Fiche du document numéro 32936

Num
32936
Date
Lundi 19 juin 2023
Amj
Taille
36142
Titre
L'armée française au chevet de ses blessés psychiques
Sous titre
Environ 3 000 soldats français souffrent de syndrome post-traumatique. Des militaires témoignent, alors que l'armée organise la Journée nationale des blessés, samedi 24 juin.
Nom cité
Nom cité
Source
Commentaire
Isn't Marin Gillier especially conscious of having watched the massacre of the last Tutsi of Bisesero for three days and probably of having taken up the cause of the killers? It is regrettable that the journalist does not address this issue in his article.
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Les souvenirs blessent parfois plus violemment que les balles, au point de laisser un soldat invalide. Mais le handicap du vice-amiral Marin Gillier est invisible : il s'agit d'une blessure psychique que les psychiatres appellent le stress post-traumatique (SPT). Pour cet ancien nageur de combat qui a passé quarante ans dans les forces spéciales, cela a commencé au Rwanda, en 1994, lors de l'opération Turquoise. Sa voix se brise en évoquant ce bâtiment « aux murs couverts de sang jusqu'à deux mètres de hauteur ». Étouffant un sanglot, il reprend la parole devant des centaines de personnes, des militaires ou des membres de leur famille, venus assister au colloque organisé en avril dernier par l'association Solidarité défense sur les blessés psychiques de guerre : « Il y a un enfant qui tète le sein de sa mère, qui n'a plus de tête... Comment supporter cela ? Comment résister à la puissance déstructurante de la souffrance ? », lance-t-il.

Le mal était là, tapi, mais la blessure a surgi brutalement, des années plus tard, au moment où Marin Gillier s'y attendait le moins, lors d'une conférence où il a senti la colère l'envahir. S'ensuivent dix années de galère : « Omniprésence de la mort, insomnie, perte de mémoire, irritabilité, violence en famille, sentiment d'incompréhension, d'abandon, désocialisation, hyperactivisme, dépression, perte de sens, de motivation », énumère-t-il. Et il y a la famille, blessée par son comportement et qui le blesse à son tour, incapable de le comprendre. Le soir du Bataclan, il roulera dans Paris, dans l'espoir de « prendre une balle ».

C'est la première fois que l'ancien commandant des opérations spéciales prend la parole ainsi en public, un signe parmi d'autres que le stress post-traumatique a cessé d'être tabou au sein de l'armée française. Aux racines de ce trouble insidieux provoquant crises d'angoisse, colère, hypervigilance, insomnies, dépression et somatisation : une confrontation brutale avec la mort qui produit une effraction dans le cerveau et cause des lésions cérébrales. Quelque 3 000 soldats français souffrent de blessure psychique, selon le secrétariat d'État aux anciens combattants, qui a mis en place un programme visant à renforcer l'accompagnement des victimes d'ici à 2030.

Venu lui aussi témoigner lors du colloque de Solidarité défense, le commando de marine Mikaël a écouté avec « émotion » le récit de son chef Marin Gillier. « Je ressens les mêmes choses que lui », explique-t-il. Pour cet ancien homme de l'ombre, tireur d'élite dans les forces spéciales, prendre la parole en public est un acte de courage. Il a échappé de peu à la mort lors de la prise de Gao, au Mali, en janvier 2013 : l'arme de son adversaire était mal réglée, le soldat français l'a touché en premier. « Le retour en France est compliqué », raconte-t-il. Au sein de son unité, il finit par être diagnostiqué d'un SPT. « L'annonce a été maladroite. Je l'ai mal digéré », confie-t-il.

Le soir, l'ancien athlète national de cross n'est « pas bien, [boit] pour oublier, fume. On est rongé, jusqu'à ce que cela explose. » Une fois, il manque d'écharper son voisin pour une broutille. « J'aurais préféré revenir avec un trou dans la peau ou mourir sur le champ d'honneur 100 000 fois, lâche-t-il. Je ne peux plus partir en mission. J'ai perdu 8 kg, je ne fais plus de sport. » Il a la chance d'avoir des gradés au-dessus de lui qui eux aussi ont vécu des traumatismes à des degrés divers. « Ils m'ont trouvé un poste au bureau d'entraînement où je partage mon savoir, ajoute-t-il. Mais il faut que j'arrête et que je passe à autre chose. »

La névrose de guerre est vieille comme la guerre. Mais sa prise en charge a mis du temps à émerger. C'est avec la Grande Guerre (1914-1918) et son déluge d'obus que les armées modernes sont confrontées pour la première fois au problème des « pertes psychiques » : des soldats physiquement indemnes mais hors d'état de combattre, qui laissent les scientifiques perplexes. Ce mal étrange est longtemps assimilé, à tort, à de la lâcheté. En 1943, le général américain George Patton gifle deux soldats sans blessure apparente, hospitalisés pour « fatigue au combat ».

