Fiche du document numéro 34240

Num
34240
Date
Mercredi 13 septembre 2023
Amj
Auteur
Taille
134675
Titre
Aspect politique paradoxal de l’engagement social de l’Eglise au Rwanda
Nom cité
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Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
(texte prononcé)

Dr Léon Saur
IMAF

Vu l’amplitude du thème proposé, j’avoue avoir longtemps hésité quant au sujet à traiter.

J’ai finalement décidé d’interroger l’image de l’Eglise catholique, très différente selon qu’on entre dans l’histoire du Rwanda par les années 1980 ou les années 1950.

Pour qui entreprend ses recherches à la fin des années 1980 et remonte vers 1959 et au-delà, l’Eglise rwandaise apparaît très conservatrice, plus encore que Rome sous Karol Wojtyla. Jugez-en.

Dans les années 1980, en Amérique latine, le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, crossait les théologiens de la libération, sous prétexte que leur « option préférentielle pour les pauvres » aurait conduit les fidèles à l’athéisme dès lors qu’ils utilisaient une grille marxiste pour analyser la société et ses maux. En Afrique, le Saint-Siège faisait aussi pression sur l’Eglise rwandaise, mais afin que Mgr Vincent Nsengiyumva, archevêque de Kigali, démissionne du comité central du MRND, dont il était une cheville ouvrière depuis 1976. Un coup à gauche, un coup à droite. C’est tout dire.

Ce retrait semblant avoir conditionné une visite pontificale. Mgr Nsengiyumva s’inclina en décembre 1985 et Jean-Paul II put se rendre au Rwanda en septembre 1990.

La présence de l’archevêque au sein de la plus haute instance du parti unique symbolisait l’union de l’Eglise et de l’Etat, sorte de concrétisation contemporaine du rêve néomédiéval de Mgr Lavigerie.

L’impression de collusion entre temporel et spirituel était d’autant plus forte qu’on retrouvait cette collaboration à tous les étages de l’Etat : les évêques faisaient partie des conseils préfectoraux de développement et les prêtres des conseils communaux du même nom, conseils qui préparaient les programmes de développement du pays, une question hautement prioritaire pour un parti-Etat baptisé Mouvement révolutionnaire national pour le développement.

D’après Ian Linden, l’Eglise multipliait ses « œuvres » de développement dans les secteurs de l’éducation scolaire et professionnelle, de la santé et, plus généralement, dans le social. Cependant, tempère Guy Theunis, la proximité entre l’Etat et l’Eglise empêchait celle-ci de parler sur « les questions essentielles de justice, de paix et de développement ». A entendre Theunis, l’enseignement social de l’Eglise (nouvelle dénomination de la doctrine sociale de l’Eglise) était pratiquement absent des cours de catéchèse, mais aussi du Grand Séminaire de Nyakibanda. Bref, l’enseignement social de l’Eglise ne faisait pas vraiment partie des préoccupations de celle du Rwanda. Quant aux laïcs, ils n’étaient guère consultés. En fait, peu tournée vers le dialogue, qu’il fût interne ou externe, l’Eglise du Rwanda était hiérarchique, plus romaine encore que Rome.

Nonobstant, on ne peut pas dire que l’union de l’Eglise et de l’Etat faisait l’unanimité dans le clergé ou que le laïcat restait muet sur les affaires du pays. Le bimensuel d’Eglise Kinyamateka et la revue Dialogue (fondée en 1967) en témoignent, mais je n’en dirai pas plus, car le temps nous est compté.

Il en ira pareillement avec les « apparitions » de Kibeho. Cela, bien qu’elles auraient tout à fait leur place ici. Encore, une fois, le temps manque.

En fait, il fallut attendre la visite pontificale de septembre 1990 pour que les évêques rwandais parlent d’une même voix sur la justice, une justice « sans exception de race, de clan, région, religion, etc. ». Et les évêques d’ajouter que l’Eglise ne pouvait se taire face à l’injustice « surtout si ce sont les petits, les pauvres, les faibles et les démunis qui en pâtissent ». Autrement dit, ce fut un exercice tardif et déjà complexe en soi, rendu encore plus ardu par la richesse sémantique des termes « Hutu » et « Tutsi » et par la profonde crise socio-économique qui frappait le pays depuis plusieurs années.

