Fiche du document numéro 34129

Num
34129
Date
Mercredi 3 avril 2024
Amj
Taille
144692
Titre
« Hewa Rwanda. Lettre aux absents », de Dorcy Rugamba : au-delà de la mémoire des siens
Sous titre
Dans ce livre bouleversant, le dramaturge et metteur en scène évoque ses parents, ses frères et ses sœurs massacrés le 7 avril 1994. Avec l’espoir de « bâtir une conscience commune » du génocide des Tutsi.
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Des croix déposées en souvenir de victimes du génocide, au mémorial de Nyanza, à Kigali, en avril 1996. Extrait de la série « Rwanda I : Itsembatsemba ».  ALEXIS CORDESSE

« Hewa Rwanda. Lettre aux absents », de Dorcy Rugamba, JC Lattès, 144 p., 18,90 €, numérique 14 €.

En 1996, deux ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, Dorcy Rugamba retourne pour la première fois chez lui, sur la colline de Kimihurura, à Kigali. Un grand vide l’attend dans la maison au porche rouge. Son père, sa mère, six de ses frères et sœurs – ils posent sur la photo en couverture de Hewa Rwanda, son nouveau livre – y ont été assassinés le 7 avril 1994. L’étudiant en pharmacie de 25 ans, fondateur d’un ballet-théâtre à Butare, dans le sud du Rwanda, aurait dû être parmi les siens ce jour-là, si son voyage n’avait été retardé.

Hewa Rwanda bouleverse par cette scène de retour impossible, sans doute parce qu’elle porte en creux l’épaisseur du temps. Le dramaturge et metteur en scène rwandais a en effet commencé à raconter sa famille et sa quête intime dès 1996, de la Belgique, où il a fui les massacres via le Burundi. En 2005, il en a tiré Marembo (avec Francis Busignies, éd. Da Ti M’beti). Depuis, le comédien, né en 1969 à Kigali, n’a cessé d’augmenter et de réagencer ce qui s’offre comme le texte d’une vie. Sous-titré Lettre aux absents, Hewa Rwanda est un bref essai de survie nourri de poésie et de méditations. Sur les lieux habités par les fantômes, Dorcy Rugamba fait l’expérience de la dépossession. La perte des siens l’a changé en « cet être sans attaches, sans amarres, surpris d’être là ». L’abîme menace à chaque pas entre les murs de la maison d’enfance. Seuls les mots pourraient le sauver du vide, lui permettre d’« apprivoiser le présent ». Mais ils sont hors de portée. En même temps qu’un million de personnes, les bourreaux ont décimé la langue, la laissant fuyante et sans saveur au bout de la plume de Dorcy Rugamba.

Comment la rattraper ? Quels mots trouver pour raconter Ginny, sa petite sœur de 7 ans, les battements rapides de son cœur contre sa poitrine de grand frère ? Seuls les babils des premières années de l’auteur y parviennent. « Mes parents étaient des choinchoins, des chwangnongno, des haaa, mes petites sœurs, des sikoya, le plus jeune de mes frères, un sakayonde. Nous formions une famille de slurps, quatre chwams, six youfs et les deux zé. Nous étions complètement abwawawa les uns des autres ! », se souvient-il. Son émotion nous emporte à chaque page. Mais son livre voit au-delà de la mémoire des siens.

Sa « tâche de survie »



S’appuyant sur Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld (Seuil, 2003), qui nous plonge dans l’intimité des bourreaux, Dorcy Rugamba estime que réduire les victimes du génocide à un « tas d’ossements qui parle à peine » serait une erreur. « Il appartient aux survivants qui les ont côtoyées dans l’intimité de les porter à la lumière et à la connaissance du monde, pour qu’au moins de cette triste histoire nous puissions, quels que soient nos horizons, bâtir une conscience commune », affirme-t-il. Du passé vers le présent, de l’intime vers le collectif, Dorcy Rugamba chemine dans ce qu’il appelle sa « tâche de survie ».

Ce faisant, il convoque les images des êtres qui l’ont inspiré – ces « absents » à qui cette lettre est adressée. Son père d’abord, Cyprien Rugamba, surnommé « Rwamo » (« source de joie »), grand poète et créateur, en 1976, de l’Itorero, théâtre à ciel ouvert perché sur une colline de Butare. Les recrues y apprennent les arts ainsi que les valeurs de noblesse du cœur, d’humanité et d’excellence. Toutes choses transmises à son fils Dorcy, qui fut son élève. Sa mère, fille d’instituteurs, fervente chrétienne, si jeune, si belle quand elle danse sur les tubes des yéyés. Si les passages de Hewa Rwanda consacrés aux parents révèlent l’immense amour du fils, ils dévoilent aussi l’obsession de Rugamba : sonder leurs mystères, et par-là même nourrir sa propre quête. Ainsi du père, qui, après avoir décrit, en 1982, les meurtres de masse de Tutsi au Rwanda durant les années 1960 dans son poème Ce monde mal en point, reste assis un an durant sur la terrasse de sa maison à regarder l’horizon. Dorcy Rugamba trouve, en Rwamo, un être auprès de qui se confronter à l’inacceptable. Il replonge dans ses écrits comme à la recherche d’indices.

Quand il évoque sa mère, l’auteur se concentre sur leur dernière promenade à Butare, un mois avant le génocide. La discussion porte sur la conversion à l’islam de Dorcy, qui blesse son cœur de mère – très catholique – tel un « coup de poignard ». Derrière ces paroles à fleur de peau se cache un secret de famille honteux, révélé à la fin du livre.

La conversion à l’islam de Rugamba constitue un nœud narratif du récit, qu’on ne dévoilera pas ici. Reste que le Coran, trouvé dans la bibliothèque de Rwamo et pris d’abord pour un recueil de poèmes, a permis à l’écrivain de tracer son propre chemin de sagesse. Celui qui l’a mené à interroger les origines et la répétition de la violence en une quinzaine de pièces – de Rwanda 94 (1999) aux Restes suprêmes (2020), sur la restitution du patrimoine culturel africain.

Hewa Rwanda apporte un éclairage profond sur l’esthétique de l’homme de théâtre, entre oralité, gestuelle et spiritualité. Le refermant, on songe au rôle que Dorcy Rugamba a joué en 2004 dans la pièce Tierno Bokar, d’Amadou Hampaté Bâ, mis en scène par Peter Brook. Haute figure de l’islam en Afrique noire, Tierno Bokar (1875-1940) disait : « Ton devoir est de chercher quelle est ton existence réelle. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Pourquoi as-tu été créé ? » Nul doute que ces mots accompagnent l’auteur, établi entre la Belgique et le Rwanda. A Kigali, il a fondé un centre d’art, le Rwanda Arts Initiative. Ses locaux sont situés dans la maison familiale, sur la colline de Kimihurura. De là, il peut regarder l’avenir.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024