Fiche du document numéro 33239

Num
33239
Date
Mardi 5 mai 1998
Amj
Auteur
Taille
60585
Titre
Audition d'Hubert Védrine à la MIP [Transcription de MSF]
Nom cité
Source
MSF
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition du 5 mai 1998 :

[Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions.
Il tente de restituer la teneur des informations mais n'en est pas la
transcription littérale.]

Audition de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, ancien
Secrétaire général de l'Élysée.

Étaient présents :

Membres de la Commission de la Défense : M. Bernard Cazeneuve (PS), M. Paul
Quilès (PS), M. Kofi Yamgnane (PS), M. René Galy-Dejean (RPR), M. Jean-Louis
Bernard (UDF), M. Michel Voisin (UDF).

Suppléants : M. Guy-Michel Chauveau (PS), M. Antoine Carré (UDF), M. Michel
Meylan (UDF).

Membres de la Commission des Affaires étrangères : M. Pierre Brana (PS), M.
Yves Dauge (PS), M. François Loncle (PS), M. Jacques Desallangre (RCV), M.
Roland Blum (UDF), M. Jean-Claude Decagny (UDF), M. Jean-Bernard Raimond
(RPR), M. Jacques Myard (RPR).

Suppléants : Mme Monique Collange (PS), Mme Martine Aurillac (RPR), M.
Patrick Delnatte (RPR).



Paul Quilès :

Nous ouvrons aujourd'hui notre 8ème séance d'audition, j'accueille Hubert
Védrine, 18ème personne auditionnée.

Hubert Védrine :

J'ai répondu très volontiers à votre demande de participer à cette mission
et je souhaite contribuer à l'effort que vous entreprenez pour éclairer la
période, la chronologie des événements ainsi que la politique française, ses
objectifs et ses motivations. Je considère que vos travaux sont d'une grande
importance pour le Rwanda, la politique africaine de la France, le
fonctionnement démocratique.

Je veux dire un mot des fonctions que j'occupais :

- de 81 à 86, j'étais conseiller diplomatique de l'Élysée. A ce titre, je
tiens à distinguer le fonctionnement de la cellule africaine dirigée par Guy
Penne et la cellule diplomatique qui entretenaient néanmoins des rapports
courtois.

- de 88 à 91, j'étais porte-parole de la présidence de la République. J'ai à
ce titre traité des questions sur l'Afrique, mais assez rarement. Je n'avais
que des informations générales, mais pour autant, j'avais à l'époque, et
encore plus maintenant une idée assez précise de nos objectifs.

- de 91 à 95, j'étais secrétaire général de l'Élysée. Je recevais en tant
que tel un plus grand nombre d'informations écrites provenant en particulier
de la cellule africaine de l'Élysée, de la cellule diplomatique et de
l'état-major particulier. A partir de mars 93, pendant la cohabitation, j'ai
été amené à traiter un grand nombre de questions internationales. En
particulier, j'étais chargé de fixer l'ordre du jour du Conseil restreint,
qui se tenait en général le mercredi après-midi après le conseil des
Ministres. Ce conseil restreint était préparé avec le premier ministre la
veille. Nous avons dans ce Conseil restreint souvent malheureusement traité
du Rwanda, notamment à propos de l'opération Turquoise.

Pour répondre à vos questions j'aurai à différencier ce que je savais à
l'époque et ce que j'ai reconstitué depuis, notamment entre 1995-96, quand
j'ai écrit mon livre : Les mondes de François Mitterrand.

En ce qui concerne les événements, j'ai toujours vu le président François
Mitterrand, comme le continuateur de la politique africaine de la France.
Ceci apparaissait notamment dans ses déclarations devant le Conseil des
ministres. Il tenait à maintenir les liens que certains pays africains
avaient avec la France. Il avait deux préoccupations principales : l'aide au
développement - c'est pourquoi la France a toujours été le porte-parole de
l'Afrique dans les instances internationales comme le G7, l'Union
européenne... Deuxièmement, le maintien de la sécurité, ce qui nous
rapproche de notre sujet.

François Mitterrand considérait que la France avait un engagement global de
sécurité avec ces pays, qu'il y ait des accords de coopération, de défense
ou pas. L'aide fournie à ces pays pour les aider à assurer leur sécurité
devait leur permettre d'affecter leur budget au développement en gardant de
faibles budgets militaires.

Le Président craignait que si une faction minoritaire, éventuellement aidée
par un pays étranger, venait à renverser un régime en place, il ne s'en
suive une réaction en chaîne qui déstabilise la région. Auquel cas la
garantie française ne vaudrait rien. C'est pourquoi il fallait aider ces
pays. C'est le raisonnement qui a été appliqué au Tchad de 81 à 84 : nous
avons mené une action de coopération, de formation, et même une intervention
militaire directe.

Il me semble que la réaction de François Mitterrand pour le Rwanda en 1990
est de ce type. Le Rwanda est à cette période considéré comme la Suisse de
l'Afrique. Le président Habyarimana était parvenu à apaiser les problèmes
Hutus/Tutsis, et il était bien vu par la communauté internationale. Il
n'était pas question de laisser un gouvernement de ce type être renversé par
une faction minoritaire aidée par un pays voisin. Cela aurait réveillé
d'anciens antagonismes et conduit à de nouveaux massacres. Nous avons donc
entrepris une activité de coopération, une aide à la formation, tout en
refusant un engagement direct. Cette politique peut apparaître aujourd'hui
critiquable, mais voilà comment elle était dessinée.