A contrario de cette image très conservatrice de l’Eglise sous la Deuxième République, le chercheur qui entre dans l’histoire du Rwanda par la porte des années 1950 ne peut que noter la place centrale de la doctrine sociale de l’Eglise dans les textes d’ecclésiastiques « progressistes » (au sens catholique belge du terme). Parmi eux, il faut le dire, André Perraudin.

Hélas, celui-ci fut desservi par sa méconnaissance des subtilités de la politique rwandaise, de sorte que la publication de son Mandement de Carême sur la Charité (Super omnia caritas) en février 1959 lui aliéna le mwami Mutara Rudahigwa, dont il s’efforçait d’être proche depuis son accession au vicariat apostolique de Kabgayi en décembre 1955.

Il y a une explication à cela.

En fait, Pie XII menait alors une opération de haute politique. Il s’agissait notamment de couper l’herbe sous le pied des communistes dans la perspective de l’indépendance des colonies africaines. La diffusion de la doctrine sociale de l’Eglise était au cœur du dispositif et André Perraudin l’enseignait à Nyakibanda. Candidat apparemment idéal, il révéla néanmoins un point faible à l’usage.

Depuis son affectation dans la région des Grands Lacs en 1947, il avait surtout fréquenté le Grand Séminaire de Nyakibanda, où il était arrivé en provenance du Burundi en septembre 1950 et où il enseigna effectivement la doctrine sociale de l’Eglise. Deux ans après son arrivée à Nyakibanda, Perraudin accédait au rectorat. Encore deux ans et il devenait évêque, à quarante et un ans. Une carrière fulgurante ! Fin connaisseur de la doctrine sociale de l’Eglise, Perraudin ignorait par contre tout de la vie sur les collines et des réalités de la société rwandaise. D’où les biais de son mandement de carême.

Le Rwanda devenu indépendant, Mgr Perraudin et l’épiscopat rwandais affichèrent en politique extérieure un soutien sans défaut au régime de Kayibanda. Ce fut notamment le cas après les événements de décembre 1963, trop connus pour être rappelés ici.

En l’occurrence, Perraudin et ses évêques ont agi à l’instar des diplomates occidentaux présents à Kigali. J’en ai parlé l’an dernier. Comme eux, ils n’ont pas souhaité affaiblir un chef d’Etat anticommuniste dans une région sensible, a fortiori un catholique,

Par contre, sur le plan intérieur, les relations furent moins idylliques entre Kigali et Kabgayi.

A la Noël 1963, les évêques stigmatisèrent les assassinats massifs qui suivirent l’attaque du 21 décembre. Le 1er janvier 1964, ils récidivèrent en condamnant « les attaques terroristes », mais aussi « leur répression ». Appelant à l’ouverture de négociations, ils adjuraient les responsables politiques de « respecter scrupuleusement [la sainte loi de Dieu] », leur demandant « d’être clément et de ne pas punir au-delà du strict nécessaire ».

Le scolaire fut un autre objet de friction entre le pouvoir et l’Eglise. Bien que grand catholique, Kayibanda refusait que les décisions politiques et la gestion de l’Etat fussent subordonnées à la volonté de l’Eglise. Un point de non-retour fut donc franchi dans les relations entre l’Eglise et le très catholique chef de l’Etat rwandais quand il promulgua en 1966 la loi sur l’Education nationale, qui « nationalisa » la plupart des établissements scolaires administrés par les Eglises.

Le 23 février 1973, les évêques appelèrent au calme, dénonçant le caractère raciste des pogroms antitusi. Au point que, le 10 mars, les étudiants rwandais de Belgique accusèrent l’Eglise de s’immiscer dans les affaires de l’Etat. Il fallut attendre le 22 mars pour que Kayibanda adresse enfin un « message de pacification » aux préfets et bourgmestres.

