Fiche du document numéro 33641

Num
33641
Date
Samedi 3 février 2024
Amj
Taille
716325
Titre
« Culbuter le malheur » : l'incommensurable brouhaha des morts
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Photo: Julien De Rosa AFP Beata Umubyeyi Mairesse

En juin 1994, Beata Umubyeyi Mairesse a 15 ans lorsqu’elle est évacuée, aux côtés de sa mère, de Butare, sa ville natale. Rescapée du génocide contre les Tutsis au Rwanda, elle vit désormais à Bordeaux où, écrit-elle, « il n’y a pas un jour qui passe sans que ce printemps de cendre et de sang fasse irruption dans notre esprit ou mette notre sommeil en charpie ».

Depuis 2015, elle a publié des recueils de nouvelles, de poésie, deux romans et un récit, mue par la volonté de « parler, écrire, raconter pour ne pas se laisser ensevelir par le silence des uns, la logorrhée négationniste des autres ou, tout simplement, l’indifférence du monde ». Voilà bientôt trente ans que cette femme s’inscrit dans une « tentative quotidienne de culbuter le malheur ». Culbuter le malheur, c’est précisément le titre d’un recueil de poésie qu’elle fait paraître ces jours-ci, et pour lequel Le Devoir l’a rencontrée, en visioconférence.

À bras-le-corps



Le temps est relatif et, écrit-elle, « c’est si court trois mois, mais désormais pour nous c’est toute une vie ». Néanmoins, les sillons de la mémoire bénéficient du passage du temps et, admet-elle, « il y a une réflexion à faire sur ce que le temps fait à la mémoire, à notre façon de voir des expériences vécues ».

Du temps, c’est peut-être justement ce qu’il lui a fallu pour prendre la plume. Après avoir œuvré au sein d’ONG internationales — elle a notamment vécu au Canada, en 2005-2006, où elle a fait de la recherche en santé des populations à l’Université d’Ottawa —, Beata Umubyeyi Mairesse s’est tournée vers l’écriture vers la mi-trentaine.

D’autres avant elle avaient pris la parole, mais un récit manquait, qui lui est devenu essentiel d’écrire : « Je cite souvent Toni Morrison, qui propose l’idée que s’il y a un livre que tu voudrais lire et que tu ne le trouves pas, écris-le. C’est de là que vient ma pulsion d’écriture, qui est venue s’ajouter à ce qui avait déjà été fait, et qui est très bien d’ailleurs, mais qui se concentrait peut-être davantage sur les événements eux-mêmes, alors que j’avais envie d’aborder le vécu quotidien, intime, de cette expérience abyssale de la survie à un génocide. »

Un récit à soi



L’écrivaine demeure très humble quant à la portée de son œuvre : « La littérature ne peut pas faire grand-chose devant un enfant qui meurt ou une vie qu’on brise. Mais c’est Lydie Salvayre qui, je crois, suggérait qu’on a tous un besoin d’envol, auquel parfois la littérature répond. Mettre des mots sur un chagrin, quelque part, ça nous allège. » Sa pensée chemine et elle nous fait cette précision : « Que les choses soient bien nommées n’empêche pas le malheur, mais quand les choses sont mal nommées, ça ajoute au malheur. »

Il s’est dit et écrit beaucoup de choses sur le génocide, et tandis qu’elle reconnaît la justesse et le courage de certains textes, d’autres l’ont fait sourciller : « On n’a pas toujours été à l’écoute des survivants, et ce qu’il importe de se demander, c’est à quel moment la parole des principaux concernés est réellement entendue. »

La réappropriation du récit de ces événements est au cœur de son recueil. Ainsi écrit-elle que « Nos cœurs en nous brûleront / Jusqu’à ce que notre histoire / Soit par nous racontée ». Cet appel à une parole souveraine côtoie le reproche d’une dépossession narrative : « Bien souvent, ce sont d’autres qui racontent ce génocide au monde, nous donnant l’impression d’être devenus les figurants de notre propre histoire. » Quelques vers font d’ailleurs la vie dure à l’hypocrisie de ceux qui écoutent « La main sur le cœur, l’œil sur la montre. »