A partir de ce moment-là, la France a mené une action incessante pour amener
le Rwanda à se transformer. Il fallait le pousser à la démocratisation.
Cette volonté s'inscrit dans les suites du discours de La Baule et la
logique du devoir d'ingérence démocratique. Au Rwanda, il ne faut pas
oublier que le pouvoir était issu d'une immense majorité (80 %). Nous avons
poussé à une solution politique : la recherche d'un partage du pouvoir entre
Hutus du nord (les proches d'Habyarimana), Hutus du Sud, Tutsis de
l'intérieur, voire même Tutsis armés de l'extérieur : le FPR.

La diplomatie française a alors mis les mains dans le cambouis pour aboutir
à un accord politique et a pris contact avec l'ensemble des parties. Nous
nous heurtions à la résistance du président Habyarimana. L'opposition
n'était pas prête non plus à se contenter d'une petite partie du pouvoir. La
France n'a pas soutenu le président Habyarimana, comme je le lis partout.
Elle a fait pression sur lui pour qu'il accepte un partage du pouvoir. Cette
action a débouché sur la signature des accords d'Arusha. Par la suite, de 93
à 94, les oppositions sont montées de toutes parts. La radicalisation a
procédé d'un mélange de panique et de haine, ravivées à l'occasion de chaque
nouvelle offensive du FPR.

Tous les signes annonciateurs d'une catastrophe étaient alors visibles par
tout le monde. C'est pourquoi nous avons poursuivi nos pressions
diplomatiques. Voilà donc quel était le fil directeur de notre politique au
Rwanda : sécurisation et ingérence politique.

Quand l'avion d'Habyarimana a été abattu, le président rwandais venait
d'accepter une concession supplémentaire : en écartant du gouvernement le
parti hutu le plus extrémiste : la CDR (Coalition pour la Défense de la
République). La France pensait, peut-être avec naïveté, avoir obtenu la base
d'une solution politique.

L'attentat a tout mis par terre, c'était d'ailleurs, je pense, sa fonction.
Il a débouché sur les massacres, puis des massacres de grande ampleur
jusqu'au génocide. Face à cette situation, la France est restée en contact
avec toutes les parties en conflit (gouvernement rwandais, FPR, Ouganda) et
a oeuvré pour l'acceptation d'un cessez-le-feu. A cette époque, Mitterrand
rencontre d'ailleurs Museveni, le président ougandais. On sait maintenant
que tous ces efforts ont été vains.

Parallèlement, la France a cherché à obtenir du Conseil de Sécurité un
mandat pour l'organisation d'une opération de "maintien de la paix", si
j'ose dire, ou plutôt de rétablissement de la paix. Elle s'est heurtée à une
grande répugnance des États membres du Conseil de Sécurité, notamment des
États-Unis hantés par l'engrenage de la Somalie. Nous avons finalement
obtenu un mandat, mais aucun État n'était prêt à fournir des troupes. En
désespoir de cause, la France a pris la décision de mettre, seule, en place
l'opération Turquoise, car on ne pouvait pas ne rien faire.

Je vous ai montré les grands traits de l'action de la France au Rwanda.
J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit que de l'application d'un raisonnement
général de la France à l'égard de l'ensemble de la zone.


Audition du 5 mai 1998 :

[Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions.
Il tente de restituer la teneur des informations mais n'en est pas la
transcription littérale.]

Suite de l'audition de M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères,
ancien Secrétaire général de l'Élysée.

Quilès : Je vous remercie de votre intervention. Je me réfère à votre
ouvrage (Les mondes de François Mitterrand) vous dites que François
Mitterrand voulait "faire fond sur Habyarimana" pour pousser le Rwanda à
évoluer. Cette volonté n'a-t-elle pas abouti à des actions déséquilibrées
qui auraient favorisé les extrémistes hutus ? Que pensez-vous de la critique
qui est faite de l'idée d'imposer un fonctionnement démocratique à un pays
dont on pense qu'il est inadapté ? Le partage du pouvoir que nous demandions
ne correspondait peut être pas à la capacité du Rwanda.

Hubert Védrine :Je vais répondre à cela en me servant de ce que j'ai appris
depuis les événements. Je n'étais pas là quand les relations se sont
développées entre François Mitterrand et Habyarimana mais il me semble que
les choses sont claires. Il fallait "faire fond" sur Habyarimana car sa
réputation était bonne : il était hutu, comme 80 % de la population et on
estimait qu'il gérait bien le pays, les tensions semblaient apaisées.
Pourquoi la France se serait-elle livrée à des manipulations à l'ancienne en
le remplaçant par un autre ? En politique étrangère, on fait avec ce qu'on
a, le mieux possible, ou du moins, le moins mal possible.

Je répète que la France n'a pas soutenu le régime en place, elle a exercé
une pression constante sur Habyarimana pour qu'il évolue. Au départ, il
n'était pas favorable à un partage du pouvoir.

La politique africaine de la France n'a eu ni pour objectif ni pour
conséquence de favoriser les extrémistes. Au contraire, elle visait à
détacher les extrémistes du Président. Les extrémistes hutus ont été
exaspérés par l'action de la France en faveur du partage du pouvoir. Quant à
votre seconde question, vous passez d'un extrême à l'autre. On dit que la
France en a trop fait et pas assez. On lui reproche d'avoir fait de
l'ingérence démocratique en poussant à partager le pouvoir avec une minorité
et même une minorité de la minorité, puisqu'il s'agissait d'une faction
armée à l'étranger. C'est une critique qui contredit toutes les autres. Pour
François Mitterrand, si on ne bousculait pas le Rwanda pour aboutir à un
accord politique, on pouvait craindre que le cycle des revanches reprenne,
que le FPR prenne le pouvoir par la force et que cela débouche sur une
reprise des massacres.

