Fiche du document numéro 32630

Num
32630
Date
Vendredi 30 juin 2023
Amj
Taille
388370
Sur titre
Génocide des Tutsis
Titre
Le jour où Philippe Hategekimana est devenu un tueur zélé
Sous titre
Compte-rendu d’audience · Ancien gendarme dans le district de Nyanza, Philippe Hategekimana a été condamné le 28 juin à la prison à perpétuité par la cour d’assises de Paris pour « génocide » et « crime contre l’humanité ». Durant les deux mois du procès, plus d’une centaine de personnes ont témoigné des atrocités commises à Nyanza entre fin avril et mi-mai 1994.
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FR
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Ossements de victimes du génocide au Mémorial de Ntarama. © DR

En 1941, les nazis décrètent que les Juifs ne peuvent plus voyager sans autorisation. Cette disposition permet au pouvoir allemand d’accélérer la Shoah en parquant les Juifs au sein de leur territoire. Plus de cinquante ans après, le 7 avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, les frontières du « pays des mille collines » se ferment. « Les Tutsis ne peuvent plus fuir », compare l’historien et spécialiste des crimes de masse Jacques Semelin1. Dès lors, il est plus simple de les « arrêter et de les exterminer. La solution finale est décidée », conclut-il.

C’est en tant que rouage de cette mécanique macabre, qui a fait entre 800 000 et 1 million de morts en cent jours, que l’ancien gendarme rwandais Philippe Hategekimana a été condamné, le 28 juin 2023, par la cour d’assises du tribunal de grande instance de Paris à la prison à perpétuité pour « génocide » et « crime contre l’humanité »2. La plupart des faits reprochés à Philippe Hategekimana – devenu Manier lors de sa naturalisation française, en 2005 – se sont déroulés sur quelques semaines, entre le 21 avril et la mi-mai 1994, dans le secteur de Nyanza (préfecture de Butare), à une centaine de kilomètres au sud de Kigali. Lui soutient qu’il n’était plus sur place à cette période, mais à Kigali, où il aurait été muté. De nombreux témoins ont affirmé le contraire.

© Google maps / Nyanza District / Flickr / Afrique XXI

Le procès a duré trente-trois jours, du 10 mai au 28 juin. Durant 288 heures de débats, quelque 106 témoins se sont succédé à la barre pour raconter ce qu’ils ont vu, entendu et entendu dire. Ces « ouï-dire » que la défense, assurée notamment par Emmanuel Altit et Alexis Guedj, a tenté de mettre au premier plan pour semer le doute dans la tête des jurés. « Les preuves sur ouï-dire sont irrecevables », a martelé Me Guedj lors de sa plaidoirie, le 27 juin. Avant de rappeler le serment des jurés : « L’accusé est présumé innocent, et le doute doit lui profiter. »

La défense a logiquement insisté sur les incohérences de dates, sur ces « détails » qui n’étaient pas clairs, comme les habits portés il y a trente ans par les personnes citées, ou encore la marque et la couleur des véhicules vus sur les lieux des crimes. Mais les témoins et les documents versés au dossier de l’accusation permettent de se faire une idée assez précise de l’ambiance qui a régné durant ces quelques semaines au cours desquelles Philippe Hategekimana, 66 ans aujourd’hui, a adopté un comportement de tueur « zélé », comme l’a rapporté le 5 juin, très ému, François Habimana, un rescapé du massacre de la colline de Nyaburare.

PROPOS « INJURIEUX À L’ÉGARD DES TUTSIS »

Retour en 1994. Le 7 avril exactement, au lendemain de la mort de Juvénal Habyarimana. Cet événement est un prétexte pour fermer les frontières, ériger des barrières, contrôler les cartes d’identité – sur lesquelles est apposée la mention « Hutu » ou « Tutsi » – et débuter le génocide. À la brigade de gendarmerie de Nyanza, tout le monde est sur les dents. Les Tutsis sont accusés du meurtre d’Habyarimana, et la caserne bouillonne. L’attentat contre l’avion du président est une étincelle qui n’a fait que dégrader une cohabitation entre militaires déjà difficile.

