Fiche du document numéro 33979

Num
33979
Date
Dimanche 7 avril 2024
Amj
Taille
161676
Sur titre
Rwanda : témoins du génocide
Titre
Louise Mushikiwabo : « Ma revanche ? Je me suis forcée à vivre, pour les victimes du génocide »
Sous titre
Ancienne ministre rwandaise des Affaires étrangères aujourd’hui à la tête de l’OIF, Louise Mushikiwabo raconte comment elle a vécu le génocide des Tutsi au Rwanda, au cours duquel une partie de sa famille a été assassinée. Un témoignage fort, qu’elle a accepté de nous livrer face à la caméra.
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Il y a trente ans, jour pour jour, le 7 avril 1994, démarrait le génocide des Tutsi au Rwanda. Un million de personnes, méthodiquement assassinées, en l’espace de trois mois. En amont des commémorations qui se tiennent à Kigali, nous avons voulu donner la parole à celles et ceux qui ont survécu ou qui en ont été les témoins. Louise Mushikiwabo, aujourd’hui secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) et ancienne ministre rwandaise des Affaires étrangères, a accepté de nous livrer son témoignage.

Elle vivait à l’époque aux États-Unis, à Washington, où elle travaillait pour la Banque africaine de développement. Quelques mois avant que le pire ne soit perpétré, elle était rentrée à Kigali. Elle nous a notamment raconté comment, en décembre 1993, elle a voulu prolonger son séjour au Rwanda, dans ce pays, son pays, où elle sentait la haine monter. Mais son frère, Lando Ndasingwa, alors seul ministre Tutsi au sein du gouvernement, lui avait enjoint de repartir. C’est en exil, dans un état second, qu’elle a appris que son frère, sa mère, et plusieurs membres de sa famille ont été massacrés par les génocidaires, dès les premières heures du 7 avril.

« Ma revanche, ma vengeance, c’est de bien vivre, d’être forte et de confronter l’adversité », nous a-t-elle notamment confié au cours de cet entretien en vidéo. « Je suis aussi beaucoup plus forte parce qu’aujourd’hui, je vis un peu leur vie. J’ai l’impression que je me suis forcée à vivre, à bien vivre pour compenser leur absence. »

Jeune Afrique : Comment avez-vous vécu le déclenchement du génocide, le 7 avril 1994 ?

Louise Mushikiwabo : En décembre [1993], le FPR (l’Armée patriotique rwandaise), était rentré à Kigali. C’était une période pendant laquelle il y avait beaucoup de nervosité dans l’air. C’est d’ailleurs pour cela que mon frère [Lando Ndasingwa] m’a demandé de repartir vite. J’aurais voulu passer janvier et février à Kigali, mais il m’a demandé de retourner [aux États-Unis]. Et ce vol retour, je m’en souviens toujours…

Je n’ai jamais pensé qu’il y aurait un génocide. Mais dans l’avion, au mois de janvier, en retournant aux États-Unis, l’idée m’a traversé l’esprit que mon frère pouvait être tué, parce que c’était le seul Tutsi membre du gouvernement. À l’époque, il était ministre du Travail et de la Fonction publique et il était tout le temps menacé. Sur la radio RTLM [Radio-Télévision libre des Mille Collines], son nom était partout. Donc je me suis dit : « Est ce que mon frère ne va pas être tué ? ».

Le 7 avril 1994, j’ai passé la journée chez moi, dans mon appartement, dans le Maryland. À l’époque, je travaillais pour la Banque de développement, à Washington, au bureau pour l’Amérique du Nord. Et en réalité, la journée du 7 avril, c’est vrai que je m’en rappelle bien. C’était une journée où je me sentais un peu droguée, parce que j’ai appris, par différentes personnes, que mon frère Lando venait d’être tué.

Le nonce apostolique, le représentant du Vatican à Kigali, qui était un grand ami de mon frère Lando, m’a appelé. J’ai pris le téléphone et j’ai senti tout de suite que mon frère n’était plus, parce qu’il avait une voix paniquée. Et il m’a dit : « Je dois être évacué. » Il était en pleurs. « Je dois être évacué. Ce qu’il se passe ici, tu ne peux pas comprendre. » Il n’arrivait pas à me le dire.

C’est comme ça que j’ai deviné que mon frère avait été tué. Ils ont été tués dans la maison. Ils n’ont pas été emmenés.

Savez-vous, aujourd’hui, ce qu’il s’est passé exactement ce jour-là ?