G. M Chauveau : A partir de 90-91, des processus de conférences nationales
prennent place un peu partout en Afrique, y compris avec l'aide de l'Église.
Y a-t-il eu de telles tentatives au Rwanda ?

Hubert Védrine :Oui, il y a eu de nombreuses interventions. Les nombreuses
lettres de François Mitterrand à Habyarimana portent toujours sur les mêmes
thèmes : le retour des réfugiés, les Droits de l'Homme, les accords
politiques avec le FPR. Ces pressions en faveur d'une démocratisation n'ont
pas pris la forme d'une conférence nationale mais tel était le fil
conducteur de la France et des pays voisins de 90 à 93. Était-ce légitime ?
Devait-on se mêler de ces affaires ? Ce n'est pas ce qui nous est reproché,
plutôt l'inverse. On entre là dans une autre famille de critiques - qui sont
intéressantes pour la politique africaine de demain.

R.Galy-Dejean : 1/ A propos du fonctionnement des pouvoirs publics en France
: le Père Theunis nous a dit ici que l'ambassadeur Martre lui aurait confié
qu'il recevait des ordres contradictoires en provenance de l'Élysée , du
Quai et Matignon. Je note au passage que M. Martre, auditionné ici, n'a pas
dit la même chose. Que pouvez-vous dire à cet égard ?

2/ Les auditions ont mis en lumière qu'il y avait eu plusieurs génocides
avant 1994, qui procèdent tous d'une lutte pour le pouvoir entre deux
ethnies. Les moyens à disposition de la communauté internationale, ou du
moins des États qui se sont impliqués au Rwanda (la France et la Belgique),
ne consistent qu'en l'interposition et l'intervention humanitaire, souvent
placées sous l'égide des Nations Unies. Ces deux actions consistent à
compter les coups, à enterrer les morts et à nourrir les enfants dont les
parents sont disparus. Je m'adresse à vous en tant que ministre des Affaires
étrangères : la France pourrait-elle promouvoir au sein des Nations Unies,
un nouveau concept juridique qui permette réellement d'empêcher les
massacres. Un tel système pourrait employer tous moyens de coercition. Je
pense aussi à une sorte de mise en tutelle des pays pour lesquels
l'alternance démocratique est impossible sans massacre. Pourriez-vous être
le promoteur de cette idée auprès des Nations Unies ?

Hubert Védrine :En ce qui concerne les ordres contradictoires qu'aurait reçu
l'ambassadeur Martre : pouvez-vous être plus précis : quand ? Sur quels
points ?

René Galy-Dejean : Le père Theunis n'a pas donné de détails. Après avoir été
assez élogieux sur les conditions de l'opération Turquoise, le père Theunis
a précisé que l'ambassadeur avait été embarrassé pour mener une politique.

Paul Quilès : Nous allons à présent procéder ainsi : chaque fois qu'une
personne auditionnée présentera des affirmations devant la mission, je lui
écrirai pour lui demander plus de détails. Je vais ainsi écrire à M.
Cuingnet qui a affirmé ici des choses que l'on ne retrouve pas dans ses
écrits de l'époque. J'écrirai au Père Theunis pour lui demander plus de
précisions, de même qu'à M. Martre pour qu'il confirme avoir tenu ses
propos. Nous avons un devoir de rigueur qui nous confère un droit de suite.

Hubert Védrine :Je ne peux répondre si je n'ai pas plus de précisions. De
façon générale, il existe des mécanismes de décisions qui sont clairs. Il y
a des hiérarchies, des filières de décisions... La politique des différents
canaux est en général la même, mais les périodes de crises, le manque de
temps peuvent modifier cela.

Il y a un principe général de cohérence mais il faut faire des réserves pour
les questions de détail. Il en va de même dans tous les pays.

Votre deuxième question ouvre un vaste sujet, au coeur de la politique
internationale. Il est intolérable d'assister à des massacres, des guerres
civiles, des génocides... Face à ces situations, dans les sociétés
médiatisées, on ne comprend pas qu'il ne soit pas possible d'intervenir. Il
y a d'ailleurs une réflexion à mener sur ce sentiment de toute puissance des
pays occidentaux.

En Afrique, depuis l'indépendance, la zone française est à peu près
stabilisée, il reste néanmoins des situations dramatiques héritées du passé.
En dehors de cette zone, en revanche, on assiste à des dizaines de grands
drames qui font des centaines de milliers de morts. Mais pas en deux mois.

C'est toute la réflexion à mener sur le devoir d'ingérence. Pratiquement
pour le Rwanda, après le début des massacres, la France se tourne vers l'ONU
pour avoir un mandat. Les États membres du Conseil de Sécurité ne répondent
pas, ils avaient d'autres préoccupations. Ils ont leurs propres raisons, des
opinions publiques différentes. C'est difficile d'aller plus loin dans un
tel cadre.