Bref, le remplacement de Perraudin par Nsengiyumva à la tête de l’Eglise rwandaise en 1976 et l’entrée de celui-ci au comité central du MRND, semblent avoir fait glisser les relations entre l’Eglise et l’Etat d’une forme de coexistence non exempte de tensions, où chacun conservait son autonomie, vers une pleine collaboration qui eut pour effet d’obsolétiser la doctrine sociale de l’Eglise et les catholiques progressistes.

Cela, d’autant que l’étroite collaboration retrouvée ne fut pas sans avantage pour l’Eglise, car la Deuxième République, pragmatique, lui rétrocéda la responsabilité des écoles.

Dans une Eglise bien aphone sous Habyarimana, la publication, en décembre 1991, de la lettre pastorale « Convertissons-nous pour vivre ensemble dans la paix » rédigée par les prêtres du diocèse de Kabgayi et leur évêque, Mgr Thaddée Nsengiyumva, apparut à beaucoup comme une divine surprise. Elle fut aussi un choc culturel et générationnel pour les catholiques progressistes, « amis » du Rwanda de 1959 et des deux premières républiques. Je m’explique.

Dans cette lettre, le presbyterium de Kabgayi dénonçait les manquements d’une Eglise trop liée au pouvoir pour conserver la fonction critique qui aurait dû être la sienne. Cette plaquette était un véritable acte d’accusation dressé à l’encontre de ce qui se passait dans l’Eglise catholique, notamment qualifiée de « vrai appareil idéologique de l’Etat »,

Quand la lettre parut, le belge André Louis était le secrétaire général de l’IDC. Journaliste au journal démocrate-chrétien La Cité quand celui-ci fit en 1958 le choix éditorial de soutenir le mouvement dit « hutu » au nom de la justice sociale, et aussi proche du Mouvement ouvrier chrétien, Louis était également sensible à l’idée de la révolution longue des nations prolétaires théorisée en 1970 par le théologien de la libération Joseph Comblin, un prêtre belge proche de Dom Helder Camara, l’évêque de Recife, qui préfaça au début des années 1970 La transrévolution, un livre de Louis consacré à « la seule vraie révolution permanente acceptable », à savoir « celle qui établit la démocratie ». En d’autres mots, la transrévolution comme avatar laïcisé de la révolution longue.

Bref, en décembre 1991, Louis soutenait Habyarimana, à ses yeux, l’héritier de 1959 et le dépositaire de la révolution longue (qui, plus est, chrétienne !) au Rwanda. Il qualifia donc la lettre pastorale de « pamphlet politique enrobé de phraséologie pseudo-religieuse ». Par retour du courrier, Louis fut tancé par Mgr Giuseppe Bertello, le nouveau nonce apostolique à Kigali, qui lui reprocha sa critique injuste et offensante d’un texte rédigé par des prêtres qui (je cite le nonce) « en communion avec leur évêque, après trop de silence peut-être, ont eu le courage de parler à haute voix ». Et Bertello d’ajouter : « Ce qu’ils ont écrit […] n’est qu’une petite partie de ce que leurs fidèles sur les collines vivent et souffrent tous les jours, [à cause de] ceux qui continuent à gérer la chose publique d’une manière autoritaire et sectaire », avant de poursuivre : « Les applaudissements dans les églises le disent comme le commentaire du petit peuple : enfin, l’Eglise a parlé ! ».

A trente ans d’intervalle, Louis et Bertello étaient animés d’un même idéal de justice peu ou prou inspiré par l’enseignement social de l’Eglise mais, en 1991, leurs analyses étaient très différentes : c’est que l’un venait à pied du Rwanda de 1959, l’autre n’était arrivé dans le pays qu’en janvier 1991, après la chute du mur de Berlin. Ou comment un progressiste peut se retrouver conservateur. Des « amis » belges du Rwanda, il y en eut beaucoup dans ce cas…

@Léon Saur
leon.saur@skynet.be

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