Fiche du document numéro 33459

Num
33459
Date
Jeudi 11 janvier 2024
Amj
Taille
4337577
Titre
Bisesero, hanté par « les tueurs et les Français »
Sous titre
Traumatisme. Ce village d’altitude fut le théâtre d’un effroyable massacre.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
GUILLAUME PERRIER

Miraculés. Faustin
Ngarambe et Edmond
Ngendahimana, survivants
du génocide de
Bisesero, village situé
à l’ouest du Rwanda.

Massacre. Faustin
Ngarambe (à g.) avait
30 ans au printemps
1994. Sur 50 000 Tutsis
vivant dans la région,
à peine un millier
a survécu, se souvient-
il. Le 27 juin
1994 (en haut), des
rescapés tutsis sont
repérés – sans être
sauvés – par un détachement
du CPA 10 de
l’opération Turquoise.

Résistance. Le Centre
commémoratif du
génocide
de Bisesero,
édifié dans les collines,
à près de 2000 mètres
d’altitude. Le site symbolise
la lutte des Tutsis,
munis de lances.

Bisesero se mérite. Entre une
et quatre heures sont nécessaires
pour gravir la piste qui
monte depuis Gishyita vers le
sommet des collines, à près de
2 000 mètres d’altitude. Tout dépend
de la quantité de pluie qui
s’est abattue sur la terre ocre de
l’ouest du Rwanda, de la profondeur
des ornières et des obstacles
inopinés qui bloquent le passage
des motos et des pick-up. Alors
quand, après moins de deux
heures de progression entre les
collines verdoyantes et les plantations
de thé, le mémorial du génocide
de 1994 et son chemin de
croix inachevé se détachent en
haut de la colline de Nyamkomo,
c’est le signe d’une journée plutôt
faste.
Avant notre arrivée au village,
deux silhouettes longilignes
sortent des champs. Deux
hommes remontent le chemin,
appuyés sur un long bâton de berger.
Ils portent des bottes de caoutchouc,
un costume – veste et
pantalon dépareillés – et un borsalino
de feutre, comme la plupart
des éleveurs tutsis de la
région. L’un d’eux a ajouté à sa
panoplie un ciré jaune sans
manches. Au village de Bisesero,
comme ailleurs dans le pays, il
existe deux types de Rwandais.
Ceux qui sont nés avant le génocide
de 1994, avant l’extermination,
en trois mois, de près de
1 million de Tutsis et de Hutus
qui ont refusé d’en être complices.
Et ceux qui sont venus au monde
après, soit deux tiers de la population.
Edmond, qui tient un panier,
et son compère Faustin,
chevelure et barbe blanches, font
assurément partie de la première
catégorie. Tous deux sont nés en
1963, un an après l’indépendance
du Rwanda, une ancienne colonie
allemande puis belge. Ils
avaient 30 ans au printemps 1994.
Ils racontent avoir survécu au génocide
« par miracle ». « Sur plus
de 50 000 Tutsis [de Bisesero,
NDLR], à peine un millier étaient
encore vivants à la fin des trois mois
d’horreur », estiment-ils. « J’étais
encore solide, j’étais marié », souligne
le second.
En 1959, puis en 1962 et encore
en 1963, les Tutsis de la région
avaient déjà été pris pour cible.
L’année de la naissance des deux
camarades, 12 000 à 20 000 d’entre
eux avaient été massacrés en décembre.
Chaque fois, les Tutsis se
cachaient dans les hauteurs. Ce
fut de nouveau le cas en 1973,
quand Juvénal Habyarimana, un
Hutu, prit le pouvoir à Kigali à la
suite d’un coup d’État. « C’est une
histoire qui vient de loin », lance Faustin,
qui se souvient des discriminations
qu’il a subies dès l’école.
Le Rwanda indépendant a en
effet perpétué une partie de l’héritage
colonial. La distinction ethnique
artificielle qui différenciait
les éleveurs tutsis (14 %) des paysans
hutus (85 %) a continué
d’être inscrite sur les cartes d’identité.
Ce n’est qu’après le génocide
que la mention sera abolie. D’habitude,
les tueurs hutus armés de
machettes ne s’aventuraient
guère jusqu’aux collines de Bisesero,
réputées bien défendues.
Cette région escarpée et isolée
proche de la frontière congolaise
servait de refuge, à chaque éruption
de haine, à des milliers de
