Fiche du document numéro 33424

Num
33424
Date
Samedi 8 avril 2006
Amj
Taille
33895
Surtitre
Portrait
Titre
Pardon ?
Tres
 
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Elle les appelle «les tueurs». Le terme est neutre, descriptif. Ils ont tué, ils ont «coupé», comme disent les Rwandais, à la machette, avec zèle et application, comme on irait aux champs. «Quand je pense à eux, je ne pense pas en termes d'ethnie. Je ne pense pas "hutu"», dit Esther Mujawayo. Sa grande sœur Joséphine était mariée à l'un d'entre eux : «A part nos cartes d'identité tamponnées "Hutu" ou "Tutsi", rien ne nous différenciait.» Hors du clan familial, c'était une autre histoire. Elle parle d'un constant sentiment d'«illégitimité». Pas le droit d'étudier, d'être fonctionnaire, par exemple. Et finalement, pas le droit d'exister. «J'ai cette photo terrible d'avant le génocide... C'était un jour de fête, on voit toutes mes nièces à la cuisine. Celles qui sont hutues sont vivantes, les Tutsies sont mortes. Les unes ont le droit de vivre, les autres sont à tuer.» Après des phrases comme celle-là, Esther vous prend en général par la main, puis dans ses bras si vous la laissez faire, et vous console. On blague, faute de savoir quoi dire --­ «la gaîté, c'est ma victoire sur eux» --­, on boit un coup, et même plusieurs. Elle rit : «Je dis toujours : j'ai failli être génocidée, alors, laissez-moi boire...»

Du 7 avril au 4 juin 1994, Esther, alors sociologue, mariée et mère de trois filles, a perdu la quasi-totalité des siens. Dans cette extermination planifiée qui s'est déroulée en un temps record, 274 membres de sa famille directe ont péri. Tous tutsis. Elle dit parfois «mon peuple», et en a voulu jusqu'à ce prénom biblique que lui avait donné son père, pasteur, pour n'avoir pas réussi comme la reine juive du Livre à sauver les siens de la destruction. «M'appeler Esther ne m'a servi à rien. Je n'ai sauvé que trois personnes.» Ses trois filles, qui vivent avec elle en Allemagne où elle s'est remariée avec un ami de la famille, un pasteur allemand qui a vécu au Rwanda. En Allemagne, ses filles sont heureuses. Elle s'est reconstruite, dit-elle. Bien que répondre au téléphone, faire des bouquets pour le temple, ce ne soit pas vraiment son genre. Dieu ? Il y a des choses plus graves. Durant des années, elle n'a pas envoyé ses filles à l'école le 30 avril. Cette date du printemps 1994, celle de la mort de son mari, leur père, la «brûle» encore. «On s'aimait tant avec Innocent, je te jure qu'on s'aimait tant que la damnation d'être tutsi ne pesait rien», écrit-elle. Le «tu» s'adresse ici à l'amie fidèle, Souâd Belhaddad, avec qui elle a écrit son dernier livre, comme le précédent.

En Allemagne, Esther est psychothérapeute dans un centre pour réfugiés. Mais son sens de la compassion a ses limites. «Je ne prends pas les tueurs.» Elle ne veut d'eux que la vérité : où sont les corps, pour les enterrer dignement. C'est pour cette raison précise qu'elle est retournée en novembre 2005 dans un Rwanda en quête d'une problématique réconciliation, ravalant sa colère, son envie de se venger, sa peur d'avoir envie de pardonner à ces salauds, comme elle dit aussi. «Au Rwanda, on t'assène ça tous les jours, le pardon, le pardon, le pardon... On ne peut pas vivre avec cette horreur, alors on essaie de la faire disparaître. Mais ce n'est pas un truc qui se nettoie à l'eau et au savon !» Lors d'un gacaca, ce tribunal traditionnel réactivé en 2001 qui confronte tueurs et victimes et incite les premiers à révéler la vérité en échange d'une remise de peine, un homme s'est accusé. C'est Pierre. Il affirme que le corps de sa sœur Stéphanie et celui de ses enfants ont été jetés, onze ans plus tôt, dans un égout après avoir été tués à coups de gourdin. Stéphanie que les religieuses de Notre-Dame-de-Cîteaux refusèrent d'accueillir en avril 1994 et qui en mourut. Pierre a désigné l'endroit. Il accuse deux autres personnes, ses complices.

