Fiche du document numéro 34091

Num
34091
Date
Samedi 6 avril 2024
Amj
Taille
1254227
Titre
Rwanda : enquête sur l'attentat du 6 avril et la première nuit du génocide antitutsi
Soustitre
Plus qu'un serpent de mer, c'est un monstre du Loch Ness des Grands Lacs. 30 ans après le génocide perpétré contre les Tutsi, on ne sait toujours pas qui a tiré sur l'avion du président Habyarimana le 6 avril 1994, mais entre-temps, l'appareil d'État français a été lourdement incriminé dans le soutien multiforme aux criminels.
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Type
Blog
Langue
FR
Citation
L'Élysée, pris de panique à l'idée de perdre de l'influence dans son pré carré africain, aurait-il une responsabilité dans cet attentat ayant servi de prétexte au déclenchement du génocide ? Une série d'éléments tend de plus à montrer que certains Rwandais étaient au courant de ce qui se tramait. Enfin, nous livrons ici des informations inédites sur cette première nuit mortelle du génocide qui n'avait jusqu'ici jamais été documentée.

L'épouse du président était aux premières loges

Ancille est une rescapée qui habitait dans l'est de Kigali, à Nyarugunga. Dans ce quartier se trouvaient à la fois l'aéroport international de Kanombe, le camp militaire du même nom, et aussi le lieu de résidence du président Juvénal Habyarimana. Nous sommes le soir du 6 avril 1994 et elle va assister bien malgré elle à un événement qui va marquer l'Histoire : « J'habitais derrière la clôture du président. J'ai assisté à la scène de l'attentat. Quand l'avion a été abattu, la femme de Habyarimana était perchée sur une guérite. Elle suivait ce qui se passait. Elle était avec ses enfants et elle a appelé son fils aîné : “Jean-Pierre, on vient de tirer sur votre père !” »

Agathe Kanziga, l'épouse redoutée du président, attendait-elle impatiemment le retour de son mari, telle une amoureuse transie ou bien était-elle au courant du complot qui se tramait contre le Falcon ? Toujours est-il que leur couple battait sérieusement de l'aile depuis un moment, et le président, qui avait négocié des accords de partage du pouvoir, était de plus en plus isolé face à la puissante famille de son épouse d'où étaient issus les faucons les plus extrémistes du régime, bien décidés à lancer leur programme d'extermination des Tutsi du Rwanda.

La Première dame est donc aux premières loges pour assister au “spectacle” céleste des deux missiles sol-air, dont les feux fendent la nuit noire de la capitale à 20 h 26.

Quelques minutes après la chute, première tuerie des Gardes présidentiels

« Tout de suite après, une partie de l'avion est tombée sur la clôture de la résidence du président. L'autre partie est tombée près de chez nous. Il y avait aussi une tente qu'avaient plantée les Gardes présidentiels (GP). Les atrocités contre les Tutsi ont commencé tout de suite après l'attentat. Les GP ont tiré. Il n'y avait pas que ma famille là-bas, il y avait d'autres familles tutsi. Juste après la chute de l'avion, les Gardes présidentiels sont entrés dans deux maisons voisines : chez mon oncle paternel Gervais Murasira et chez mon oncle maternel Bernard. Notre famille était native d'ici, tout le monde nous connaissait. Ils ont fusillé toutes les personnes se trouvant dans ces deux maisonnées. »

Il s'agit sans aucun doute des toutes premières victimes du dernier génocide du XXe siècle, celui des Tutsi rwandais. L'attentat contre l'avion présidentiel servira de prétexte pour la déclencher.

Mais que faisaient donc les militaires français au camp Kanombe ?

Au même moment, le commandant Grégoire de Saint-Quentin, en poste depuis plus d'un an et demi en tant qu'assistant militaire technique) à la Mission militaire de coopération au Rwanda ordonne à deux de ses hommes (dont José de Pinho, instructeur des forces spéciales rwandaises CRAP) d'aller récupérer la boîte noire de l'avion.

Un premier fait peut interpeller : alors que les militaires français de l'opération Noroît, une opération de soutien logistique et militaire à l'armée rwandaise d'alors face aux offensives du FPR avaient dû laisser place quelques mois plus tôt aux soldats de la mission de l'ONU chargés de surveiller la mise en place des accords de paix entre les deux entités militaires qui s'opposaient jusque-là, comment se faisait-il qu'il restât encore des militaires français au pays des mille collines ? Pour permettre à certains militaires français de rester, dont le lieutenant-colonel Maurin qui avait une influence considérable dans l'armée rwandaise, une disposition des accords d'Arusha leur permettait de rester dans le pays. Ils sont, reconnaît-on, quelques dizaines.