Les paroles haineuses à l’encontre des Tutsis, traités de « chiens » par certains gradés, sont récurrentes. L’adjudant-chef Philippe Hategekimana n’est pas le dernier à tenir des propos « injurieux à l’égard des Tutsis », se souvient Cyriaque Habyarabatuma. Entendu le 16 mai par la cour d’assises en visioconférence depuis Kigali, il était à la tête du corps de la gendarmerie de Butare à l’époque des faits. Depuis 2004 et sa condamnation pour participation au génocide, Cyriaque Habyarabatuma est détenu à la prison de Mageragere, en périphérie de Kigali.

La gendarme Angélique Tesire a également eu maille à partir avec cet homme trapu d’un mètre soixante-quatre dont le poste officiel était surtout organisationnel : un directeur des ressources humaines, en quelque sorte ; un « second couteau », répétera la défense. Tutsie, Angélique Tesire avait réussi à obtenir une carte d’identité hutue, ce qui lui avait permis d’intégrer la gendarmerie. Un jour, raconte-t-elle, « Biguma » lui demande de mettre une tenue civile pour aller passer un examen médical. Il la soupçonne d’avoir eu recours à un avortement, pratique à l’époque interdite au Rwanda. Cet épisode l’a beaucoup marquée, explique-t-elle à la cour le 17 mai.

ALLER AU « TRAVAIL » ET « RÉSOUDRE LE PROBLÈME »

Depuis l’attentat, la Radio télévision libre des Mille Collines déverse son flot de propos haineux contre les « cancrelats » ou les « cafards » qu’il faut exterminer. Le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), essentiellement composé de Hutus radicaux appartenant à l’Akazu3, est mis en place le 9 avril 1994. À Nyanza cependant, les tueries n’ont pas encore commencé. Un retard à l’allumage qui ne sera pas du goût du GIR.

Le 19 avril, le président par intérim, Théodore Sindikubwabo, se rend à la préfecture de Butare, où il prononce un discours. Celui-ci est diffusé deux jours plus tard, le 21 avril, sur Radio Rwanda. Il y est question de « travail » (terme employé pour désigner le fait de tuer des Tutsis), de « résoudre » le problème, notamment celui des « cela-ne-me-concerne-pas » – c’est-à-dire tous ceux qui n’iraient pas au « travail ». Il évoque insidieusement des ennemis de l’intérieur – les Tutsis qui feraient partie du Front patriotique rwandais (FPR) –, enjoint à tous les bourgmestres (équivalent des maires) de faire ce qu’il faut pour protéger leur commune. Sindikubwabo demande que « chaque mot » de son message soit bien compris et analysé. « Les blagues, les rires, les badinages, les enfantillages et les caprices doivent laisser la place au travail4. »

Très peu de temps après ce discours, des militaires de l’École des sous-officiers de Butare arrivent à Nyanza pour renforcer les effectifs de la gendarmerie. Selon plusieurs témoignes, « Biguma » organise des réunions de sécurité pour galvaniser ses troupes, se déplace sur les barrages, comme à Rwesero et à Rukari, où il incite la population à « travailler ». Lui-même ne s’économise pas. Il va d’abord se charger des représentants de l’État qui refusent de participer au génocide.

UN BOURGMESTRE RÉSISTANT ASSASSINÉ

« Deux des vingt bourgmestres de la préfecture de Butare refusèrent de prendre part au génocide », rapportent Human Rights Watch et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) dans l’ouvrage Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda (Karthala, 1999, p. 574). L’un d’eux est Narcisse Nyagasaza, édile de Ntyazo. Le 23 avril 1994, Philippe Hategekimana vient l’arrêter près de la frontière burundaise, à Akazarusenya, où de nombreux réfugiés tutsis tentent de fuir en traversant la rivière Akanyaru. Le maire est en train de les aider quand l’adjudant-chef vient l’arrêter et fait assassiner de nombreux Tutsis sur place avant de l’emmener à la gendarmerie.