Tutsis des environs. Le même réflexe
opère encore en avril 1994,
lorsque les milices génocidaires
commencent à s’organiser.
« Quand les tueries ont commencé,
des policiers sont venus en groupe,
nous avons résisté », se rappelle Edmond.
Le bourgmestre de la commune
voisine de Gisovu fait saisir
les armes. « Nous n’avions pas
d’armes, seulement des bâtons, des
lances, quelques machettes, mais
nous avons réussi à les chasser. Le
deuxième jour, on les a repoussés
jusqu’à l’axe routier principal et ils
ne sont pas revenus tout de suite »,
souffle-t-il.
Les deux amis s’assoient sur
un mur de pierres. Avant de reprendre
son récit en kinyarwanda,
la langue nationale, Edmond ôte
son chapeau et se passe la main
sur le crâne. Il prend une longue
respiration. « Quelques jours après,
ils sont venus avec des renforts, de
Gitesi, de Gisovu… Ils ont tué beaucoup
de gens. On était réfugiés sur la
colline de Muyira, en face du mémorial.
On avait créé une sorte d’organisation,
notre commandant
s’appelait Amina Birara. Il nous a
dit que nous allions mourir, tous.
Alors autant mourir en se battant,
en se mêlant à eux dès qu’on les voyait
arriver. On ne voulait pas mourir
comme des chèvres à l’abattoir. »
Cette tactique du combat au corps-à-
corps provoque des pertes, mais
elle fonctionne. « Finalement,
quand ils se sont rendu compte qu’il
serait difficile de nous exterminer, ils
ont fait venir le Rwanda entier : des
gendarmes de Gisenyi, de Kibuye,
des bus pleins de militaires, mais
aussi l’un des grands tueurs qui s’appelait
Obed Ruzindana, qui habitait
près d’ici. Il y avait le directeur de
l’usine de thé de Gisovu et le préfet de
Kibuye, Clément Kayishema. En plus,
les gens qui fuyaient vers le Congo
passaient par ici pour venir nous tuer.
Toute la Terre est tombée sur nous »,
raconte Edmond avec effroi.
Hutu Power . Le 6 avril 1994,
l’avion du président Juvénal
Habyarimana est abattu et donne
aux extrémistes du Hutu Power
le prétexte pour déclencher les
tueries, planifiées de longue date.
Sitôt la nouvelle parvenue
jusqu’aux rives du lac Kivu, les
autorités de la région entament
les « préparatifs des massacres »,
comme le relatent les survivants
de Bisesero. Le 7 avril, un homme
d’affaires de Kigali décharge deux
camions pleins de machettes que
l’on distribue aux miliciens hutus,
les Interahamwe. Puis le
bourgmestre de Gisovu, Aloys
Ndimbati, ordonne de ratisser les
maisons des Tutsis. Il reçoit l’appui
de notables locaux – médecins,
enseignants, commerçants
–, comme Alfred Musema, le directeur
de l’usine de thé, qui patrouillait
dans les collines
avec son Pajero rouge
chargé de miliciens. « Ils ont fait
croire que nous étions des Inkontaniyi,
des rebelles, mais ils nous massacraient
parce que nous étions
tutsis », s’insurge Edmond, qui dit
s’être caché dans la brousse pendant
des semaines pour échapper
aux assassins.
Le 13 mai, les massacres redoublent
d’intensité. Une vaste
opération est lancée contre les
« insurgés ». Les miliciens
s’acharnent. Chaque matin, ils
partent « travailler » autour de
Bisesero, traquer et découper les
survivants. Les collines ne sont
plus que des champs de morts.
Des milliers de Tutsis qui se
terrent dans des trous ou des
grottes sont suppliciés. La terre
est littéralement gorgée de cadavres.
En 2022, des planteurs de
thé ont encore découvert des dizaines
de corps dans un charnier
en terrassant une colline, juste
au-dessous du mémorial.
Moins disert que son ami,
Faustin prend la parole pour raconter
comment il a survécu à
l’année de ses 30 ans. « Mi-mai,
le jour où ils sont venus pour exterminer
tout le monde, je n’étais pas
dans la grotte. Ils ont apporté tout
le bois qui était dessus. Ils ont allumé
le feu devant la grotte et ils y
ont jeté des kilos de poudre de piment
Les gens sont morts asphyxiés,
tous. Moi, j’ai survécu parce que
j’avais décidé de ne pas entrer dans