Deuxième fait encore plus déroutant, l'identité de l'un des hommes chargés de désosser la boîte noire de la carcasse fumante de l'avion : car l'adjudant-chef Gérard Gratade n'est pas n'importe qui : il s'agit d'un artilleur chevronné, formé au début des années 70 et qui vivait au camp Kanombe. On sait par ailleurs qu'il n'a pas été évacué et qu'il est resté au minimum jusqu'au 23 mai, peut-être même tout le long du génocide, selon le témoignage d'un de ses élèves recueilli par Cécile Grenier. Son expérience lui permettait d'être instructeur et réparateur pour les canons de 105 mm (arme de longue portée composée d'un long canon et équipée de deux grosses roues). Auditionné par le juge Trévidic, il s'agit sans doute de la seule personne officiant au camp Kanombe théoriquement capable de descendre un avion et il est chargé d'extraire la boîte noire, c'est-à-dire d'effacer les traces du crime puisque celle-ci ne sera jamais retrouvée. Comment se fait-il que son cas n'ait pas attiré outre mesure l'attention de la justice française ? Il bénéficie sans conteste de la présomption d'innocence, et à ce stade d'ailleurs, aucun élément, judiciairement parlant, ne l'incrimine.

Autres hypothèses

Un proche du dossier m'a émis l'hypothèse qu'il s'agirait de mercenaires recrutés et que ceux-ci auraient été logiquement éliminés après coup. Mais que penser alors du fait que deux espions français, gendarmes spécialistes des écoutes (et possiblement soupçonnés à ce titre d'avoir pu entendre et enregistrer des communications compromettantes) sont assassinés dans les jours qui suivent ? Il a été récemment révélé que leurs collègues gendarmes français avaient ordonné à un Casque bleu de la Minuar d'aller chercher les corps, en leur indiquant quasiment leur emplacement derrière la maison, si l'on en croît ce Casque bleu, retrouvé et interrogé par le journaliste Pierre Lepidi.

Carte tracée à la main pour le TPIR © TPIR
Prémonitions troublantes à Kigali

L'image, si elle s'avère exacte, d'une Agathe Kanziga-Habyarimana, debout sur l'une des guérites, guettant l'arrivée de l'avion et voulant assister au feu d'artifice de cet attentat est saisissante. On sait que l'Akazu, le cercle des proches du pouvoir est au courant de ce qui se trame et l'atmosphère qui règne alors est indescriptible.

Émilienne Bazirete, rescapée du secteur de Kinyinya dans le nord-est de Kigali, à deux collines de Kanombe, dénonce des faits étranges produits quelques heures avant l'attentat : « Et le jour de l'attentat, en fin d'après-midi, ils sont venus fermer tous les commerces et placer des miliciens dans les rues. Ils ont dit : “Non seulement on ne veut voir aucun Tutsi circuler, mais on ne voir aucun commerce ouvert ! »

Mon cousin Guterana, qui marchait à l'aide de béquilles, s'est fait insulter et bousculer par les militaires, car il évacuait les lieux trop lentement. Et puis il leur disait : “Laissez-moi au moins finir ma bouteille !” Il fallait qu'à 18 h, tout soit fermé. Parmi eux, Narcisse, un militaire ami de la famille, voyant que je tardais à fermer mon bar à cause des clients qui voulaient finir leur bouteille, m'a vivement conseillé de suivre les ordres et de ne pas nous engager dans un bras de fer avec ses collègues. Je me suis donc dépêchée de fermer le bar.

Les militaires ont ordonné à tout le monde de rentrer chez soi. Ils ne voulaient voir personne traîner dans les rues. Puis j'ai vu les militaires du camp Kami sortir de leur caserne en file indienne. Cela faisait une grande ligne qui descendait jusque dans la vallée. Je n'ai pas su vers où ils allaient. On ne comprenait pas ce qui se passait. On regardait à travers les fenêtres.

