Fiche du document numéro 33425

Num
33425
Date
Lundi 15 décembre 1997
Amj
Auteur
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Taille
37773
Surtitre
Ex-Yougoslavie, Rwanda
Titre
Le procureur accuse : « La France fait obstacle à l'éclatement de la vérité »
Soustitre
Louise Arbour s'insurge contre le refus de Paris de laisser témoigner oralement ses officiers devant le tribunal international qui juge des crimes de guerre et des génocides.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La polémique n'a cessé d'enfler, au point de se transformer en une guerre ouverte entre les autorités françaises et Louise Arbour, procureur général du Tribunal permanent international (TPI) sur l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. La juriste québécoise, qui doit rencontrer aujourd'hui le chef de la diplomatie française, Hubert Védrine, a été piquée au vif par la déclaration à la presse --­ au mieux maladroite, au pire provocatrice ­--, du ministre de la Défense, Alain Richard, le 8 décembre. Ce dernier avait annoncé que Paris refusait de laisser témoigner oralement devant le TPI les officiers français ayant servi en Bosnie, critiquant au passage la «justice-spectacle» de ce Tribunal international, le premier depuis Nuremberg, en 1945. Réponse furieuse de Louise Arbour dans plusieurs médias français : elle dénonce le «mépris» de Paris, et surtout affirme que les criminels de guerre recherchés par le TPI se sentent «en sécurité» dans la zone française de Bosnie.

Samedi soir, Paris a rejeté comme étant «inqualifiables» et «dénuées de tout fondement» les accusations de Mme Arbour, se retranchant derrière le commandement américain de l'Otan pour justifier le manque de vigueur à retrouver les criminels de guerre comme Karadzic, qui vit à Pale, dans la zone française. La réponse des «autorités françaises» évite toutefois de justifier le refus du ministre de la Défense de laisser témoigner des officiers comme le général Bernard Janvier, qui commanda la Forpronu à Sarajevo de mars 1995 à janvier 1996, lors du massacre des Musulmans de Srebrenica. Une indication, peut-être, de l'absence de consensus français sur la position exprimée par Richard, et qui reflète le point de vue de l'armée et de l'Elysée. Avant son entretien avec Védrine, Louise Arbour explique à Libération ses griefs vis-à-vis de la France.

Quelles sont les raisons de la crise entre le TPI et le gouvernement français ?

La France est jusqu'à maintenant le seul pays qui nous ait notifié par la voix d'un ministre son intention de ne pas mettre ses militaires à la disposition du Tribunal pour des dépositions orales. Les Britanniques ou les Belges se sont soumis à cette procédure du témoignage public et du contre-interrogatoire qui, à la différence du témoignage écrit, permet d'ouvrir de nouvelles questions. Ce n'est pas mon rôle que de spéculer sur les raisons réelles d'une telle attitude, mais je me demande s'il s'agit de l'expression d'une politique de non-coopération plus large venant du ministère de la Défense. Les justifications données publiquement sont celles du refus d'une procédure d'inspiration anglo-saxonne et d'une «justice-spectacle». Ces mots m'ont choquée. J'estime qu'il s'agit d'une attitude pour le moins méprisante à l'égard des témoins, suggérant que ces gens se sont donnés en spectacle alors qu'ils sont venus déposer sous serment et se sont prêtés à des contre-interrogatoires pour raconter les atrocités auxquelles ils ont été soumis. Une justice internationale peut difficilement se dire publique si elle n'est pas ouverte et accessible aux médias.

Vous affirmez que les criminels de guerre peuvent se sentir en sécurité dans le secteur français de la Sfor (Force de stabilisation de l'Otan) en Bosnie. Paris dément et vous reproche de faire le procès des «pompiers», agissant avec des mandats peu clairs, plutôt que celui des criminels...

J'ai souvent exprimé publiquement ma déception quant à l'inaction de la Sfor pour l'arrestation des criminels de guerre et je n'ai jamais ciblé un Etat en particulier. Les faits parlent pourtant d'eux-mêmes. Dans le secteur britannique, il y a eu une arrestation qui est à mon avis symptomatique de la volonté politique du gouvernement de Londres de s'engager sur ce sujet. Depuis, cet élan est retombé. Je ne vois pas pourquoi les criminels recherchés par le TPI devraient aujourd'hui se sentir inquiets, surtout s'ils vivent dans le secteur sous commandement français, où il n'y a jamais rien eu contre eux. Le commandement suprême de la Sfor est pourtant américain...