Pélagie Uwizyimana se souvient très bien avoir vu Narcisse Nyagasaza dans la caserne où elle était infirmière. Elle raconte avoir observé Philippe Hategekimana emmener son prisonnier en dehors du camp. « J’ai appris à la mi-journée qu’il avait été assassiné », relate-t-elle lors de son témoignage, le 17 mai. Selon un autre témoin, deux gendarmes l’auraient jeté au sol avant de l’abattre d’une ou de deux balles, sur ordre de « Biguma ».

Selon un document de la Commission nationale de lutte contre le génocide daté de 2020, à la suite du discours de Sindikubwabo, de nombreuses attaques sont menées par les Interahamwes (les milices civiles hutues) et par les gendarmes de Nyanza. Ils se heurtent cependant à une résistance inattendue. À Kamara, les Abajiji, un clan d’une douzaine de familles dont fait partie Apollonia Cyimushara, venue témoigner le 13 juin, repoussent les Interahamwes pendant plusieurs jours à l’aide de pierres, d’arcs et de flèches. D’autres Tutsis finissent par les rejoindre… Un exemple parmi d’autres.

Les actes de résistance dans le secteur sont également racontés dans Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda : « Mathieu Ndahimana, auxiliaire médical du secteur de Nyamure, qui dirigeait les attaques contre les Tutsis, se heurta à une vive résistance à laquelle il ne s’attendait pas […] La gendarmerie, sous le commandement du sergent-major Philippe Hategekimana, prit en même temps pour cible la colline de Nyamure ainsi qu’un site dans le secteur de Karama ; cette attaque fit des milliers de victimes. »

« DES BOUTS DE CORPS RETOMBAIENT SUR NOUS »

En quelques jours, la région a basculé dans l’horreur. Incitées par les forces de l’ordre, dont Philippe Hategekimana est l’un des responsables, les populations s’arment de gourdins cloutés, de machettes, et chassent les Tutsis. Les parents d’Eugénie Murebwayire (qui a témoigné le 23 mai), d’une classe sociale plutôt aisée, craignent pour leur vie, si bien que pendant plusieurs jours tous les membres de la famille ne dorment plus à la maison mais dans la forêt. Avec beaucoup d’autres familles, ils finissent par se réfugier sur la colline de Nyaburare. Avec l’aide d’un gendarme tutsi, lui aussi réfugié, une résistance s’organise.

Les militaires y mettent fin le 23 avril. L’assaut est implacable : depuis une autre colline sont tirés des obus, tandis que des Interahamwes encerclent celle sur laquelle les Tutsis ont trouvé refuge. Il n’y a aucune échappatoire. « C’est comme ça que mon père a été tué », témoigne Eugénie, qui venait de terminer sa « première année de primaire » à l’époque. Sur quinze membres de sa famille, seuls trois ont survécu. Elle-même est une miraculée qui, après une longue errance pour échapper aux machettes des tueurs, a été recueillie dans un orphelinat et protégée par un prêtre italien.

Le 27 avril, quelques jours après l’attaque de la colline de Nyaburare, Philippe Hategekimana mobilise la population pour une nouvelle offensive. Cette fois, il s’agit d’exterminer les réfugiés de la colline de Nyamure, où les assaillants ont subi plusieurs revers : femmes et enfants ramassaient des pierres, tandis que les hommes les jetaient sur les tueurs. La réplique est terrible. Le mortier est de nouveau utilisé. « C’est comme si la colline s’effondrait, se souvient une rescapée, Florence Nyirabarikumwe, entendue le 12 juin. Des bouts de corps retombaient sur nous. » L’attaque fait près de 11 000 morts, selon Valens Bayingana, un autre rescapé qui a perdu toute sa famille et est revenu sur les lieux après l’arrivée des troupes du FPR. « On comptait les crânes quand on les a enterrés », a-t-il expliqué à la barre le 8 juin.

