Fiche du document numéro 33452

Num
33452
Date
Mercredi 20 juin 2001
Amj
Taille
29321
Sur titre
Tribune
Titre
Rwanda, le déni français
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Type
Tribune
Langue
FR
Citation
Sept ans après, la conscience française du génocide rwandais est loin d'avoir atteint l'âge de raison. Elle balbutie entre refoulement et indifférence. A la fois sidérée par l'horreur et s'empressant de récuser toute responsabilité, l'opinion publique s'est très tôt hâtée de n'y voir qu'un gros massacre tribal entre sauvages, une barbarie exotique. Depuis, le génocide a quasiment sombré dans l'oubli. Ses organisateurs courent toujours. Au Rwanda même, 115 000 suspects attendent d'être jugés pour 5 600 jugements rendus (source Avocats sans frontières, rapport 2000). La justice peut bien patienter !

Qui songe encore aux victimes du dernier génocide du XXe siècle ? Qui s'interroge aujourd'hui, au-delà de quelques-uns, sur les responsabilités ? Elles ne sont pas si difficiles à déterminer. Si, assurément l'Etat rwandais dirigé par Habyarimana puis le gouvernement intérimaire, d'avril à juin 1994, sont manifestement coupables, il dépend des recherches historiques à venir de fixer précisément les responsabilités de l'Eglise rwandaise et celles de la communauté internationale. Mais l'Etat rwandais pouvait-il seulement exister sans le soutien militaire et diplomatique français ? Même le rapport de la mission d'information sur le Rwanda, soupçonnée de collaborer à l'anesthésie, le reconnaît. Le chapitre sur les «responsabilités» est accablant. D'où l'étonnement devant ce qu'il faut bien appeler sinon un révisionnisme, du moins un déni. Pourquoi ce silence si persistant, frère des autres silences sur les crimes de l'histoire coloniale, sur l'esclavage, sur la collaboration de Vichy avec l'occupant nazi, sur les pratiques inhumaines pendant la sale guerre d'Algérie ? Faut-il envisager un comportement collectif compulsif de dénégation ?

Sans le soutien français, le régime génocidaire n'aurait jamais été en mesure d'accomplir le crime. La désorganisation de l'armée rwandaise était telle que ce sont les militaires français qui suppléaient largement, fournissant armes et munitions ainsi que conseils avisés, soutenant sous perfusion un régime reconnu, par ailleurs, comme «autoritaire, ethnique et raciste»(1). Le cynisme géopolitique ­-- conserver la zone sous influence française --­ est contradictoire avec l'objectif de démocratisation affiché depuis le sommet franco-africain de La Baule (mai 1990). Un but qui légitime en fait une pratique régie seulement par la realpolitik. Comme au temps de la colonisation, les ressortissants autochtones sont traités comme de simples moyens. De 1916 à 1959, sous la colonisation belge, Hutus et Tutsis ont été deux outils qu'il s'agissait de maintenir sous tension afin d'exercer indirectement le pouvoir (2). La France, intervenant dans les années 90, reprenant un héritage qui n'est pas le sien, ignorant les spécificités de l'histoire de ce pays, reproduit la même politique de structure néocoloniale. Affirmer que le Rwanda est «l'auteur de sa propre histoire» est, sinon une rhétorique de la déculpabilisation, du moins un vœu plus qu'une réalité. Il permet de se défausser adroitement.

En fait, l'architecture des pouvoirs issue de la décolonisation déplace seulement l'influence de l'avant-scène vers les arrière-cours, où, via les réseaux, se trame la politique réelle. Les anciennes puissances coloniales s'imaginent disposer d'un pouvoir réel sur ces pays décolonisés. La tragédie rwandaise montre assez que ce rêve de puissance est une illusion. Toute l'année 1993, il est manifeste que la tension monte, des massacres ont lieu, l'armée rwandaise fournit des armes aux populations civiles organisées en milices. D'octobre 1992 à janvier 1994, plusieurs alertes sérieuses sont données, tant par les militaires que par les diplomates, à l'Elysée, au Quai d'Orsay et au ministère de la Défense. Des informations précises et concordantes font état de l'accélération de la distribution d'armes, de la mise en place des milices extrémistes et de la multiplication des appels au meurtre. Cela n'empêche pas que la France «a effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide, sans avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait son action» (3).

