Fiche du document numéro 33958

Num
33958
Date
Vendredi 5 avril 2024
Amj
Taille
812781
Titre
Génocide au Rwanda : quelle responsabilité de la France ? [Table ronde avec Guillaume Ancel, François Graner et Vincent Duclert]
Sous titre
VÉRITÉ - D’avril à juillet 1994, le pouvoir rwandais a orchestré la mort d’un million de Tutsis. Avant, pendant et après, la France était présente politiquement et militairement dans le pays d’Afrique de l’Est. Mis en accusation, Paris a nié toute implication durant vingt-sept ans. En 2021, la commission Duclert a finalement établi des « responsabilités lourdes et accablantes ».
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L’historien Vincent Duclert a été chargé en 2019 par Emmanuel Macron de constituer une commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis (1990-1994). La douzaine de chercheurs, accédant à des documents jusque-là classés, établissent clairement les faits. Le rapport adopté à l’unanimité et remis le 26 mars 2021 est alors accablant. Il établit la nature des relations entre les pouvoirs rwandais et français, et nomme les responsables. Trente ans après, la France sort enfin du déni mais du travail reste à faire.

Que sait-on du rôle de la France dans le génocide des Tutsis ?

Vincent Duclert - La commission de recherche que je dirigeais a pu établir clairement les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsis. D’abord, dans le processus génocidaire de 1990 à 1993, avec son soutien politique et militaire au régime qui l’organise, puis, dans sa phase paroxysmique, d’avril à juillet 1994, où elle n’arrête pas le génocide alors qu’elle en avait tous les moyens et, enfin, après 1994, dans l’organisation d’un déni officiel. Avant notre rapport, c’était surtout l’institution militaire qui était mise en accusation, or nous avons démontré la responsabilité en premier lieu de l’échelon politique. Par la volonté présidentielle de François Mitterrand, la France a soutenu de manière inconditionnelle le régime de Juvénal Habyarimana, dont elle savait le caractère raciste, violent et corrompu, et dont les membres les plus extrémistes préparaient déjà le génocide. Un soutien qui s’est accompagné par « l’ennemisation » de l’opposant politique au régime : le Front patriotique rwandais (FPR), créé par des exilés tutsis avec à leur tête Paul Kagame comme un quasi-ennemi de la France. Le génocide des Tutsis est le grand scandale de la Ve République, comme je l’écris.

François Graner - Dès 1994, l’association Survie remettait un rapport à l’Élysée pointant les responsabilités de la France. Parmi lesquelles figurent la reconnaissance diplomatique et la non-obstruction à la formation du gouvernement intérimaire génocidaire, l’abandon des employés tutsis de l’ambassade de France à leurs tueurs, la non- intervention de l’armée française pour empêcher le massacre de Bisesero, la livraison d’armes avant et pendant le génocide et, enfin, la collaboration de l’opération « Turquoise » avec les autorités locales génocidaires.

En quoi, justement, cette opération est-elle accablante pour la France ?

Guillaume Ancel - L’opération « Turquoise » avait deux aspects. Il y avait celui de façade : la mission humanitaire sous mandat de l’ONU à laquelle les militaires ont vraiment cru. Mais, derrière, il y avait l’objectif officieux de l’Élysée : maintenir au pouvoir le gouvernement intérimaire rwandais qu’il soutenait et qui était justement en train de commettre le génocide. Ces deux objectifs alliés ont eu des conséquences dramatiques. Ainsi, sous prétexte de créer une zone humanitaire sûre, la France a surtout créé une zone refuge pour les génocidaires, qui ont de fait été protégés par l’armée française. Ensuite, dans le cadre de l’opération, l’armée française a exécuté l’ordre, piloté par l’Élysée, de livrer des armes aux génocidaires qui s’étaient installés à l’intérieur même des camps de réfugiés. Mes compagnons d’armes se sont raccrochés à la version officielle d’une mission humanitaire, mais, au fond, ce n’était que la face émergée d’un iceberg qui cachait, ce qu’a très bien montré la commission Duclert, la volonté de l’Élysée de lutter, via l’opération « Turquoise », contre l’avancée de Paul Kagame et l’influence anglo-saxonne. Cette situation de duplicité nous a complètement rendus aveugles en nous empêchant de voir que le pouvoir qu’on soutenait était en train de commettre un génocide.