Si on veut revenir aux mandats comme au temps de la SDN pour des situations
ingérables, il faut se demander si cela est compatible avec la notion de
souveraineté et la dignité des peuples. Il faut aussi se demander, outre ce
qu'il convient de faire, comment est-ce applicable en pratique. Que fait-on
ainsi dans la région des Grands lacs ? En Afghanistan ? au Kurdistan ? Les
opérations militaires actuelles dans des situations très difficiles ont en
général des mandats très restrictifs, font face à des problèmes dans la
chaîne de commandement...

Ça ne me choque pas que l'on veuille aujourd'hui ouvrir cette réflexion,
mais il faut être conscient des problèmes que cela pose.

Paul Quilès : Nous poserons ces questions aux représentants des Nations
Unies qui voudront bien se présenter devant nous.

François Loncle : A propos de l'attentat du 6/4/94, de nombreuses questions
ont été posées. Jusqu’à présent les responsables politiques auditionnés ont
affirmé qu'ils ne savaient rien et que personne ne disposait d'éléments. Or,
dans une interview à Paris Match, M. Bernard Debré a dit que les
responsables de l'attentat étaient le FPR aidé par les États-Unis. Il a
donné ensuite des détails incroyables. Il y a un décalage entre les
responsables qu'on a vus et qui ne savent rien et un ministre qui donne tous
les détails

Hubert Védrine :Je n'ai pas d'informations sur ce sujet. Je me souviens que
le jour de l'attentat, François Mitterrand était dans mon bureau et a dit :
"ça va être terrible".

Dès le départ, deux hypothèses ont été évoquées :

- celle selon laquelle Habyarimana aurait été tué par les extrémistes hutus
pour empêcher le partage du pouvoir initié par la France et éliminer une
sorte de 5ème colonne à l'intérieur du pays. Cette hypothèse a été étayée
par la montée extraordinaire des violences.

- celle selon laquelle l'attentat a été perpétré par le FPR, menacé par un
accord politique conduisant à un partage du pouvoir alors qu'il souhaitait
le pouvoir dans sa totalité.

J'ai vu dans le compte-rendu de Filip Reyntjens que s'il était acculé à
choisir entre les deux hypothèses, il privilégierait l'hypothèse du FPR. De
fait, les massacres n'ont pas suivi immédiatement, la veuve du président
Habyarimana a été très surprise et dans l'avion se trouvaient des chefs
militaires extrémistes.

Tout ce que l'on sait, c'est que le missiles était un SAM 16 d'origine
soviétique. Je ne connais pas leur cheminement, les numéros d'identification
sont incomplets. Je ne sais pas d'où M. Debré tient ses informations.

Paul Quilès : J'ai une réponse détaillée de Bernard Debré qui nous sera
utile. Je la verse au dossier. Je souligne que l'on ne sait toujours pas
pourquoi depuis 4 ans, il n'y a pas eu d'enquête sur l'attentat, en France
ou ailleurs.

Jean Bernard Raimond :Pour revenir au problèmes des mandats, il existe déjà
des mesures d'imposition de la paix : c'est le chapitre VII de la Charte des
Nations Unies. Il a été mis en oeuvre en ex-Yougoslavie, cela n'a pas
fonctionné précisément à cause de la lourdeur de la chaîne de commandement.
Je voudrais remercier M. Védrine pour son exposé qui resitue le Rwanda dans
la politique française en Afrique. Je le remercie aussi d'avoir précisé les
rapports entre la cellule africaine et la cellule diplomatique de l'Élysée.
J'ai vécu la même situation quand j'étais conseiller diplomatique du
président Pompidou. Il y avait une différence totale entre ces deux
cellules.

Vous avez bien expliqué que les contradictions ne portent pas sur les
objectifs généraux mais sur la mise en oeuvre, comme partout.

Quand vous étiez secrétaire général, vous aviez le contrôle ou des rapports
étroits avec la cellule africaine, pensez-vous que des informations aient pu
vous échapper ? Je vous demande cela sans arrière-pensée.

Avec la montée des oppositions entre 93 et 94, plusieurs personnes
auditionnées ont dit qu'on pouvait prévoir le génocide, qu'en pensez-vous ?

Hubert Védrine :Sur le premier point, j’évoquerai les opinions publiques
occidentales. L'opinion publique américaine ne supporte par exemple pas la
mort d'un seul soldat américain. L'opinion française ne supporte pas les
formes que revêtent nos opérations, qu'elle trouve peu claires... Il y a
donc des contradictions très compliquées qui se sont ressenties en Afrique,
en Bosnie...

Des informations ont-elles pu m'échapper ? Naturellement, c'est possible. Je
me suis beaucoup renseigné depuis, j'ai beaucoup lu... et j'ai appris mille
détails que je ne connaissais pas. La période qui va de la fin des années 80
au milieu des années 90 est ponctuée d'événements colossaux (l'époque
Gorbatchev, Maastricht, l'Europe...) sur lesquels j'ai travaillé. Dans ce
cadre là, des informations ont pu m'échapper sur le Rwanda. Je ne
connaissais pas le détail de la coopération militaire. Quant à la
coopération politique, je savais ce qu'on cherchait à faire, mais je ne
connaissais pas les détails. On ne peut pas savoir tout ce qui se passe dans
le monde en temps réel. Mais il est important de savoir si les pratiques
sont cohérentes avec la volonté d'ingérence démocratique systématique et de
sécurisation. Or, tout ce que j'ai relu depuis m'a paru cohérent.

J'apprenais parfois après les détails de rencontres avec le FPR, les proches
d'Habyarimana, l'Ouganda, la Tanzanie, les contacts avec les États-Unis...