la grotte. J’étais à 300 mètres, mais
ils ne m’ont pas vu », lâche-t-il en
baissant les yeux.
Fantômes. Affamés, affaiblis,
ils sont encore quelques milliers
à refuser de mourir, à la fin du
mois de juin 1994, lorsque les
troupes françaises arrivent dans
la région. Le 24 juin, les premières
forces de l’opération Turquoise,
votée par l’ONU deux jours plus
tôt, prennent pied pour instaurer
une zone protégée et y faire cesser
les massacres. Le 26 juin, les
soldats du commando parachutiste
de l’air n°10 (CPA 10) sautent
de leur hélicoptère à Kibuye. Ils
sont accueillis par les autorités
locales, très impliquées dans la
traque des Tutsis à Bisesero. Alerté
par l’attitude des miliciens et par
les échos des massacres, le lieutenant-
colonel Jean-Rémi Duval,
alias Diego, prend la tête, le lendemain,
d’un détachement qui
part en reconnaissance. Trois Jeep
montent à Bisesero. Lorsqu’elles
atteignent les lieux des tueries,
en fin d’après-midi, elles sont assaillies
par des fantômes en haillons,
surgis des broussailles. Éric
Nzabihimana se dresse devant les
véhicules. « Je suis sorti de ma cachette,
j’ai crié : “Au secours, on est
pourchassés par des tueurs armés !”
Ils ne se sont pas arrêtés, j’ai été obligé
de m’interposer », a raconté cet autre
rescapé, en 2019, devant la justice
française, saisie de l’affaire de Bisesero.
Les militaires, accompagnés
de plusieurs journalistes, s’arrêtent.
« Nous leur avons montré des
cadavres qui gisaient près de nous,
qui saignaient. » Et puis l’un des
Tutsis venus implorer la protection
des Français sort subitement
du groupe. « Il désigne le guide rwandais
des soldats français », raconte
le reporter du Figaro Patrick de
Saint-Exupéry, qui a pris place
dans l’une des Jeep de Duval. Il
s’agit de Jean-Baptiste Twagirayezu,
un enseignant recruté le
jour même comme traducteur par
les militaires. « C’est un chef des miliciens,
il a tué ma sœur et mon frère,
c’était mon professeur », dénonce
alors le jeune homme. Les Français
n’ont pas de quoi bivouaquer
pour la nuit et sont trop peu nombreux
pour être dissuasifs. « Pour
l’instant, nous ne pouvons rien faire.
L’important pour vous, c’est de survivre
encore deux ou trois jours. On
reviendra, on sait où vous êtes… »
leur lance Duval, selon le récit du
journaliste.
Inaction française. Edmond
aussi a assisté à cette scène avec
les hommes du CPA 10. « Quand
les militaires français sont passés
ici, l’enseignant qui était avec eux
leur a fait croire que les maisons détruites
étaient des maisons de Hutus
tués par des Tutsis. Alors que
c’était le contraire », se souvient-il.
« On leur a amené tous les blessés,
ceux qui étaient en train de mourir.
On les a suppliés de partir avec eux.
Mais les Français nous ont dit qu’ils
reviendraient dans trois jours pour
nous sauver. Ils sont revenus trois
jours plus tard, mais c’était trop
tard. Dès qu’ils sont descendus, les
tueurs sont revenus et ont massacré
tout le monde. » Lorsqu’un autre
détachement du Commandement
des opérations spéciales
(COS), sous les ordres du capitaine
de frégate Marin Gillier, revient
le 30 juin, il n’y trouve plus
qu’environ 800 survivants.
Les trois jours qui se sont écoulés
ont été décisifs, et l’inaction
de la France entre les deux dates
reste, trente ans plus tard, l’une
des plaies les plus profondes laissées
par le génocide. Son ami
Faustin ne fait « aucune différence
entre les tueurs et les Français de
cette époque-là, ils étaient ensemble,
ils cherchaient des rebelles ». Edmond
poursuit en triturant son
chapeau : « Quand on les a vus, on
s’est dit : “Ça y est, on est sauvés.”
Mais ils ne nous ont pas sauvés, pis,
ils nous ont exposés. Encore aujourd’hui,
on a une dent contre
eux. »« Les Français auraient pu
arrêter le génocide, ressasse Faustin.
Pourquoi n’ont-ils toujours pas
demandé pardon ? Pourquoi sont-ils
venus ici sans arrêter le génocide
? Pourquoi ? ».