Vincent Duclert - L’opération « Turquoise » révèle finalement l’antériorité et l’impasse dans laquelle se trouve la France du fait des choix élyséens. Le gouvernement de cohabitation d’Édouard Balladur, effaré devant l’image des tueries de grande ampleur révélées par des journalistes reporters comme l’envoyé spécial de l’Humanité Jean Chatain, pousse à la mise en place d’une mission humanitaire. Mais, alors que, depuis le 8 juin, le Conseil de sécurité a reconnu les actes de génocide, la mission militaro-humanitaire, lancée par la France le 22 juin sous mandat de l’ONU, ne se donne pas pour but d’arrêter le génocide mais seulement d’intervenir contre « les massacres ». La thèse diffusée par la présidence de François Mitterrand réduit le génocide des Tutsis à des massacres commis par « des chefs locaux ». Résultat : les militaires qui interviennent se méfient aussi des Tutsis. Parmi eux, certains réalisent qu’ils arrivent sur le terrain d’un génocide. Ils en font état à leur hiérarchie. Celle-ci est sous pression du politique, qui lui rappelle la menace principale, celle du FPR et en conséquence des Tutsis. D’où les retards mis à sauver les derniers Tutsis survivants du génocide.

En quoi le rapport Duclert a-t-il marqué un changement du discours de la France sur ses responsabilités dans le génocide des Tutsis au Rwanda ?

Guillaume Ancel - Ce rapport est un changement d’ère pour la France sur le sujet. En moins de deux ans, le pays est sorti du déni. Nous sommes passés d’une société qui ne voulait pas voir le rôle qu’elle avait joué dans le dernier génocide du XXe siècle à une société française capable de comprendre et de reconnaître qu’elle s’était trompée. Ce travail a permis à la France de renouer une relation essentielle avec beaucoup de partenaires africains, notamment avec le Rwanda, mais aussi avec des partenaires européens qui ne la considéraient plus comme étant fiable puisqu’elle entretenait le mensonge sur son rôle dans le génocide des Tutsis.

Vincent Duclert - Ce rapport, réalisé collectivement et adopté à l’unanimité, vient finalement reconnaître la réalité que les Rwandais maîtrisaient depuis longtemps, que François Graner étudiait depuis de nombreuses années, que Guillaume Ancel avait pu observer de très près comme officier dans l’opération « Turquoise ». La reconnaissance de leur histoire se heurtait au déni des autorités françaises, doublé d’une posture d’arrogance : la grande puissance coloniale ne pouvait concéder la vérité à une société qu’elle considérait comme « inférieure ». Il faut souligner le pragmatisme du président rwandais Paul Kagame. En 2021, il a renoncé à un certain nombre de positions auparavant défendues, dont la thèse de la complicité. Quand il a reçu Emmanuel Macron à Kigali, tout le monde attendait que le président de la République française présente des excuses. Paul Kagame est venu en soutien à Emmanuel Macron. Il a assuré que le discours que son homologue venait de prononcer valait plus que des excuses car il disait la vérité. Il faut souligner cette leçon de réalisme et aussi de grandeur que le Rwanda a donnée à la France et à l’Europe.

François Graner - L’une des conséquences majeures du rapport a aussi été la clarification et la délimitation entre les responsabilités des politiques et des militaires. Car il révèle l’aspect systémique entre l’Élysée et l’état-major des armées, qui font preuve d’une même volonté : avoir une zone d’influence en Afrique et se servir du Rwanda comme d’un laboratoire d’expérimentation militaire et politique. Enfin, le rapport Duclert a aussi pleinement légitimé tout le travail militant qui était à l’œuvre depuis des années.

Doit-on parler de complicité ou de participation active dans le génocide des Tutsis ?

Vincent Duclert - Historiens, nous ne sommes pas des juges et notre rôle n’est pas d’incriminer pénalement. Le terme complicité relève de la justice. Dans notre rapport, nous avons écarté la complicité parce qu’aucune archive exploitée n’attestait d’une volonté des autorités françaises de s’associer à l’entreprise criminelle du Hutu Power. Nous restons dans la démarche historienne et nous n’empêchons pas la justice de qualifier les faits, si elle en prend la décision. Si, effectivement, elle estime que les responsabilités « lourdes et accablantes » relèvent d’une complicité de génocide, il faut qu’elle l’acte. Une question n’est pas tranchée et elle se pose au vu du nombre d’alertes qui remontaient au sommet de l’État informant des massacres organisés contre les Tutsis et de la radicalisation de l’État rwandais : la France a-t-elle soutenu ce régime en connaissance de sa volonté d’extermination des Tutsis ou bien le pouvoir de François Mitterrand l’a-t-il ignoré, tout à sa politique d’élargissement de sa zone d’influence en Afrique des Grands Lacs et de lutte contre l’ennemi anglo-américain ?