Un Interahamwe connu de chez nous, Ntihemuka Gratien, était un partisan du MRND, mais nous avions maintenu de bonnes relations avec lui. Avant que les militaires ne bouclent le quartier, il est venu nous parler en ces termes : “C'est peut-être la dernière fois que l'on se voit. Soyez sages, soyez prudents, parce que quelque chose se prépare. J'ai le pressentiment que l'on ne se reverra plus.”

Nous étions donc aux aguets et dans la soirée, nous avons vu les éclats de lumière et entendu un grand bruit vers 20 h 30. On n'a même pas eu le temps de sortir voir ce qui se passait, car tout de suite, notre maison a été encerclée. Notre maison était juste derrière le bistrot et ils ont commencé à jeter des grenades et tirer sur notre maison. Nous, nous étions restés dans le bistrot. Ils nous ont demandé où étaient les chambres à coucher. Ils ont lancé une grenade dans la chambre des enfants. Le talon de l'un de mes enfants a explosé (il mourra plus tard avec son père). »

La journaliste Éminente Mugabushaka, originaire du même secteur, est pourtant à un tout autre endroit : « En sortant du CND [parlement rwandais ou était stationné un bataillon du FPR], vers Kimihurura, non loin du camp de la Garde présidentielle, aux environs de la clôture d'imafatangwe (buissons à épines), nous sommes tombés sur un nombre impressionnant de militaires gouvernementaux, armés jusqu'aux dents. On se demandait d'ailleurs s'ils étaient sur le point d'attaquer le CND. En tout cas cela ressemblait à une opération en cours.

Jérôme, par instinct de survie, s'est dit que si nous nous arrêtions, nous signerions notre arrêt de mort. “Quitte à mourir, mieux vaut mourir en s'enfuyant”, me dit-il. Il a accéléré, percuté quelques militaires qui pointaient leurs fusils sur nous. Ils se sont mis à nous tirer dessus de derrière tandis que d'autres, postés sur les côtés, ont touché, à travers la portière, Jérôme à la cuisse. Il a pris peur, mais s'est tout de suite ressaisi en fonçant vers le centre-ville. Il disait qu'on n'avait plus le choix.

Quand j'y pense, sur la route, on a vu pas mal de choses étranges, qui, beaucoup plus tard, ont fait sens. Cette scène s'est déroulée bien avant 20 h 30, heure de l'attentat. »

Carte des environs de l'aéroport de Kanombe © Bruno Boudiguet
Première tuerie, premier massacre en dehors de Kigali et de Kanombe

La nouvelle de l'attentat (et de ses soi-disant auteurs, le FPR, dénoncé le soir même comme le commanditaire sur les ondes rwandaises) va se répandre comme une traînée de poudre à l'extérieur de la capitale. Le téléphone se met à sonner un peu partout dans le pays. Et notamment dans la commune de Sake, où un des chouchous du régime, le député Sylvain Mutabaruka, aussitôt prévenu, lance une grenade en direction du chauffeur tutsi de la commune, selon le récit qu'en fait Égide Ndaruhutse, un responsable associatif local : « Ce dernier, quelques minutes à peine après avoir reçu quasiment en direct la nouvelle de l'attentat, exhorta le chauffeur à sortir de chez lui, déclarant que son meurtre allait suivre celui du président. Il lui jeta aussitôt une grenade. C'était entre 9 et 10 h du soir. François Masabo, qui travaillait dans le domaine de la santé et vivait en face du centre de santé, fut aussi tué à ce moment-là, sous les ordres de Mutabaruka, qui avait amené, outre ses miliciens, des réfugiés burundais qui campaient à Gafunzo. »

S'en suit, quelques heures plus tard, le premier massacre collectif du génocide, dans la maternité communale : « Les tueurs se rendirent ensuite vers 3 h du matin à la maternité et tuèrent les femmes tutsi qui venaient d'y accoucher, dont la femme d'Akimana. Les époux s'étaient mariés l'année précédente et accueillaient leur premier enfant. Il y avait aussi une jeune fille, dont le père s'appelait Rutura et vivait dans le secteur de Rubago, Rukumbeli. Les bébés de ces deux femmes ont été aussi tués. »

Deux ou trois heures après l'attentat, deux réunions de préparation ont lieu dans les préfectures de Gisenyi et de Ruhengeri, où l'extermination sera en grande partie déjà terminée à midi. Le FPR et les Tutsi par extension sont accusés d'avoir tué le Père de la nation et de préparer le massacre des Hutu, auquel il faudrait répondre par l'élimination préventive des Tutsi. Après près de quatre décennies de bourrage de crâne, on intime aux esprits manipulés de passer à l'action.