Etienne, d'abord, qui tenait un cabaret dans le coin. Le voici, assis sur un banc, face à elle et au reste du village. Dans les collines rwandaises, tueurs et rescapés se côtoient. Depuis août dernier, près de 40 000 génocidaires ont été libérés. Les prisons étaient pleines, le système judiciaire détruit. Les gacaca sont une réponse, écrit Esther, à «une contrainte atroce : devoir cohabiter après et malgré un génocide». Une expérience unique, même si elle peut se comparer, dans la forme, aux commissions Vérité et réconciliation qui se sont tenues dans l'Afrique du Sud postapartheid. Voici donc Etienne, jovial, devant qui il faut se tenir, calme et courtoise, c'est la consigne. Etienne ricane, il nie. Voici ensuite Thomas, qui avait dit un peu et qui ne dit plus, qui ment. Esther s'emporte. Elle est rappelée à l'ordre par un «sage», un juge. Elle doit s'excuser, elle a le sentiment de devenir folle. Mais elle a de la chance. Personne, dans le public, n'a semblé la prendre pour une affabulatrice : «Je sais par des proches que certaines séances de gacaca sont d'une très grande violence pour les rescapés : ils racontent ce qui leur est arrivé, et l'auditoire ricane ou les hue.» Voici enfin le fameux Pierre, libéré en 2005, qui habite toujours à deux «barrières» de la maison de Stéphanie, c'est-à-dire à 400 mètres. Esther compte toujours en barrières, les barrages où étaient triés les Tutsis. Salutations à la mode rwandaise : Muraho ? Vous vivez ? «Etrangement, ce jour-là --­ presque historique, non ? --­, je n'éprouve rien.» Juste de la lassitude. «Tu t'es imaginée éructant de rage, dévorée du désir de t'en venger... Et tu es seulement abasourdie par sa normalité.»

Il y a des vérités qui sortent des gacaca. Esther est revenue sans avoir trouvé la sienne. «C'est sans issue», dit-elle, accablée, et on ne sait pas si elle parle de sa quête ou de la réconciliation. «Qu'on veuille des gacaca, OK. Mais qu'on donne aux rescapés de quoi tenir debout. Un toit à Emerita, si pauvre qu'elle est obligée de loger chez son tueur, un traitement à celle qui meurt du sida... On leur demande l'impossible, et on leur retire les moyens de le réaliser. On n'est pourtant pas nombreux, peut-être 300 000. Ça pourrait se faire sans léser qui que ce soit.» Après le génocide, Esther s'est battue avec d'autres veuves pour aider les rescapés à tenir debout, leur trouver un abri. Aujourd'hui, l'association Avega regroupe quelque 30 000 veuves. Douze ans après, elles vivent toujours aussi mal les commémorations du 7 avril. Esther : «Je dis toujours : "Ne vous souvenez pas de mes parents, souvenez-vous de moi". Mais on gêne tout le monde. On ne serait pas là, ils pourraient tourner la page.»

Elle est retournée sur la colline de ses parents. Comme en 1973, lors d'un précédent massacre, la maison n'était plus qu'un tas de terre. Sous une brique, une fleur orange essayait de percer. La plante grimpante que Stéphanie avait plantée, il y a plus de vingt ans. «Que reste-t-il quand il ne reste plus rien ?», demande Esther. Stéphanie aimait les fleurs, Esther a le goût des réunions joyeuses entre amis, qui tiennent sa colère à distance. Sa grande sœur Joséphine continue de déterrer des parents et a reconstruit la maison à l'identique, près de la fleur de Stéphanie. Les voisins de ses parents, ceux à qui elle n'ose pas encore poser de questions, se moquaient d'elle quand elle venait s'occuper de la bananeraie... Esther regarde le poster touristique du Rwanda qu'elle a apporté avec elle : «Ce pays est si beau...» Elle rêve d'y faire construire une maison, à Kibuye, près du lac Kivu. Loin de sa colline, loin de ses tueurs.

Esther Mujawayo en 6 dates



1958 : Naissance au Rwanda.

7 avril 1994 : Début du génocide.

Eté 1994 : Crée, avec d'autres veuves rescapées du génocide, l'association Avega.

2000 : Arrivée en Allemagne.

2004 : SurVivantes (l'Aube).

2006 : La Fleur de Stéphanie (Flammarion).

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