Bien évidemment, après, j’ai eu le détail. Sa maison était gardée par les forces onusiennes, parce qu’il faisait partie du gouvernement de transition. Il était donc parmi les personnes qui étaient menacées. La Garde républicaine est venue chez lui, à la maison. Et les forces onusiennes ont fui. Il [Lando Ndasingwa] était au téléphone avec le chef de la mission belge. Il a appelé le général Dallaire, qui était le chef de la mission onusienne. Il demandait du secours. Il leur a dit : « Oui, ils sont à la porte, ils arrivent. Les tueurs sont là. » Et le colonel belge, lui, ne pouvait rien faire. Il ne pouvait rien faire ce matin-là.

Tous ceux qui étaient dans la maison ont été tués : mon frère, sa femme, leurs deux enfants, ma mère et un jeune homme qui travaillait pour son épouse canadienne. Deux enfants… Ils ont tiré, ils ont tiré, ils ont tiré…

Un autre de mes frères, sa femme et leurs enfants ont survécu. Un troisième frère, qui avait été blessé, est mort de ses blessures un mois et demi plus tard. Il avait fui sa maison vers le stade national, où il y avait beaucoup de familles, de personnes entassées. Et lui, il est sorti du stade. Il a voulu aller chercher ma sœur. Il n’arrivait pas à l’avoir au téléphone. Je crois qu’il a été poursuivi par… Je ne sais pas… La milice ou des éléments de l’armée ? Et il s’est blessé et ensuite, il n’a pas eu de soins pendant deux ou trois semaines. Et il est décédé dans un camp de réfugiés dans le nord.

A-t-il été difficile pour vous retracer le « film » des événements ?

Cette journée, c’était comme si j’avais pris de la drogue, parce que je n’arrivais pas à accepter, à digérer la mort de mon frère, déjà. Mais j’avais aussi peur de demander ce qui était arrivé aux autres membres de la famille. Et donc j’ai passé une journée… Comment la décrire ? C’est comme quand on fait un mauvais rêve. Mais que l’on ne se réveille pas. Et puis, à un certain moment, je crois que c’était vers le 11, ou le 10 dans la nuit… Je me suis effondrée. J’ai dormi. J’étais trop fatiguée, parce que j’étais au téléphone pratiquement 24 heures sur 24.

C’était vraiment un cauchemar éveillé. J’ai échangé avec une amie, l’autre jour, et je lui disais : « Je n’arrive pas à croire que cela fait trente ans, parce que c’est tellement proche. » Et au fur et à mesure que l’on s’approche de l’anniversaire des 30 ans, les souvenirs reviennent de ces moments d’angoisse, de recherche effrénée d’informations.

Trente ans plus tard, la blessure est encore vive. Peut-on se relever d’un tel événement ?

C’est vrai que, trente ans plus tard, le génocide est toujours présent dans ma vie. J’imagine dans nos vies, [celles] de tous ceux qui l’ont subi et qui ont vécu cette période, dans le sens où il y a toujours quelque chose qui nous rappelle un être aimé.

Je trouve qu’en grandissant, je n’ose pas dire en vieillissant, je ressemble à ma mère. Et je me mets à penser à elle, à ma mère [qui] était beaucoup plus grande que moi, belle femme et tout. Je me dis : « Bon, je vais bientôt avoir l’âge que ma mère avait en 1994 », et je trouve que je lui ressemble quand je mets la tenue rwandaise, le pagne rwandais. Je trouve que j’ai la démarche de ma mère. Lorsque cela arrive, je passe facilement une heure dans la journée à penser à elle, mais d’une manière beaucoup plus apaisée aujourd’hui.

Parfois, quand je suis chez moi, à Kigali, la nuit, mon mari dort assez tôt et moi, je vais vais prendre des photos. On a beaucoup de photos que j’avais récupérées juste avant que je ne retourne aux États-Unis. Dans le temps, je n’osais pas regarder ces photos. Aujourd’hui, je m’assois par terre dans la maison et je regarde les photos…

Ma revanche, ma vengeance, c’est de bien vivre et d’être forte et de confronter l’adversité. J’y pensais juste après le génocide, mais je ne savais pas que j’allais y arriver. Aujourd’hui, je pense aux êtres chers que j’ai perdus avec beaucoup de sérénité. C’est bizarre.

Je suis aussi beaucoup plus forte, parce qu’aujourd’hui je vis un peu leur vie aussi. J’ai l’impression que je me suis forcée à vivre, à bien vivre, pour compenser leur absence.

À vivre pour eux ?

Oui. À vivre pour eux. Moi, je suis convaincue que, trente ans plus tard, ce n’est plus possible, parce que j’observe beaucoup mon pays, j’ai eu le temps de retourner au pays après 22 ans d’absence. J’ai vécu, j’ai travaillé et j’observe beaucoup les gens. C’est « plus jamais ça ». Je suis convaincue que c’est parce que l’on s’est régénéré en quelque sorte.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024