Fiche du document numéro 33036

Num
33036
Date
Samedi Juin 2013
Amj
Taille
4238908
Titre
Léon Saur, Catholiques belges et Rwanda : 1950-1964. Les pièges de l’évidence, Thèse sous la direction du professeur Pierre Boilley, Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, 2013 [Recension]
Nom cité
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Source
HMC
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Les historiens, et tous ceux qui ont été
marqués par le génocide rwandais de
1994, doivent en premier lieu remercier
Léon Saur pour avoir osé se confronter à
un sujet aussi brûlant et délicat et surtout
pour avoir trouvé un ton, une approche,
une largeur de vue qui marqueront
durablement l’historiographie du Rwanda.
La découverte par le doctorant de la
question rwandaise au travers de ses
responsabilités politiques aurait pu
l’entraîner vers des positions partisanes.
Bien au contraire, son expérience de
la vie publique belge l’a mis en garde
contre les embûches et ouvert une vaste
documentation d’accès difficile. Il en
résulte un travail exceptionnel par son
ampleur et la masse de la documentation
rassemblée, 2121 pages de texte (et plus
de 9000 notes), suivies d’une imposante
bibliographie et d’un index des noms
de personnes. Il en résulte surtout la
démonstration qu’il est possible de rendre
compte de la complexité, ce qui ne veut
pas dire prétendre tout expliquer.
Son premier intérêt réside dans
un projet très clairement explicité en
introduction mais dont le titre ne rend
pas compte de toutes les dimensions. La
thèse vise bien à reconstituer le processus
qui mène à l’émancipation du Rwanda
sous mandat belge en l’observant à travers
les relations entre catholiques belges et
rwandais. Mais elle dit beaucoup plus et
s’intéresse aussi aux colonisateurs, aux
missionnaires, belges mais pas seulement,
aux colonisés. Elle est ainsi amenée à
revisiter le long processus historique qui
a débouché sur la construction d’identités
collectives à base ethnique dont on sait les
conséquences tragiques.
Pour mener à bien son entreprise,
le doctorant décrit dans une première
partie « l’arrière-plan historique » dans
les années 1950, puis il reconstitue les
péripéties successives qui conduisent en
1962 à l’établissement d’une République
autoritaire à visage catholique social sous
la conduite de Grégoire Kayibanda et du
Parmehutu. Mais afin de rendre compte
du caractère double revêtu par cette
émancipation, il traite de manière séparée
ses deux faces, politique et sociale. La
deuxième partie s’intéresse à la dimension
sociale, qualifiée de révolution par ceux
qui se présentent comme agissant pour les
Bahutu, assimilés à des serfs sédentaires,
décidés à renverser une féodalité qui
serait aux mains des Batutsi, étiquetés
descendants de nomades éthiopides. La
troisième partie s’attache à la dimension
ethnique revêtue par la vie politique et
analyse le rôle joué par les ethnologues
de la colonisation belge dans une
ethnicisation progressive et irréversible.
Une quatrième partie s’attaque enfin à une
des énigmes de cette histoire tragique :
comment le catholicisme social belge, y
compris dans son aile progressiste, a-t-il
pu tolérer et légitimer un discours raciste,
favoriser l’ascension et la prise de pouvoir
de Grégoire Kayibanda et l’instauration
du parti unique, justifier ou laisser
s’accomplir une évolution marquée par
la montée de la violence et les premiers
massacres à caractère génocidaire ?
Acteur politique des négociations des
années 1980 devenu analyste scrupuleux
des événements antérieurs, M. Saur a eu
accès à une documentation considérable,
inédite et souvent accablante qui donne à
son analyse un caractère souvent définitif
et quasi exhaustif. Il l’a complétée par
une bibliographie impressionnante qui lui
permet de replacer les événements dans
un contexte plus large et de discuter les
catégories et les concepts mis en avant
par les auteurs pour analyser le conflit
« ethnique ». Son propre engagement, par
rapport auquel il a su prendre la distance
critique nécessaire, lui permet d’entrer à
l’intérieur de négociations d’une extraordinaire
complexité, d’élucider les logiques auxquelles
obéissent les protagonistes, de déceler dans
les comportements des principaux acteurs les
intentions non avouées, de faire la lumière sur
les apparentes contradictions qui semblent
caractériser les itinéraires de certains
protagonistes. Au bout de cette longue et
minutieuse analyse, une conclusion générale
récapitule en une vingtaine de pages les
conclusions de chaque partie avec la volonté
de mettre en garde contre toute explication
simplificatrice qui voudrait trop vite rendre
compréhensible une histoire marquée par
son caractère paradoxal et sa complexité. Le
doctorant y propose une essai d’explication
de la dérive ethniciste qui méritera d’être
reprise pour servir de point de départ à un
nécessaire débat public.
Le plan a choisi de reconstituer trois
chrono(logiques) : celle de la révolution
sociale, celle de l’ethnicisation à laquelle
participent activement les élites belges,
celle du catholicisme social belge qui
intervient constamment dans le processus
et conforte la thèse ethnicisante. Cette
démarche, qui a l’avantage de respecter
la complexité, a l’inconvénient pour le
lecteur de l’obliger à parcourir certains
événements plusieurs fois, et à attendre la
quatrième partie pour connaître l’itinéraire
de Kayibanda. Mais Léon Saur produit
sur tous ces points lors du débat oral les
justifications de ses choix.