Ces troubles retiennent progressivement l'attention des psychiatres soignant des militaires revenus d'Indochine, d'Algérie ou du Vietnam. Mais il faut attendre la fin du XXe siècle et une succession de conflits longs et brutaux pour que le phénomène soit véritablement pris en compte dans les armées occidentales. Selon le ministère américain des anciens combattants, jusqu'à 20 % des soldats déployés en Irak et en Afghanistan ont souffert de SPT. Dans les armées françaises, la blessure psychique est officiellement reconnue en 1992.

Mais c'est l'Afghanistan qui marque un vrai tournant. Après une longue période d'opérations de maintien de la paix, les troupes y redécouvrent la violence des combats et les traumatismes associés. À la fin des années 2000, l'armée française commence à développer un suivi psychologique au départ et au retour du conflit afghan. Le sas de retour de mission est alors mis en place. « Il n'y a pas de hiérarchie de valeur quand on est prêt à donner sa vie, a insisté le général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées, lors du colloque de Solidarité défense. La blessure psychique est un don d'une partie de soi. Il y a une même rupture que la blessure physique, avec un avant et un après. »

Le SPT touche de plein fouet les familles, à commencer par l'épouse et les enfants. Rosalie est venue témoigner ce jour-là de la souffrance vécue par son mari, Frédéric. « Il a fait tous les théâtres de guerre possible et imaginable », commence-t-elle. Un jour, il est rentré de la « pire des missions » et n'a pas voulu rejoindre sa femme et ses enfants en vacances. Quand elle l'a retrouvé, il avait perdu 20 kg, s'était rasé la tête et avait repeint toute la maison. « Son comportement avait changé, poursuit-elle. Il était dans l'hypervigilance et en même temps pouvait se faire mal sans s'en rendre compte. Il avait des troubles de la mémoire, de l'hyperacousie. Souvent la nuit, il transpirait comme s'il avait fait du sport à cause de ses cauchemars. »

Un gendarme lui demande par hasard si elle a entendu parler du SPT. Le traumatisme finit par être diagnostiqué six mois après. Commence alors un long combat. Rosalie, qui travaille par ailleurs et s'occupe de ses quatre enfants, doit accompagner son mari à tous ses rendez-vous. Elle le supplée même dans ses tâches administratives. Pour l'épouse, il s'agit d'un tunnel interminable dont on ne voit jamais la fin. Combien de couples résistent à de telles épreuves ? À en croire les spécialistes, les divorces sont légion chez les blessés psychiques de guerre.

Quand elle n'éclate pas en cours de route, la famille peut à l'inverse constituer une ancre à laquelle le patient pourra se raccrocher. C'est le cas du colonel Éric, qui a échappé à la mort au Mali à deux reprises, lorsque son véhicule a sauté sur une mine artisanale en 2017, puis lorsque son unité a été prise sous un tir de mortier à Kidal peu de temps après. À son retour, cet officier qui ne jurait que par les « Opex », les missions à l'étranger, sombre dans une forme de dépression et d'atonie qui l'empêche de reprendre le travail. Son épouse, assistante sociale, prend alors une heure par jour pour discuter de sa journée sous la forme d'un briefing.

Il finira par surmonter son traumatisme, grâce à son aide et à des séances d'EMDR, une psychothérapie par mouvements oculaires qui cible les mémoires traumatiques des individus. Mais il a l'impression que ses enfants ont été un peu mis de côté pendant sa convalescence. « Les deux derniers n'ont pas fait d'études supérieures, regrette-t-il. Je me sens responsable. » Toujours en contact avec son psychiatre, il continue de travailler dans l'armée mais sur des postes qui ne l'envoient pas à l'étranger. « J'ai assez donné pour la France. »

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024