Ils fondent une association, AJIR, pour débusquer les génocidaires et les faire juger en Suisse. Pour Kabuga, c'est trop tard : il fuit la Suisse pour le Zaïre en août 1994, sur décision du conseiller fédéral Arnold Koller. Jacques Pitteloud est furieux, mais ce n'est que partie remise. L'agent des services secrets se constitue un réseau d'informateurs dans la diaspora rwandaise. C'est même comme cela qu'il rencontre sa future femme, une Tutsie réfugiée à Saint-Gall, à laquelle il est toujours marié.

Lourdes peines de prison



Grâce à ce réseau, Jacques Pitteloud et Maggy Corrêa réussiront à faire juger, par des tribunaux militaires, deux autres génocidaires réfugiés en Suisse. Ils recevront de lourdes peines de prison : quatorze ans pour l'un, perpétuité pour l'autre. Quant à Félicien Kabuga, il finira par être arrêté à Paris en 2020. Trop vieux pour être jugé, il n'a jamais pu être condamné.

Après la fin des années 1990, les vies de Maggy Corrêa et Jacques Pitteloud divergent. Elle vivote en Valais avec son maigre salaire d'animatrice à Radio Rhône. Lui fait carrière dans la diplomatie et devient ambassadeur de Suisse à Nairobi, puis à Washington.

Maggy Corrêa n'est plus retournée au Rwanda depuis 1996. Jacques Pitteloud s'y rend encore de temps en temps, avec sa femme. Sur place, il lui arrive de rencontrer des Rwandais impliqués dans le massacre de la famille de son épouse. « Il y a en a un qui a torturé à mort mon beau-frère, un autre a démembré mes neveux et nièces à la machette », détaille-t-il. Ils ont fait vingt-cinq ans de prison et sont de nouveau libres.

Après un génocide, il ne peut pas y avoir de réparation absolue, estime le diplomate. Mais en condamnant les responsables, on reconnaît au moins les souffrances des survivants. Et on leur donne un sentiment de justice.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024