D’autres collines avoisinantes sont attaquées, comme celle de Rwezamenyo, où Mathieu Ndahimana, l’auxiliaire médical cité plus haut, va se livrer à des actes de torture. Il s’en prend notamment à Mathilde Uwamariya, témoigne le 7 juin sa sœur, Charlotte. En études secondaires, Mathilde est douée à l’école. Alors, son bourreau lui arrache les yeux, lui coupe le visage et lui lance : « On verra si tu pourras continuer les études maintenant. » Depuis sa cellule à Kigali, où il purge une peine de 30 ans de prison pour sa participation au génocide, l’auteur des faits, entendu par visioconférence le 7 juin, reconnaît avoir « frappé à la tête » la jeune victime. Effroi dans la salle.

LES GÉNOCIDAIRES « RACONTENT TOUS LA MÊME HISTOIRE »

Les tueries dans la préfecture de Butare, dont dépend Nyanza, ont fait au moins 214 000 victimes, soit 20 % de la population, a rappelé le président de la cour, Jean-Marc Lavergne, à l’ouverture du procès le 10 mai. En le condamnant à la perpétuité le 28 juin, les jurés ont donc été convaincus que Philippe Hategekimana a été l’un des artisans de cette hécatombe. L’accusé n’a que rarement pris la parole durant ces trente-trois jours d’audience, si ce n’est pour nier systématiquement connaître tel ou tel témoin, y compris ses anciens collègues. Une semaine avant la fin de son procès, le 20 juin, il a cependant décidé de faire une déclaration spontanée.

Il affirme avoir « risqué [sa] vie pour sauver des personnes menacées ». Il répète qu’il n’était pas à Nyanza « à la fin du mois d’avril 1994, ni au mois de mai 1994 ». « C’était le chaos, le FPR attaquait partout, il y avait des massacres partout », poursuit l’ancien gendarme. « Ma vie est détruite, ma vie est ruinée », souffle-t-il. « Reconnaître mon innocence ce n’est pas nier le génocide et ce n’est pas nier la souffrance des victimes, argue-t-il. [Il faut] tout simplement accepter de reconnaître la complexité de la situation de l’époque. »

En tant qu’expert auprès de la cour d’appel de Paris, le psychiatre Daniel Zagury a interrogé une dizaine de Rwandais accusés de génocide, dont l’accusé. Interrogé par la cour le 20 juin, il explique : « Ils racontent tous la même histoire, mènent une vie tranquille en France, ont vu leurs enfants poursuivre leurs études. » Au début du procès, lorsqu’il a raconté sa fuite vers le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) en juillet 1994, Philippe Hategekimana a également insisté sur son statut de victime en relatant la dureté de la vie dans les camps et les attaques du FPR, au cours d’une desquelles sa mère est morte. Une défense qui n’a pas convaincu.

Michael Pauron

Journaliste passé par l’hebdomadaire Jeune Afrique, il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart. Il est l’auteur des Ambassades de la Françafrique : l’héritage colonial de la diplomatie française (Lux Éditeurs, collection « Dossiers noirs » de Survie, 2022, 230 pages). @MPAURON

[Notes :]

1. Son témoignage, filmé lors du procès en première instance de Laurent Bucyibaruta, à Paris en mai 2022,a été projeté le 15 mai, au 4 jour du procès de Philippe Hategekimana.

2. Son procès a été rendu possible en vertu du principe de la compétence universelle, qui permet à un État de poursuivre et de juger des auteurs de crimes graves, même s’ils ont été commis hors du territoire national, par une ou des personne(s) étrangère(s), et à l’encontre d’une ou de plusieurs victime(s)étrangère(s).

3. L’Akazu (« maisonnée », en kinyarwanda) est le surnom par lequel les Rwandais désignaient, avant 1994,l’entourage proche de Juvénal Habyarimana.

4. Son discours est disponible ici.

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