Pouvait-on anticiper le génocide ? C'est facile après. Tout le monde savait
qu'il y avait un risque de reprise des massacres, c'était une véritable épée
de Damoclès qui menaçait en permanence le Rwanda. L'idée d'un retour du FPR
provoquait une tension folle allant jusqu'à des massacres préventifs, suivis
de représailles... Avions-nous une idée qu'un risque planait ? Oui, D'où
l'action diplomatique que nous menions pour aboutir à un accord politique.
Mais on ne pouvait prévoir la forme que cela prendrait, affirmer que l'on
savait qu'il y allait avoir un génocide, c'est jouer les Nostradamus. Notre
objectif était d'aller plus vite que la fatalité.

Quilès :En septembre 92, le conseiller à la présidence, Bruno Delhaye, écrit
à un ministre rwandais pour le remercier de l'envoi d'une pétition en faveur
de la politique africaine de la France au Rwanda. Or on savait que ce
ministre était le responsable de la CDR, qui regroupe les extrémistes. Quels
sont vos commentaires ?

Hubert Védrine :Il faudrait être plus précis, je ne sais pas à quoi vous
faites référence. A cette période, la France est en contact avec tout le
monde : les Tutsis de l'extérieur, de l'intérieur, les Ougandais, les
extrémistes hutus...; il y a eu des correspondances dans tous les sens avec
l'ensemble des acteurs. Il y a même eu des contacts avec tout le monde après
le génocide pour essayer d'arrêter les massacres. Il ne s'agissait pas de
contacts sélectifs. Il y eu de nombreuses correspondances de Mitterrand à
Habyarimana pour inciter à une évolution politique souhaitée. François
Mitterrand a même écrit à Clinton pour qu’il ne bloque pas une intervention.
Il faut avoir une vision d'ensemble de ces prises de contacts et ne pas se
focaliser sur une partie. Il y avait alors un accord assez général entre la
France, la Belgique, les États-Unis pour impliquer tout le monde afin
d'aboutir à un accord. C'est seulement à la fin que l'on a décidé d'écarter
la CDR ; Habyarimana avait accepté.

Bernard Cazeneuve :Après le début du génocide, il y a eu des contacts entre
le gouvernement intérimaire rwandais et la France. On parle notamment d'un
contact le 27/4/94 entre le ministre des Affaires étrangères du gouvernement
intérimaire rwandais et le gouvernement français. Avez-vous des informations
?

Hubert Védrine :Les contacts ont continué tant que nous avons espéré pouvoir
aboutir à un cessez-le-feu. Nous avons pris des contacts auprès de toutes
les parties : le gouvernement intérimaire, le FPR qui était je vous le
rappelle un mouvement armé voulant prendre le pouvoir par la force (et on
aurait pu nous reprocher d'avoir un contact avec ce mouvement), Museveni..
Ces tentatives de persuasion ont duré des semaines...

Michel Brana : 1/ J'ai été très attentif à votre argumentation sur une
invasion venant de l'étranger et sur les pressions exercées en faveur d'un
partage du pouvoir. Reste que la France a formé des recrues rwandaises, les
a entraînées militairement pour être des combattants. Or, on savait que
toutes les recrues étaient hutues. Comme il existait déjà une menace de
génocide, en formant toujours la même ethnie, on prenait position par
rapport au génocide. Cela me préoccupe.

2/ J'ai lu le rapport du Sénat belge. On y cite le fax du Général Roméo
Dallaire de janvier 1994 où il fait part avec beaucoup de précisions de
l'entraînement par les milices de 1 700 hommes dans des camps militaires
hors de Kigali et que ces hommes se sont infiltrés dans Kigali avec la
volonté de pouvoir exterminer les Tutsis qui avaient été recensés
auparavant. Le Général a affirmé que ces informations avaient été
communiquées aux ambassadeurs de France, des États-Unis et de Belgique. Les
a-t-on eues ? Quelle a été la réaction de la présidence et du gouvernement ?

3/ L'Opération Amaryllis : le Général Dallaire, toujours, affirme que si on
avait déployé des troupes au moment de l'opération Amaryllis on aurait pu
sauver la vie de centaines de milliers de Rwandais. Quelle est votre opinion
?

4/ Enfin, après l'attentat, la France est le seul pays qui a reconnu la
légitimité du gouvernement intérimaire composé des pires extrémistes hutus.
Cette reconnaissance a-t-elle fait l'objet d'un débat à la présidence et
avec le gouvernement. Y a-t-il eu accord ? Pourquoi l'a-t-on reconnu ?

Hubert Védrine :1/ Je souhaite qu'on note sur le compte-rendu que je suis
choqué par la formulation de M. Brana "prendre position par rapport au
génocide". On est en plein anachronisme. On ne peut pas dire ça, on n'est
pas en train d'écrire un article. La France a décidé d'exercer un devoir de
sécurisation d'un pays stable menacé par l'étranger. François Mitterrand a
toujours refusé l'engagement direct, d'où nos tentatives de passer le relais
au Nations Unies. La France a aussi proposé une coopération, une formation
pour que le pays apprenne à développer sa capacité à assurer sa sécurité. Ce
qu'on a fait dans d'autres pays d'Afrique.