La résilience à marche forcée
En 1994, Paul Kagame était déjà incontournable.
Propulsé à la tête du Front
patriotique rwandais (FPR) en 1990, alors
qu’il a à peine 30 ans, il mène la guérilla
depuis l’Ouganda voisin, où sa mère
s’était réfugiée en 1960. À l’été 1994, ses
troupes sortent victorieuses de la guerre
civile contre le régime hutu et mettent
fin au génocide des Tutsis. Nommé
vice-président et ministre de la Défense,
Kagame est élu chef de l’État rwandais
en 2000, un poste qu’il n’a plus quitté
ensuite, reconduit en 2003, en 2010 et
encore en 2017 avec des scores qui ne
souffrent aucune contestation. Depuis
trente ans, le président rwandais dirige
son pays d’une main de fer. En avril, c’est
encore lui qui présidera les 30es commémorations
du génocide. Ses partisans estiment
que c’est son autorité incontestée
qui a permis au Rwanda de ne pas s’effondrer
après la tragédie.
À son crédit, le chemin parcouru est
spectaculaire. Le Rwanda possède aujourd’hui
l’une des économies les plus
dynamiques du continent africain, avec
une croissance annuelle moyenne de
7 % au cours de la dernière décennie.
L’armée nationale, dissoute après le génocide,
a été reconstruite, professionnalisée,
modernisée. La corruption a été
éradiquée. La justice, saisie de plusieurs
millions de dossiers, a fait son oeuvre réparatrice.
Les criminels ont été poursuivis
et punis, la plupart ayant été
aujourd’hui remis en liberté après avoir
purgé leur peine. Des génocidaires ont
retrouvé leur village, où les survivants
côtoient parfois d’anciens tortionnaires
sans que cela provoque de chaos. Après
trente ans, les velléités des victimes de
se venger de leurs bourreaux ont quasiment
disparu. Les Tutsis qui ont survécu
évoquent souvent la « nécessité » de reconstruire
un pays stable. Pour rebâtir
une nation, le gouvernement rwandais
a aboli les distinctions ethniques favorisées
par la colonisation et mentionnées
sur les cartes d’identité. Depuis le
génocide, la population a quasiment
doublé. Officiellement, il n’y a plus de
Tutsis ni de Hutus, uniquement des
Rwandais. Officieusement, la tête de
l’État et le haut commandement militaire
restent aux mains d’une élite tutsie,
composée en majorité
d’anciens compagnons de
route de Paul Kagame qui
ont fait leurs armes en Ouganda.
Mais l’administration
et la société civile se
sont aussi appuyées sur
une nouvelle génération
de Rwandais de la diaspora,
revenus d’Europe ou
des États-Unis pour participer
à cette nouvelle ère.
Dans un pays où deux tiers
de la population sont nés
après le génocide, la mémoire
joue un rôle crucial.
La mise en place, immédiatement
après 1994, de
tribunaux populaires « gacaca » pour juger
les crimes et de commissions citoyennes
pour trancher les litiges a
impliqué la population dans le processus
de réparation. Le récit mémoriel du
génocide a été le ciment de ce Rwanda
nouveau. Très vite, Kagame et son entourage
ont compris l’importance de
produire un récit clair et pédagogique,
de conserver les preuves des crimes et
d’ériger des mémoriaux sur les principaux
lieux de massacres. Chaque année,
les écoliers et les familles de tout le pays
défilent dans ces lieux de mémoire. Les
commémorations durent trois mois,
d’avril à juillet, avec un mot d’ordre :
« Ibuka », « Souviens-toi ! ». G. P.

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