Le degré de compromission de la France avec le pouvoir rwandais est élevé. Il est stupéfiant que du 6 avril 1994, date de début du génocide, jusqu'à la fin juin, soit plus de dix semaines, les responsables français restent en étroite relation avec le gouvernement intérimaire, pourtant opérateur de massacres massifs, qualifiés ­-- certes ultérieurement --­ de génocide. L'opacité tant des circuits d'information que de décision interdisait toute appréciation objective et donc tout contrôle approprié de la situation politique et militaire. La République française, Elysée et gouvernement ­-- sous cohabitation pendant la période critique --­ a donc pris tous les risques en maintenant des relations étroites avec le régime d'Habyarimana, de telle sorte qu'une responsabilité de tout premier ordre lui incombe, en ce qui concerne non la réalisation des actes génocides mais le soutien des organisations qui s'y sont préparées et les ont commis.

La difficulté réelle de prévoir un tel événement ne doit pas masquer un fait historique majeur : de trop nombreux Etats africains forment une sorte d'espace politique hors droit où toutes les valeurs républicaines et de la civilisation sont éclipsées. Les Républiques françaises, dans leurs anciennes colonies comme après leur indépendance, sont loin d'avoir fait ce qu'il fallait afin d'empêcher cette inversion de l'Etat comme outil de la République, au service de tous, en quartier général de la corruption, où les intérêts de tous sont aliénés au service de quelques intérêts privés, l'exact contraire de l'Etat républicain en somme. La responsabilité historique des nations coloniales, et particulièrement, pour nous, celle de la France, est ici écrasante. Dans la mesure où, après la décolonisation, nous avons voulu maintenir des relations étroites avec les anciennes colonies, nous avons pris la responsabilité, partagée avec les intéressés, du développement économique et politique de ces nations, c'est-à-dire la responsabilité de leur histoire. Le génocide du Rwanda est sans doute le premier grand crime du néocolonialisme. Il faudra bien, un jour, apurer les comptes de la culpabilité coloniale.

Cela ouvre une vue inquiétante sur le sous-sol de l'histoire française. De même que Vichy est la soudaine inversion de la République, de même, les politiques africaines sont le revers monstrueux des valeurs proclamées comme directrices en métropole. Tout se passe comme si l'ambition «culturelle», dès qu'elle s'exerce dans les colonies, s'affranchissait des interdits fondamentaux et se renversait en violences, en mépris des droits de l'homme, dans cette inhumanité que nous ne voulons bien reconnaître, sous ses formes extrêmes, qu'aux nazis. Tout est permis dans les espaces coloniaux. Continuer de le nier, c'est se condamner probablement à s'asseoir dans vingt ou trente ans --­ le temps de l'amollissement du préjugé raciste et de l'affaissement des digues élevées contre la propagation de la vérité ­-- sur le banc des accusés. C'est aussi se fixer dans un rapport de refoulement à l'égard de notre propre histoire, refoulement mué bientôt en révisionnisme, avec le contrecoup réactionnel lorsqu'il n'est plus possible de se taire.

Faudra-t-il attendre les confessions d'un officier responsable des opérations militaires françaises au Rwanda ? N'est-il pas nécessaire que les citoyens sachent l'histoire réelle de notre pays ? N'est-il pas utile de réduire ce décalage entre la commission des crimes et leur reconnaissance publique ? N'y a-t-il pas urgence à soutenir une action judiciaire juste au Rwanda, au tribunal d'Arusha et dans les pays où ont trouvé refuge les personnes soupçonnées d'avoir participé au génocide, afin d'éviter d'être plus longtemps complice de l'impunité, après avoir été complice des criminels eux-mêmes ?

(1) Rapport de la mission d'information sur les opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, rapport 1271, Assemblée nationale, 15/12/1998.

(2) Rapport de la commission d'enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, Sénat belge, 6/12/1997.

(3) Précision apportée devant la mission par Gérard Prunier, auteur de Rwanda, le génocide, Dagorno, Paris, 1997.

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