On a formé l'armée au Rwanda. Ce n'est pas à la France de dire, pas plus au
Rwanda qu'en Côte-d'Ivoire, qu'on va former ceux-ci et pas ceux-là. D'autant
que les recrues hutues représentaient 80 % de la population. On a, ailleurs,
formé des armées moins représentatives... Affirmer qu'en formant les
recrues, nous avons "pris position par rapport au génocide", c'est faux et
injuste, ce serait aussi injuste que de dire que les États-Unis, qui ont
formé des Ougandais qui eux-mêmes ont accompagné et encadré le FPR, ont
ainsi soutenu les massacres que le FPR a commis dans le Kivu.

L'idée de la France à ce moment était de former une armée capable, faisant
la différence entre les opérations militaires normales et des exactions. Il
n'y a pas de différence avec ce qui a été fait dans les autres pays
d'Afrique. Si ce n'est qu'ici, on a été dépassé par le retour de la
fatalité. On ne peut pas ainsi caramboler les moments, les contextes et les
intentions

2/ Quant au fax de Dallaire de janvier 1994, dans toutes les périodes, des
informations circulent sur les pires intentions des uns et des autres. Un
chercheur auditionné a dit ici, ou dans un de ses livres, que le Rwanda
était un pays où circulent depuis des années des projets terribles, des
listes de gens à tuer... En effet, il y a eu le fax de Dallaire. Mais
Dallaire s'est aussi rendu à New York 8 jours avant l'attentat et y a fait
un rapport optimiste sur la situation au Rwanda, a considéré que les accords
d'Arusha étaient en bonne voie, et que c'était relativement encourageant. Le
département de maintien de la paix des Nations Unies explique que, compte
tenu du climat créé par ce rapport, au début de l'attentat, ils n'ont pas
tout de suite réalisé la portée des événements. Il faut faire attention aux
anachronismes.

3/A propos d'Amaryllis, c'est toujours facile de mener une opération
militaire rétrospective quand on n'est pas militaire. Il faut se replacer
dans le contexte et songer que l'assassinat des Casques bleus belges a
incité la Belgique à demander le retrait précipité de la Minuar. La France a
obtenu que ce ne soit pas un retrait mais une diminution des effectifs. En
l'occurrence, si quelqu'un avait les moyens de déployer des troupes et
d'agir pour provoquer un effet dissuasif à Kigali, c'était bien Dallaire.
Mais il n'avait pas mandat pour le faire.

Paul Quilès : En ce qui concerne le Général Dallaire, j'ai lu dans la presse
(on lit beaucoup de choses dans la presse) qu'il réservait ses analyses pour
les parlementaires français. J'ai lu que la France aurait demandé la tête de
Dallaire et que lui-même aurait déclaré qu'il ferait abattre les avions si
les Français décidaient de sauter sur Kigali. Cette nouvelle a été pour moi
une surprise. Est-ce que vous avez des éléments en ce qui concerne cette
affaire ?

Hubert Védrine :Qu'il veuille abattre les avions français, ça prouve qu'il
en avait les moyens en tout cas... Je ne sais pas puisqu'il prétend vouloir
vous réserver les... Il a déjà fait des déclarations devant le Tribunal
d'Arusha. Attendons ses informations.

En ce qui concerne le quatrième point de Monsieur Brana, il ne s'agit pas de
déclarer un groupe comme légitime ou pas légitime. La France a cherché à
négocier un cessez-le-feu avec les forces en présence. Or les massacres ont
duré longtemps. Parallèlement aux massacres, il y a l’offensive militaire du
FPR. La France était la seule à avoir des contacts avec les uns et les
autres, elle n'a pas jugé les uns plus légitimes que les autres. Elle n'a
pas pris contact avec le gouvernement parce qu'elle le trouvait spécialement
légitime. D'ailleurs dès que cela a été possible, grâce à nos contacts en
Ouganda, la France a rouvert une antenne diplomatique à Kigali. On pourrait
me demander pourquoi nous avons jugé légitime le FPR qui venait de prendre
le pouvoir par la force. Le France ne trie pas, ne distingue pas, elle voit
qu'il y a un affrontement terrible, elle essaye de l'empêcher seule et de
faire quelque chose. Elle parle alors avec les uns et les autres car on ne
négocie pas un cessez-le-feu en négociant avec une seule partie.

Jacques Myard : Merci d'avoir recalé les choses et rappeler la réalité du
monde international. Certains stratèges de café du commerce pourront
toujours regretter que l'ordre international n'impose pas à la France de ne
reconnaître que les oppositions et ne traite pas avec les gouvernements en
place. Le monde n'est pas parfait, on doit réfléchir, dans la ligne de ce
que disait René Galy-Dejean, au fait que la démocratie ça s'apprend et,
pendant un certain temps, le despotisme éclairé est encore une certaine
garantie d'une bonne marche des choses. Il ne faut pas rêver un monde
meilleur qui n'existe pas, on devrait d'ailleurs appliquer ça à une certaine
construction européenne, mais ça nous emmènerait trop loin. Vous avez
souligné la volonté légitime de la France en Afrique sur la nécessité de
maintenir un minimum de sécurité pour éviter un dérapage total. Vous avez
fait allusion au soutien au gouvernement en place -80 % de la population, ce
n'est pas rien-. Quels types de renseignements aviez-vous sur les attaques
venant de l'extérieur, quels faits précis, quels rapports sont arrivés à la
présidence de la République, dans la période 90-91 ?

Et enfin, en matière de cohérence, dans la période de cohabitation 93-94,
j'ai le sentiment que cette cohérence a joué à plein et qu'il n'y a pas eu
un hiatus sur l'analyse faite entre le président de la République, le
ministre des Affaires étrangères et le premier ministre...