Posée et passionnée à la fois, elle n’hésite pas à remonter le récit de ce génocide jusqu’à sa source, où l’Occident, avec l’arrivée de la colonisation belge, est venu imposer une autre version de l’histoire : « Une construction comme ça, ça nous dit qu’on a été racontés par d’autres, et qu’on a cru ce qu’on a dit de nous. On y a tellement cru qu’un siècle après l’arrivée des premiers Blancs, il y a eu un génocide. »

Parce que le fil conducteur de l’horreur relève d’un rapt du récit collectif du peuple rwandais, la souveraineté passe assurément, selon elle, par cette réappropriation : « C’est d’autant plus important que l’on vient d’une histoire qui a été celle d’une désappropriation de qui on est, et qu’il s’agit, aujourd’hui, d’habiter pleinement. Et ça, c’est très politique et à la fois très littéraire. »

La frontière du vivant



La poétesse écrit : « Entre celles qui sont parties / Et ceux qui restent / Ce long déboîtement / De bout en bout. » Des centaines de milliers de personnes, estime-t-on, ont quitté le pays pour échapper aux violences du génocide. Or, assure-t-elle, un lien très fort persiste entre les Rwandaises et les Rwandais dispersés sur la mappemonde, par la langue, par des visites, mais aussi parce qu’« appartenir à un collectif, ça veut dire aussi appartenir à une mémoire ».

Elle nuance toutefois : « Ceux qui sont partis et ceux qui sont restés, on peut l’entendre de deux manières différentes. Il y a ceux qui sont partis parce qu’ils ont été tués, et ceux qui ont survécu. Et c’est aussi cette trame-là qu’on essaie de garder, pour faire en sorte que leur mémoire vive en nous. Et chaque fois qu’un survivant écrit, c’est une sorte de cénotaphe de papier qu’on fait aux nôtres. »

Les vers de l’écrivaine embrassent aussi l’émancipation d’une parole féministe, en se revendiquant d’une tradition où « les femmes ont toujours eu un mot à dire ». Le Rwanda, souligne-t-elle, est le pays qui compte le plus de femmes au Parlement. Elle se dit aussi l’héritière de Nyirarumaga, reine mère ayant créé, il y a plusieurs siècles, les premiers groupes d’aèdes de la cour, et première poétesse d’un pays à la forte tradition orale : « Évidemment, tout n’est pas parfait. Ça reste une société patriarcale, mais je trouve important de souligner qu’il y a, au contraire de ce qu’on s’imagine parfois dans une vision globalisante et caricaturale de l’Afrique, aussi ce que porte le Rwanda. »

Il s’est écoulé trente ans, déjà, mais le chemin est long qui s’étire devant. Tandis que le rideau du recueil tombe sur un espoir en demi-teinte, les combats à venir ne manquent pas : « L’espoir, c’est quelque chose qu’il faut rendre possible tous les jours. En soutenant les survivantes et les survivants, en comprenant leur besoin de consolation immense, en se battant contre le révisionnisme, en transmettant aux nouvelles générations les témoignages de cette histoire, en faisant de la pédagogie auprès des journalistes pour que notre histoire ne soit pas simplifiée, et enfin en étant toujours alertes, pour que le génocide serve à cultiver l’esprit critique et nous permette de reconnaître, autour de nous, ici et maintenant, les discours de haine. »

Inspirante, Beata Umubyeyi Mairesse entend bien culbuter le malheur et réenchanter la langue : « La vie s’altère si on n’y joue pas souvent / Sortir sur les boulevards rire boire baiser / Les lèvres s’usent si elles n’embrassent pas // Vivre, au présent. »

Culbuter le malheur

Beata Umubyeyi Mairesse, Mémoire d’encrier, Montréal, 2024, 128 pages

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024