Retour sur le calvaire d'une rescapée du quartier de l'aéroport

Quant à Ancille, la voisine tutsi du président, son répit ne sera que de courte durée : « Ils n'ont pas voulu aller chez moi, car les Tutsi de tout le quartier commençaient à s'enfuir après avoir entendu les tirs des GP. Ceux-ci ont décidé d'aller les poursuivre et les tuer tout de suite, se disant qu'ils iraient plus tard chez moi et que je n'irais pas bien loin. Cette nuit-là, ils ont en effet réussi à rattraper et tuer les fuyards. Ils ont continué à tuer les Tutsi du voisinage de Nyarugunga toute la nuit, tant et si bien que le génocide était quasiment terminé le matin du 7 avril. Vers 7 h, un groupe de tueurs est venu nous chercher, moi et les enfants. Mais les GP sont arrivés et leur ont dit de ne pas nous tuer ici, mais plutôt à la porcherie des Habyarimana. Ils ont ajouté que ce jour-là, ils n'auraient pas le temps de nourrir les cochons et que ceux-ci pourraient faire d'une pierre deux coups en leur offrant nos corps à manger.

Arrivés dans la porcherie, des miliciens étaient là avec leurs machettes. Joseph, le neveu du président (fils de la sœur de Habyarimana) et un militaire du nom de Charles, nous voyant à partir du Cercle militaire, se sont approchés en criant victoire, soulagés qu'on ne leur ait pas échappé. Ils ont dit au GP de ne pas nous fusiller, mais plutôt de nous couper en petits morceaux pour les cochons. C'est ce qu'ils ont commencé à faire.

C'était indescriptible de voir comment les porcs dévoraient de la chair humaine. Il n'y avait plus que deux personnes devant moi. J'étais encore jeune, j'étais prête à mourir, mais en aucune façon de cette manière. J'ai couru aussi vite que je le pouvais. Je ne savais plus où étaient mes enfants. Je les retrouverai quatre ans après le génocide.

Les tueurs n'ont pas réussi à me rattraper. Ils ont tiré sur moi et j'ai reçu une balle dans la cuisse. À un moment, je n'avais plus la force de continuer. Je suis tombée sur un tronc d'arbre sur le côté droit. Les tueurs sont arrivés jusqu'à moi. Ils m'ont fracassé la tête à l'aide d'un gourdin clouté. Je me croyais morte. Ma mâchoire ressemblait à un fer à repasser, car mon sang sortait de ma bouche et de mes oreilles. Les GP me donnaient des coups de botte. Sur le dos, partout. Ils m'ont laissée pour morte. »

Quelques jours plus tard, Agathe Habyarimana, en épouse éplorée, sera accueillie en France avec des bouquets de fleurs.

Bruno Boudiguet

Auteur de l'ouvrage à paraître “Qui a traversé la nuit peut la conter. L'exécution du génocide contre les Tutsi”.

Sources complémentaires :

Bernard Maingain, Le cri du Falcon. Un crime judiciaire d'État, Histoires & Images, 2024.

Pierre Lepidi, Murabeho. L'affaire des gendarmes français tués au Rwanda, JC Lattès, 2023.

Dossier spécial dans Jeune Afrique n°2725, 31 mars 2013.

Mehdi Ba, Attentat du 6 avril 1994 au Rwanda : un crime sans coupables, Jeune Afrique, 8 mars 2022.

Mehdi Ba, L'attentat du 6 avril 1994. Confusion, inversion, négation, Cités n°57, pp. 65-78. https://www.cairn.info/revue-cites-2014-1-page-65.htm

Irréfutable, dossier dans le quotidien Libération du 11 janvier 2012.

Michel Sitbon, Rwanda 6 avril 1994, un attentat français ? Aviso, 2012.

Philippe Brewaeys, Noirs et blancs menteurs, Racine Lannoo, 2013.

Rapport d’enquête sur les causes, les circonstances et les responsabilites de l’attentat du 06/04/1994 contre l’avion presidentiel rwandais Falcon 50 n°9xr-nn, dit Rapport Mutsinzi, 2010. mutsinzireport.com

Jacques Morel, L’enquête des militaires français sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994 à Kigali, France Génocide Tutsi, 23 mars 2017.

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