Cependant l’essentiel réside dans une
démonstration qui ne se contente pas
de démonter la racialisation des rivalités
politiques et cherche à l’interpréter. Le
rappel du contexte anticommuniste et,
plus inattendu le rapprochement avec
l’Afrique du sud sont précieux pour
comprendre les grilles de lecture qui
s’imposent dans les milieux catholiques.
De la sorte la thèse pose des questions
essentielles sur l’attitude des catholiques
sociaux et leur rôle dans cette évolution.
L’acceptation de la racialisation tant
parmi les responsables politiques et
ecclésiaux, les missionnaires de terrain,
les chrétiens et les non chrétiens, reste
cependant problématique. M. Saur semble
considérer qu’elle est cohérente avec le
refus de penser la révolution sociale en
termes marxiens de lutte des classes. Mais
il suggère que Kayibanda a subi l’influence
par ses lectures du marxisme-léninisme
dans les modes de conquête du pouvoir. Il
insiste aussi sur le camouflage du racisme,
conscient ou non, derrière l’identification
des ethnies à deux peuples ayant eu des
histoires différentes, réinterprétation de
l’histoire qui se donne une apparence
scientifique avec l’ethnologie coloniale
mais aussi des intellectuels rwandais qui
en font une histoire officielle, que ce soit
pour renforcer un camp (la légitimité
de la monarchie dite tutsi avec l’abbé
Kagame) ou l’autre (celui du Parmehutu
qui se proclame le défenseur des hutus
dominés). Le précis d’histoire publié
à Kigali en 1971 pour les collèges et
lycées, rédigé par un historien père
blanc, reprend pour l’essentiel (avec
quelques conditionnels) l’histoire du
peuplement reconstituée par A. Kagame :
« La minorité “éthiopide” dirigeait et
dominait presque exclusivement le reste
du peuple rwandais » (p.52).
Le glissement du social au racial, s’il
a des antécédents depuis le début de
la colonisation, ne triomphe pourtant
qu’à une date récente. Le processus n‘est
nullement linéaire, et l’observateur assiste
dans les années 1950-1960 à la confusion
croissante des catégories politiques,
sociales, ethniques, qui débouche sur
le déchaînement final de la violence.
Les protagonistes semblent s’enfermer
progressivement dans une vision de
l’histoire et de la société qui ne laisse plus
de place à la critique, à la négociation
et au compromis. Sans doute certains
protagonistes sont passés maîtres dans l’art
d’utiliser cette radicalisation pour conquérir
le pouvoir et conforter leur ascension sociale.
Mais l’instrumentalisation n’explique pas
l’adhésion massive de la population à cette
vision. L’explication apportée à l’occasion
du débat avec le jury par Léon Saur ouvre
une piste féconde. Ce dernier insiste sur
la dimension performative des mots,
a fortiori quand ils prétendent dire l’identité
et classer les individus. Le cas rwandais
illustre la capacité du politique à imposer
des identifications à des populations
qui finissent par les intérioriser. Les
années étudiées par la thèse montrent
comment s’effectue le passage de simples
représentations jugées utiles pour la
gestion coloniale à une conscience de
soi conforme à cette représentation.
Insidieusement, la population en vient à
entrer dans les catégories de tutsi et de
hutu, à en admettre le caractère biologique
et ethnique, jusqu’à se trouver piégée par
cet enfermement dans un antagonisme
ethnique où l’élimination de l’autre
devient la condition de l’affirmation
de soi. Conséquence particulièrement
perverse de ce glissement, la négation de
cet antagonisme est perçue comme une
nouvelle ruse pour masquer la domination.
Moins surprenante semble à l’auteur
l’apparente contradiction entre un
discours missionnaire qui d’un côté
prône l’égalité sociale et dénonce la
hiérarchie des races et, de l’autre, donne
son appui et sa caution au tournant des
années 1960 à une nouvelle république
ni démocratique ni égalitaire mais jugée
légitime dès lors qu’elle se dit inspirée
par le catholicisme social et se montre
favorable aux missions. Ainsi se joue
à nouveau au Rwanda un nouvel épisode
des relations difficiles entre la démocratie
et le catholicisme social élaboré à
la fin du xixe siècle. Les anciennes
réticences contre le libéralisme politique
et sa conception individualiste de
la démocratie font passer au second plan
les entorses à la démocratie du jeune
État rwandais dès lors qu’il prétend
réaliser un ordre social conforme
au projet catholique social et mettre
fin à la subordination de la majorité par une
minorité. La vieille utopie missionnaire
de l’édification de nouvelles sociétés
chrétiennes, réactivée après la deuxième
guerre mondiale dans les habits de
la doctrine sociale catholique, a cru trouver
dans les Grands Lacs une occasion de
devenir réalité. Cela semblait justifier une
bienveillance qui se révèlera peu à peu
aveuglement meurtrier conduisant au
grand effondrement de 1994.
Cette thèse marquera à l’évidence une
nouvelle étape dans l’interprétation de
l’émancipation du Rwanda et constitue
une contribution exceptionnelle à la
construction des identités et la politisation
des appartenances ethniques. Et pas
seulement au Rwanda. Il faut espérer
qu’elle trouvera l’écho qu’elle mérite
et les chemins de l’édition malgré ses
dimensions.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024