Hubert Védrine :Il faut faire attention sur la question de la
démocratisation forcée et éviter d'entrer dans des raisonnements
relativistes qui réserveraient la démocratie aux pays occidentaux. On ne
peut pas non plus plaquer la démocratisation, qui a mis des siècles chez
nous à aboutir, sur des pays qui n'y sont pas préparés. Entre rien et une
démocratisation par décret, il existe un travail méthodique sur l'État de
Droit.

Vous employez aussi, peut être malgré vous, le terme de soutien au président
Habyarimana, il n'y a pas eu soutien, d'ailleurs lui-même ne l'a pas vécu
comme ça. La sécurisation s'est accompagnée de la privation progressive du
pouvoir du président. Il a seulement été traité comme un partenaire évident,
mais n'a pas été soutenu.

En ce qui concerne le soutien de l'Ouganda au FPR, de nombreux rapports le
confirment. D'ailleurs, l'ONU a placé les observateurs à la frontière de
l'Ouganda et pas d'un autre pays. De nombreux rapports ont montré que les
réfugiés tutsis qui étaient partis au moment de l'indépendance du Rwanda
avaient joué un rôle important en Ouganda, dans l'accession au pouvoir de
Museveni, que celui-ci avait une dette envers eux. Il y a une logique
ougandaise qu'on peut comprendre et qui s'est traduite par un soutien clair.

Pour ce qui est de la cohabitation, il n'y avait pas de désaccord sur
l'analyse mais des discussions sur des modalités. Le Président et le premier
ministre étaient d'accord sur la nécessité d'agir. Sur la mise en oeuvre de
Turquoise, il y a eu des discussions : fallait-il intervenir au Rwanda ou
depuis une base extérieure, au Zaïre ou au Burundi ? Combien de temps cela
devait-il durer ? Ces décisions ont été prises dans le cadre du Conseil
restreint.

Kofi Yamgnane : Historiquement, le Rwanda n'a pas de relations avec la
France qui est arrivée après son indépendance. Le sous-sol rwandais n'a pas
de matière stratégique, c'est un petit pays... Pourquoi la France a-t-elle
tant voulu être présente au Rwanda surtout que, quelques années auparavant
on a subi un scandale au Burundi, je pense à l'affaire du carrefour du
développement. Cette décision a abouti à une position très contestée. Les
plus cléments nous accusent d'avoir laissé faire, les plus méchants, d'avoir
participé au génocide.

Hubert Védrine :Personne n'a jamais dit que le Rwanda était stratégique.
Après les indépendances mal préparées du Zaïre, du Rwanda et du Burundi -
indépendance marquée par des massacres et les premiers exodes au Rwanda, ces
pays se sont tournés vers la France, seul pays qui ait conservé une
politique africaine, des amitiés, une coopération, des intérêts envers les
pays d'Afrique. Quand ces pays se tournent vers la France, pourquoi ne pas
les accueillir ? C'est un hommage rendu par des pays africains à la
politique africaine de la France, critiquable certes, mais qui avait le
mérite d'exister. Les autres pays s'étaient désintéressés de l'Afrique. Cela
ne signifie pas que le Rwanda soit devenu stratégique, l'important c'est
l'approche globale, c'est l'ensemble des pays d'Afrique liés à la France qui
étaient stratégiques.

Yves Dauge : Vous dites que la France a mené une action au Rwanda avec
l'ensemble des parties prenantes ? Était-ce une constante ? Était-ce vrai
aussi pour l'opposition hutue ? Vous avez parlé des contacts pris avec les
États-Unis pour faire pression sur l'Ouganda, la France a-t-elle eu des
contacts directs ?

Hubert Védrine :La France était bien seule, tout ce qui a été mené par la
France était insuffisant mais ceux qui n'ont rien fait sont encore plus en
défaut. Nous avions une volonté de jouer sur toute la palette, il y a eu de
nombreuses rencontres de 91 à 93 entre l'Ouganda et Paris. En 92, des
représentants du Département d'État américain y ont été associés. A
l'époque, il régnait un certain optimisme qui consistait à espérer que les
contacts avec l'Ouganda obligerait le FPR à accepter un accord sur une
partie du pouvoir. Or, le FPR voulait reprendre tout le pouvoir par la
force. La seule voie était politique mais nous ne rencontrions la volonté
évidente d'aucune des parties.

S'il n'y avait pas eu l'attentat, cela se serait peut être passé autrement.

Michel Voisin : Vous dites que la politique française a consisté à refuser
l'engagement direct. Or, en 1990, on a dit que les FAR avaient repoussé le
FPR avec l'aide de la France, de la Belgique et du Zaïre. Quelles
informations avez-vous sur cette question ?

Par ailleurs, c'est au moment où le FMI suspendait les aides au Rwanda en
raison du gonflement du budget militaire rwandais - c'est le moment où les
effectifs passent de 5 000 à 40 000 - que la France redéfinit les principes
de sa coopération avec le Rwanda. N'y a-t-il pas ici une contradiction ?

Hubert Védrine : Je ne m'attendais pas à entendre la louange du FMI sur ce
point. Je ne pense pas que les fonctionnaires du FMI ait considéré à ce
moment qu'ils avaient la charge de maintenir la sécurité au Rwanda et
d'obtenir le règlement de la crise par un accord politique. Ils ont dû
prendre en compte des critères de budget. Le budget militaire gonflait tout
simplement parce que le pays était attaqué de l'extérieur.

