Fiche du document numéro 33382

Num
33382
Date
Mardi 5 septembre 1995
Amj
Taille
28327
Titre
Une accusation à hauts risques
Soustitre
Le prêtre hutu a reçu le soutien d'ONG humanitaires.
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sous l'auvent, trois Casques bleus de la Mission des Nations unies d'assistance au Rwanda tuent le temps. «Il y a quelqu'un avec André, attendez», ordonne l'un d'eux. L'attente se fait longue. «Pourquoi nous sommes ici ? Parce que l'évêque est menacé», indique le chef du détachement. Deux semaines plus tôt, André Sibomana ­-- administrateur apostolique du diocèse de Kabgaye, au centre du Rwanda ­-- s'était enfui et caché pendant deux jours dans la capitale Kigali. Un colonel de l'Armée patriotique rwandaise l'avait menacé d'arrestation. «Il croit que je cache la secrétaire de l'évêché, Mme Jeanne Yankulije, s'explique André Sibomana. Il dit qu'elle a participé au génocide. Une accusation sans fondement.»

C'était le 1er juin dernier. A la suite d'un appel du Vatican à la présidence à Kigali, les autorités rwandaises avaient calmé le jeu. L'abbé Sibomana avait réintégré son diocèse. «Complicité de génocide, ça peut mener loin», disait-il. A la prison de Gitarama, construite pour accueillir un millier de prisonniers, sept fois plus de «génocideurs» présumés s'entassent actuellement. Un an après l'hécatombe, il n'y a pas d'instruction, la justice rwandaise étant toujours paralysée. Certains rescapés ou parents de victimes se font justice eux-mêmes. Dans la région «des gens disparaissent, des femmes sont violées, les soldats de l'APR rançonnent les paysans». Comme sous le régime du général président Habyarimana dont il avait dénoncé les exactions, André Sibomana ne prend pas de gants. «Après vérification, je fais savoir ce que j'ai appris.» Le prêtre l'écrit aussi, dans Kinyamateka, le plus ancien journal du Rwanda, dont il est directeur.

L'abbé hutu soustrait-il à la justice de son pays une collaboratrice ayant livré, pendant le génocide, des prêtres tutsis aux mains des miliciens ? Sur la foi de trois témoignages recueillis sur place, Christian Terras, le rédacteur en chef de Golias, l'affirme. Dans le contexte rwandais, un tel soupçon vaut condamnation. Christian Terras se dédouane en estimant que «le sens de la manipulation (d'André Sibomana, ndlr) le pousse à simuler parfois la persécution et l'insécurité, à la fois pour discréditer le pouvoir actuel mais aussi pour attirer l'attention et la sympathie sur lui et ainsi accroître son importance»...

Avec succès : des chercheurs, l'hebdomadaire Jeune Afrique, le rapporteur spécial de l'ONU sur la situation des droits de l'homme au Rwanda, René Deni-Ségui, ont pris fait et cause pour l'abbé. Le 7 août, Human Rights Watch, organisation non-gouvernementale américaine, et la Fédération internationale des droits de l'homme (Fidh) ont estimé que «les charges non fondées contre l'abbé Sibomana pourraient être de simples erreurs ou un effort délibéré de mettre sa vie en danger ou de mettre en péril son travail actuel dans le domaine des droits de l'homme». Le jugement est sévère. Il s'explique par la légèreté avec laquelle, dans son numéro de juillet-août, Golias a mis en cause un homme, connu pour son courage civique depuis une décennie. Parmi «quelques-uns des membres de la communauté religieuse qui ont rejoint les assassins», la revue a lâché le nom de Sibomana.

Au nom du «crime qu'il ne faut pas oublier», le troisième génocide du siècle, et de la lutte contre l'impunité, peut-on aller à la chasse aux «génocideurs» rwandais en affirmant que le journal Kinyamateka est «une tribune à l'idéologie raciste» et André Sibomana «l'héritier idéologique» des pères blancs qui, du temps de la colonisation belge, l'ont fondé ? Surtout quand on ne dit pas aussi que, le 6 avril, date anniversaire du déclenchement du génocide, plusieurs journaux européens ont reproduit un numéro spécial de Kinyamateka pour commémorer les tueries. Tout se joue sur la crédibilité : celle d'un prêtre, à la fois hutu et dignitaire du corpus christi. Celle d'une revue catholique qui, pour dénoncer la connivence de l'Eglise, traque dans ses rangs des «génocideurs».

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