Fiche du document numéro 34019

Num
34019
Date
Jeudi 4 avril 2024
Amj
Taille
34773
Titre
La lente évolution de la justice française pour juger le génocide des Tutsi au Rwanda
Sous titre
Au rythme de deux procès par an, comme l’a souhaité Emmanuel Macron lors de sa visite à Kigali en mai 2021, tous les génocidaires présumés ne seront pas jugés.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La condamnation fut lourde. Pour s’être « inscrit dans la politique génocidaire en y adhérant, mais également en y prenant une part active intellectuellement et matériellement », selon les délibérés du président de la cour d’assises de Paris, Sosthène Munyemana, 68 ans, a été condamné, le 20 décembre 2023, à vingt-quatre ans de réclusion criminelle avec une période de sûreté de huit ans. Il a fait appel de cette décision.

Depuis 1995, Sosthène Munyemana vivait en tant que médecin dans le sud-ouest de la France. Du 1er au 25 octobre, un autre Rwandais devrait comparaître devant la même cour. Eugène Rwamucyo, un médecin du nord de la France cette fois, est soupçonné d’avoir dirigé des opérations d’enfouissement de corps lors des massacres de 1994. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité.

Six hommes ont déjà été condamnés en France pour leur participation au génocide des Tutsi avec des peines allant de quatorze ans d’enfermement à la prison à vie. Deux d’entre eux doivent encore être jugés en appel, et un autre, l’ancien préfet rwandais Laurent Bucyibaruta, condamné en première instance à vingt ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide, est mort en décembre 2023.

Ces hommes sont arrivés sur le territoire français en empruntant parfois des chemins tortueux. Au début du mois de juillet 1994, ils ont fui l’arrivée des troupes du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement politico-militaire majoritairement composé de Tutsi exilés en Ouganda, qui ont mis un terme aux massacres de masse ayant fait jusqu’à un million de morts en trois mois, selon les Nations unies.

Le « crime des crimes »



Par centaines de milliers, des militaires des Forces armées rwandaises, des miliciens Interahamwe, des membres du gouvernement intérimaire mais aussi des civils hutu ayant assassiné leurs voisins tutsi ou encore de simples citoyens hutu craignant des représailles, sont alors partis vers les pays limitrophes et en majorité vers le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo).

Beaucoup sont retournés au Rwanda où ils ont été jugés par les gacaca, les tribunaux populaires. Quant à la majorité des hauts responsables du génocide, ils ont comparu, entre 1995 et 2012 à Arusha (Tanzanie), devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) créé par les Nations unies. D’autres génocidaires présumés vivent aujourd’hui discrètement en RDC, au Kenya, mais aussi en Belgique et en France. Les faits qui leur sont reprochés étant liés au « crime des crimes », ils sont imprescriptibles.

« Une centaine de personnes en lien, à des degrés divers, avec le génocide vivent actuellement sur le territoire français », estime Alain Gauthier, président du Collectif pour les parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Ils s’y sont installés à la fin des années 1990 grâce à des réseaux d’entraide et des associations rwandaises implantées dans les régions de Rouen et de Toulouse notamment.

L’un de ses réseaux prenait son origine à Roissy Charles-de-Gaulle, où un ancien réfugié travaillait comme traducteur en kinyarwanda dans la zone d’attente de l’aéroport. Son emploi cachait une autre « mission » : adapter le récit de ces personnes soupçonnées de génocide afin qu’elles obtiennent le droit d’asile dans l’Hexagone.

Un engorgement dans les cabinets



La première plainte contre un présumé génocidaire résidant en France a été déposée par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et l’association Survie en 1995. Wenceslas Munyeshyaka, un prêtre rwandais qui officiait en Ardèche, était accusé d’avoir livré des Tutsi aux miliciens hutu dans son église de Kigali. Son non-lieu ne sera prononcé définitivement qu’en... 2019.

Deux ans après le génocide, la France a adopté la compétence universelle, fondée sur l’idée que la lutte contre l’impunité n’a pas de frontières. Concrètement, un Rwandais ayant commis dans son pays des faits de génocide ou de crimes contre l’humanité peut être jugé en France s’il vit sur le territoire français.

A la fin des années 1990, les plaintes contre les Rwandais se sont accumulées. Les affaires étant traitées par des juges de droit commun, elles se sont ajoutées à leurs dossiers habituels. Il en a résulté un engorgement dans les cabinets. L’instruction contre Wenceslas Munyeshyaka a été si longue que la France a été condamnée en juin 2004 par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation du droit à un procès « dans un délai raisonnable ».

« Les faits reprochés aux Rwandais étant extrêmement graves, des voix se sont alors élevées au sein de la justice pour encourager la création d’un pôle spécialisé pour traiter ce type de dossiers, se souvient Aurélia Devos, procureure du pôle Crimes contre l’humanité du tribunal de grande instance de Paris, créé en décembre 2011. Comme la France n’extradait pas vers le Rwanda [à cause de la peine de mort qui fut en vigueur dans le pays jusqu’en 2007], il est devenu la seule possibilité de rendre la justice. » Dans la foulée a été créé en 2013 l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH).

« On peut considérer qu’il est le bras armé permettant aux magistrats de continuer leurs enquêtes et d’en ouvrir d’autres, raconte Eric Emeraux, chef de l’OCLCH de 2017 à 2020. Il était composé d’un groupe d’enquêteurs issus de la brigade de recherches de Paris ayant notamment participé à la traque de [l’ancien chef milicien durant l’occupation] Paul Touvier. » La devise de cet office est explicite : « Hora Fugit, Stat Jus », le temps passe mais la justice demeure.

En France, le premier procès s’est déroulé en 2014, vingt ans après le génocide. L’ancien capitaine de la garde présidentielle, Pascal Simbikangwa, a été condamné à vingt-cinq ans de réclusion criminelle. Depuis sa création, le CPCR a lancé trente-cinq procédures en France.

Au rythme de deux procès par an, comme l’a souhaité Emmanuel Macron lors de sa visite à Kigali en mai 2021, tous les génocidaires présumés ne seront pas jugés. D’autant plus qu’aux dossiers rwandais se sont empilées sur les bureaux de l’OCLCH des affaires en lien avec la Syrie, l’Ukraine… « La justice est trop lente, déplore Alain Gauthier. Des témoins disparaissent, des accusés décèdent. D’autres, comme Félicien Kabuga [accusé d’être le financier du génocide par la justice internationale] sont devenus inaptes à comparaître. »

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024