François Graner - Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il n’y a pas eu d’intention génocidaire de la part des responsables français. Mais dans le droit français, il n’y a pas besoin de s’associer à l’intention criminelle pour en être le complice. La complicité est définie par trois critères : il suffit d’avoir un soutien actif, en connaissance de cause, et que celui-ci ait un effet sur le crime commis. Ces trois critères, nous les retrouvons solidement documentés dans les différents dossiers que l’association Survie et d’autres portent devant la justice pénale. Donc, elle a les moyens et les supports du droit pour trancher sur cette question de la complicité. En outre, depuis 2023, des rescapés tutsis portent une requête devant la justice administrative. Leur but est de faire reconnaître la gravité des illégalités et leur caractère fautif lors du soutien à un régime qui a préparé puis exécuté un génocide. Reste à voir si les juges iront jusqu’au bout.

Quelles autres conséquences peut-on attendre du rapport Duclert ?

Guillaume Ancel - Il faut que les historiens poursuivent ce travail pour nous permettre de comprendre comment nous aurions pu empêcher ce génocide qui était prévisible. Les militaires ont été grandement épargnés par le rapport Duclert puisqu’il met en évidence le fait que ce sont les décisions politiques qui ont primé. Mais, selon moi, les responsabilités des militaires sont importantes. Compte tenu de ce que j’ai vu au Rwanda et de ce que j’ai entendu par la suite, des initiatives ont été prises par des militaires en l’absence de tout contrôle. J’en veux pour exemple le fait que ce sont probablement les forces spéciales qui ont proposé de créer des milices d’autodéfense au Rwanda, dont on sait qu’elles ont joué après un rôle épouvantable dans la conduite du génocide. En documentant aussi la responsabilité des militaires, l’enjeu doit être d’établir une jurisprudence qui permette que l’on ne puisse pas refaire ce genre d’erreurs. Car je rappelle qu’un an après le génocide des Tutsis, la France se retrouve dans la même situation à Srebrenica, où les Serbes ont massacré une partie de la population sans intervention de nos forces. S’il y avait eu une connaissance plus approfondie et un débat après le Rwanda, l’Élysée n’aurait probablement pas laissé ce massacre se perpétrer. Enfin, il y a tout le volet justice qui a été évoqué. Les responsabilités devraient être instruites, je pense notamment à Hubert Védrine, qui était secrétaire général de l’Élysée. Il serait temps de l’entendre sur le sujet et que sa responsabilité soit déterminée.

Vincent Duclert - Je pense également que ce travail de réflexion sur les moyens d’empêcher un génocide doit être mené. Il n’a pas eu lieu jusqu’à présent à cause du déni interdisant toute réflexion au sein de l’État. Désormais, c’est possible. Au Rwanda, la France disposait en réalité de tous les moyens pour s’opposer au processus génocidaire, pour arrêter le génocide lorsqu’il s’est déclenché. Avant, des unités de combat, des forces spéciales étaient présentes sur place. Pendant : deux opérations militaro-humanitaires successives n’ont pas permis d’arrêter le génocide. Il faut répondre à ces questions. Pour revenir sur la responsabilité des militaires questionnée par Guillaume Ancel, je pense, au vu des documents, qu’ils ont réellement essayé d’agir et de s’extraire du schéma d’ennemisation du FPR. Seule une composante politico-militaire commandée par l’état-major particulier a adhéré à la guerre de nature idéologique et contre-révolutionnaire des forces armées rwandaises, rappelant à cet égard la guerre d’Algérie.

François Graner - Le travail d’ouverture des archives doit se poursuivre. Des documents militaires auxquels nous n’avons pas encore accès pourraient éclairer des zones d’ombre. À savoir : le degré d’implication de la France dans l’attentat du 6 avril 1994 contre Juvénal Habyarimana, président du Rwanda, et de Cyprien Ntaryamira, président du Burundi ; le rôle exact des mercenaires présents pendant le génocide ; ou encore la livraison des armes aux forces armées rwandaises, y compris au Zaïre après leur défaite et la fin du génocide : ils voulaient reconquérir le Rwanda et la France les a aidés.

TABLE RONDE RÉALISÉE PAR SCARLETT BAIN

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024