Fiche du document numéro 33376

Num
33376
Date
Lundi 15 mai 1995
Amj
Taille
30345
Titre
Le jour où l'armée rwandaise a tiré sur les réfugiés de Kibeho
Sous titre
Paul Lowe, photographe, a été témoin du massacre du 22 avril.
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'image qu'on ne verra jamais mais qui reste gravée dans la mémoire de Paul Lowe, photographe à l'agence Magnum et l'un des rares témoins du massacre de Kibeho, le 22 avril dernier : vers 18 heures, dans la pénombre d'une fin de journée pluvieuse, les soldats du Front patriotique rwandais (FPR) déambulent au milieu des cadavres, lentement, fusil en bandoulière, parapluie dans une main et, dans l'autre, un bâton pour retourner les corps, pour vérifier s'ils sont bien morts et pour éparpiller, en quête de butin, ce qui reste auprès d'eux dans la boue. «Sur les hauteurs de la colline, leurs silhouettes, surmontées de parapluies, se découpaient nettement», se souvient Paul Lowe. Une heure auparavant, sur les mêmes lieux, une fusillade nourrie, des tirs de lance-roquettes et des explosions de grenades ont vidé le camp de Kibeho de près de 100.000 Hutus, des «déplacés» à l'intérieur de leur propre pays.

Les nouvelles autorités de Kigali tenaient à «vider l'abcès» que constituaient, à leurs yeux, les camps de déplacés au Rwanda. Un an après le génocide, qui a coûté la vie à un demi-million de Tutsis et d'opposants hutus à l'ancien régime, le FPR estime que «chacun doit rentrer dans sa commune et, le cas échéant, répondre de ses crimes». Mardi dernier, privés d'eau, de nourriture et de médicaments, les derniers réfugiés du camp de Kibeho, restés barricadés pendant deux semaines dans le petit hôpital en haut de la colline, se sont finalement rendus. Quittant un marécage d'immondices, quelque 200 hommes, femmes et enfants ont laissé derrière eux, selon Radio Rwanda, deux fusils et une grenade. Ce sont les seules armes trouvées dans le camp.

Selon les autorités rwandaises, l'armée aurait ouvert le feu après avoir «essuyé des tirs des miliciens de l'ancien régime tentant de fuir». Selon Paul Lowe, qui était depuis le matin du 22 avril aux abords du camp, l'enchaînement des événements fut autre. «Depuis plusieurs jours déjà, l'armée avait resserré le cordon autour du camp, au point de concentrer toute cette masse humaine dans un espace à peine plus grand qu'un terrain de football, raconte-t-il. Debout, en rangs serrés, la foule voguait dangereusement et, par-ci par-là, de petits groupes ont rompu l'encerclement pour se sauver. Les militaires ont d'abord tiré au-dessus de la tête des fuyards, puis directement sur eux. Il y a eu des morts, et la foule est devenue de plus en plus nerveuse. Enfin, à la mi-journée, une pluie battante a déclenché un mouvement de masse, les gens cherchant à se mettre à l'abri. C'est alors que, dans la panique, une première fusillade a eu lieu. Elle a duré entre trente et quarante minutes.»

Le calme revient, la pluie cesse et, dans les lambeaux de vapeur montant du sol boueux, des réfugiés gémissent à terre, pansent leur plaies ou errent à la recherche des leurs qu'ils ont perdus. «J'ai été autorisé à pénétrer à l'intérieur du camp, à bord d'un véhicule des Nations unies», explique Paul Lowe. Le photographe découvre alors, près de l'hôpital, une soixantaine de morts, puis, à l'entrée du périmètre réservé à l'ONU, occupé par des Casques bleus zambiens, «des corps s'empilant en deux ou trois épaisseurs, sur environ cinquante mètres», fauchés par des tirs dans le dos. «Ils ont essayé de trouver refuge dans la concession des Nations unies. Parmi ces victimes, il y avait beaucoup de femmes et d'enfants.»

En fin d'après-midi, Paul Lowe s'apprête à repartir. «Il était environ dix-sept heures, il pleuvait à nouveau et la nuit allait tomber. Tout semblait calme, puis il y a eu quelques tirs au-dessus de nos têtes dont je ne saurais dire la provenance, peut-être de l'intérieur du camp, et c'est reparti. Pendant plus d'une demi-heure, alors que je suis resté à l'abri auprès des soldats zambiens, j'ai entendu le vacarme des mitrailleuses, des grenades, des RPG. Lorsque j'ai regardé, j'ai vu les soldats du FPR chasser devant eux, en tirant dans le tas, toute cette foule immense qui dévalait la colline. Au début, les soldats ont peut-être seulement paniqué. Mais à la fin, on avait l'impression qu'ils y prenaient plaisir.» Vers 18 heures, le camp auparavant encombré est totalement vide et, sur les hauteurs de Kibeho, il ne reste que des morts.

Combien ? Le gouvernement de Kigali affirme 338, les Nations unies ont avancé le chiffre de 2.000 victimes. Une commission internationale d'enquête, qui s'est réunie pour la première fois le 3 mai à Kigali, est à pied d'œuvre pour élucider les circonstances exactes de la tuerie et pour établir un bilan vérifié. En attendant que vérité soit faite, l'Union européenne a annoncé vendredi qu'elle interrompait son aide au développement ­-- excepté l'aide humanitaire -- au Rwanda.

Combien de morts ? «Je ne peux pas le dire, répond Paul Lowe. C'était difficile à évaluer.» Des médecins militaires australiens, également sur les lieux, auraient dénombré 4.000 corps, le photographe est «sûr d'avoir vu plus de morts que ne veut admettre le gouvernement». Paul Lowe se penche sur ses photos, en met quelques-unes bout à bout. «Voyez, dit-il en levant le regard, si vous comptez seulement ceux-ci...»

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