Je ne suis pas dans la confidence des autorités de l'Otan qui gèrent ces questions. Mais j'ai pu observer que même si la Sfor est dirigée par un commandement unifié, il existe aussi une importante autonomie pour chacun des différents secteurs. Je suis convaincue qu'il ne s'agit pas d'une coïncidence si l'arrestation de l'été dernier à Prijedor a eu lieu en secteur britannique.

Qu'attendez-vous du témoignage du général Janvier et d'autres officiers français ?

Nous nous intéressons aux témoignages des officiers de tous niveaux, pour des questions très précises. Ils ne sont pas des accusés, ni même des suspects, et nous n'avons aucune intention de mettre publiquement en cause leur action passée ou de souligner qu'ils n'ont pas toujours eu des jugements très judicieux. Pour nous, ce sont seulement des témoins, mais leur contribution est essentielle. Prouver ce qui s'est passé n'est pas très difficile, et nous n'avons pas besoin des dépositions des généraux de la Forpronu pour savoir qu'il y a eu des massacres. Nous avons exhumé les charniers et nous disposons de témoins oculaires. Mais notre rôle est de déterminer les responsabilités pénales des dirigeants politiques et militaires, y compris de haut niveau, pour ces atrocités. Il nous faut prouver qu'ils ont donné des ordres, ou qu'ils avaient connaissance de ce qui se passait, et qu'ils n'ont pris aucune mesure pour stopper ces crimes. Sur ces points, les témoignages des responsables de la Forpronu sont essentiels, car ils avaient des contacts quotidiens avec eux. Ils peuvent nous dire quelle personne avait, dans tel ou tel secteur, un réel pouvoir de contrôle, et fournir ainsi de très importants éléments de preuve.

N'est-ce pas aussi, en creux, comme pour Srebrenica, le procès de l'impuissance de la communauté internationale et de ses représentants dans l'ex-Yougoslavie ?

Ce procès, dans le sens symbolique du mot, leur sera fait devant Dieu ou devant leur conscience, par la presse ou par leurs adversaires politiques. C'est l'inévitable conséquence du déroulement de toute action pénale, et je conçois que cela puisse être traumatisant pour tous ceux qui y sont impliqués, y compris comme simples témoins. Mais cela ne me semble pas justifier de faire obstacle à l'éclatement de la vérité devant la Cour.

La position française n'est-elle pas aussi dictée par la crainte de se voir impliqué plus lourdement dans l'affaire rwandaise ?

La contribution que nous avons demandée aux militaires français au sujet du génocide rwandais est du même ordre que pour la Bosnie. Nous avons fait parvenir aux autorités françaises une liste de militaires que nous souhaitons entendre. Nous avons déjà pu entendre des officiers belges selon les règles de fonctionnement du TPI. Ce n'est pas moi qui ai fixé les règles, ce sont les juges, et, parmi eux, un Français. Elles prévoient le témoignage oral contradictoire.

La France ne redoute-t-elle pas de se voir accusée d'avoir armé et formé des miliciens qui auraient participé à un génocide ?

La responsabilité pénale n'est pas une pente douce entre la responsabilité morale et la responsabilité pour un crime. Il y a une ligne à ne pas franchir, qui est en train d'être définie. Je reste partisan d'une justice criminelle restreinte. Il faut constamment distinguer entre la responsabilité morale, politique, la responsabilité civile délictuelle et la responsabilité personnelle. Pour répondre à cette question, il faudrait voir exactement ce qui a été fait, si ça a été fait en connaissance de cause, dans l'intention de contribuer ou de soutenir des actes génocidaires... Mais s'il s'agit d'un soutien basé sur des obligations, sans connaître les intentions criminelles de ceux qui sont en place, c'est différent. C'est assez complexe, c'est la réalité.

Que vous inspire cette polémique sur les difficultés du fonctionnement d'une justice internationale indépendante ?

Je trouve cela particulièrement déplorable. La France a été l'une des inspiratrices de la création des deux tribunaux, elle a été la première présente à leur conceptualisation, pour préconiser le droit d'ingérence... Alors, c'est particulièrement étonnant, après des signaux aussi encourageants de la part d'une telle puissance, de voir tout à coup un tel changement de discours.

La France n'a-t-elle pas la même évolution que les Etats-Unis vis-à-vis de la future Cour permanente internationale ?

Oui, les Etats-Unis aussi sont exactement dans la même position d'ambiguïté : grands champions du concept, avant de se lancer dans des négociations de procédure qui vont, à mon avis, en diluer la capacité. Au point que l'on peut se poser la question de savoir si on va créer une institution ayant vraiment des moyens robustes, ou si émergera un dénominateur commun de médiocrité.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024