Nous avions notre raisonnement. Il n'était pas question pour nous de jouer
les Ponce Pilate. Le paradoxe aurait consisté pour la France à se retirer au
moment où l'on avait le plus besoin de notre aide. Nous avons lancé
plusieurs appels au Conseil de sécurité qui sont resté aux abonnés absents,
car les enjeux étaient inexistants du point de vue de ses États membres.

En ce qui concerne l'idée d'une intervention directe, chaque fois que le
Président Habyarimana l'a demandée, François Mitterrand l'a refusée.
Habyarimana s'en est toujours beaucoup plaint. Quant aux modalités de la
coopération sur le terrain, il faut les demander aux militaires. Nous
réalisions une action de coopération par rapport à un pays attaqué.

Michel Voisin : Quels étaient les effectifs du FPR ?

Hubert Védrine : Je ne sais pas. Je pourrais vous donner une réponse plus
précise plus tard..

Paul Quilès : Nous poserons ces questions aux experts que nous entendrons
demain. J'en profite pour annoncer que nous auditionnerons demain à huis
clos le général Jean Varret, le colonel René Galinié et le colonel Bernard
Cussac. Nous entendrons aussi en public l'amiral Lanxade, Chef de l'état
major particulier de François Mitterrand de 1991 à 1995.

Bernard Cazeneuve : Merci de vos précisions et de vos renseignements
précieux.

En ce qui concerne les relations entre la France et les États-Unis de 1990 à
1994 sur la question du Rwanda : y avait-il antagonisme sur l'avenir de la
région ? François Mitterrand a-t-il tenté d'influer sur les États-Unis pour
faire en sorte qu'ils adhèrent à sa vision ?

Vous avez décrit l'appareil d'État et les relations entre la cellule
africaine de l'Élysée, le conseiller diplomatique et l'état major
particulier du Président. Compte tenu de l'importance de l'analyse
diplomatique, et des pays de la sous-région, était-il opportun d'avoir
séparé la cellule africaine du reste ? Quelle est la part du rôle dans
l'impulsion et la définition de la politique africaine de la France qui ne
relevait pas du Ministère des Affaires étrangères ? Quel était le rôle
précis de l'état major particulier dans la définition de la coopération et
des opérations sur le terrain ? A-t-il pu bénéficier comme cela a été dit
d'une ligne directe avec le commandement des troupes au Rwanda ?

Hubert Védrine : La réponse à ces questions exigerait de ma part un exposé
long et fastidieux.

Le Rwanda n'a jamais été un sujet central entre la France et les États-Unis.
Il y avait bien d'autres sujets : les relations est-ouest,
l'ex-Yougoslavie... Mais les priorités de la France et des États-Unis
étaient différentes. Le raisonnement américain était fondé sur une suspicion
à l'égard du Soudan, considéré comme un foyer de terrorisme, ce qui explique
leur soutien au président Museveni. Pour le reste, les Américains n'avaient
pas d'idée préconçue, en dehors de leur proximité avec Museveni, et
indirectement avec le FPR. Il n'y avait pas de concurrence entre la France
et les États-Unis. Le sujet n'était d'ailleurs jamais traité au plus haut
niveau entre les deux pays. La France a d'abord demandé d'agir sur l'Ouganda
pour qu'il fasse pression sur le FPR. Puis, il y a eu l'administration
Clinton, qui a été traumatisée par la Somalie et qui a exclu toute nouvelle
intervention en Afrique jusqu'à l'intervention en Centrafrique, qui a
demandé des mois de discussions.

Pour la répartition entre les différents organes de l'Élysée, elle dépend du
Président qui la définit comme il l'entend, elle dépend de la pratique. Il
n'y a pas de règle écrite. On exagère en général le rôle de la cellule
africaine de l'Elysée qui fait l'objet de fantasmes. C'est pourtant assez
simple. Elle ne mène pas une politique africaine dans son coin, même si le
responsable de la cellule africaine passe rarement un jour sans avoir un
président africain au téléphone. Il ne doit cependant pas y avoir
d'exagération.

Les relations entre la cellule africaine et le Secrétaire général dépendent
de l'organisation interne de l'Élysée. Le Secrétaire général reçoit des
notes de la cellule africaine. Ces petites cellules sont en général très
occupées. Il faut dans chacun de ces organismes des spécialistes des
relations avec l'Afrique. L'important n'est pas de fusionner mais de bien
coopérer. La cohérence entre les différents organismes s'établit au niveau
du Secrétaire général ou du Président. Il règne un certain pragmatisme, mais
qui ne dissimule rien. Qu'y aurait il d'ailleurs à dissimuler ?

Quant à l’Etat-Major particulier, il s'agit d'une petite administration.
C'est l'organe chargé de transmettre les informations au Président et de
retransmettre ses décisions. Il est aussi chargé de préparer les Conseils de
Défense. Il ne peut prendre de lui-même aucune initiative, aucune décision.
Les gens qui y travaillent peuvent avoir leur opinion et l'exprimer, mais
ils n'ont pas de pouvoir de décision.

Paul Quilès : Je vous remercie pour votre intervention que nous avons
beaucoup appréciée ; je dis ça sans excès de déférence, comme cela a pu nous
être reproché ici ou là.

Hubert Védrine : Je me réjouis à titre personnel de l'existence de cette
mission d'information, intéressante à tout point de vue, d'autant plus que,
je tiens à le souligner, le problème des Grands Lacs n'est pas réglé.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024