Fiche du document numéro 32627

Num
32627
Date
Mercredi 28 juin 2023
Amj
Taille
83597
Surtitre
Justice
Titre
France-Rwanda : « Isolé, enfermé dans le mensonge », l’ex-gendarme rwandais Philippe Hategekimana condamné à perpétuité
Soustitre
Après de longues semaines d’audience où la question du témoin aura été centrale, marquées par les récits éprouvants de rescapés et le silence de l’accusé, la cour d’assises de Paris a condamné l’ex-gendarme rwandais à perpétuité. C’est la deuxième fois que ce verdict est prononcé en cinq procès.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Lors d'une commémoration du génocide rwandais, à Bordeaux. (Mehdi Fedouach /AFP)

«Je fais confiance à votre jugement. Je sais que vous écouterez la raison et votre cœur», avait déclaré Philippe Hategekimana mercredi 28 juin, en s’adressant à la cour d’assises de Paris. Devenu Philippe Manier depuis sa naturalisation en France en 2005, cet ex-adjudant chef de la gendarmerie rwandaise comparaissait depuis le 10 mai pour son rôle supposé dans le génocide des Tutsis qui s’est déroulé dans son pays natal en 1994. Il était à l’époque en poste dans la sous-préfecture de Nyanza, dans le sud du pays.

Lors de ce procès lié au génocide du Rwanda, comme pour les quatre précédents qui se sont déroulés à Paris depuis 2014 en vertu de la «compétence universelle» de la France, des questions lancinantes reviennent sans cesse. Qui est réellement cet homme à l’apparence ordinaire, confronté au défilé d’une centaine de témoins parfois venus du Rwanda, parfois entendus en visio ? Lui clame son innocence. Mais c’est parole contre parole, alors que seuls les témoignages de rescapés ou de complices supposés peuvent attester, ou non, de sa participation à une tragédie déjà vieille de près de trente ans. Il n’y avait ni Internet, ni téléphones portables à l’époque. Et qu’ont pu penser et comprendre, pendant ces longues semaines d’audiences, les six membres du jury populaire tirés au sort, projetés dans ce passé d’horreurs sans y être vraiment préparés ? Avec le président du tribunal et les trois assesseurs, ce sont eux qui devaient trancher.

Bien plus que pour d’autres procès ayant évoqué la plongée dans les ténèbres de ce petit pays d’Afrique où près d’un million de personnes ont été exterminées en seulement trois mois, ces jurés ont fait l’objet de l’attention particulière de certains avocats, des parties civiles comme de la défense, qui les ont interpellés avec parfois des mots très forts dans leurs plaidoiries finales ces derniers jours.

«Aucune trace d’empathie»



La personnalité de l’accusé a été difficile à cerner. Même s’il a prononcé les quelques mots rituels avant que la cour ne se retire pour délibérer, Philippe Hategekimana s’est peu exprimé. Il y a une semaine, il a même décidé de se taire, refusant de participer à l’interrogatoire final de l’accusé, lequel n’a donc pas eu lieu. Sa femme devait venir témoigner. Au dernier moment, un certificat médical a justifié son absence. Aucun de ses trois enfants n’a souhaité venir s’exprimer. Un autre témoin, appelé par la défense, y a lui aussi renoncé. Derrière une vitre teintée, ce qui n’était pas le cas des procès précédents, même les expressions du visage de l’accusé étaient difficiles à saisir.

«Jamais un accusé [dans un procès rwandais à Paris, ndlr] n’a été aussi absent. Détaché, incapable de montrer la moindre spontanéité. Aucune réaction aux témoignages atroces entendus. Aucune trace d’empathie. Cette manière de se défendre est un aveu», dénoncera Me Domitille Philippart, avocate du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPRC). Une association qui a joué un rôle crucial dans l’arrestation et le procès de cet homme énigmatique de 66 ans, petit mais aux épaules larges, déjà emprisonné depuis cinq ans.

A la maison d’arrêt de Nanterre, «il est isolé des autres détenus [et] n’a, certains jours, aucun contact humain, sauf avec ses gardiens. Et soudain il se retrouve ici, ce n’est pas facile», l’a défendu l’une de ses avocats, Me Margarita Duque, affirmant avoir, pour sa part, vu «de la tristesse dans ses yeux». Justifiant son manque d’expression par de «la timidité». Ceux qui en revanche n’auront été ni timides, ni mutiques, bien que parfois confus, ce sont les témoins qui ont défilé à la barre pour l’accuser d’avoir participé aux pires des crimes.

«Une pluie de balles s’abat sur la colline»



Lundi, le ministère public a une dernière fois énuméré ces accusations : «Pour rappel, il est accusé d’avoir mis en place et contrôlé des barrières, organisé des patrouilles, enlevé lui-même et ordonné l’exécution du bourgmestre de Ntyazo, Narcisse Nyagasaza. Et d’avoir soit lui-même, soit par ses ordres, tué plusieurs groupes de Tutsi. Enfin il est accusé d’avoir coordonné et participé aux massacres sur les collines de Nyabubare, Nyamure, et sur le site de l’Isar Songa [un institut de sciences agronomiques] Le seul massacre sur la colline de Nyamure, fin avril 1994, fera près de 10 000 morts.

Les récits des rescapés de cette tragédie, qui s’est déroulée en quelques jours seulement, seront souvent terrifiants. Comme celui de Julienne Nyirakuru. A l’époque, c’est une petite fille de 9 ans. Quand les appels au meurtre des Tutsis se propagent, elle trouve refuge avec ses frères sur la colline de Nyamure. Elle y retrouve une de ses tantes. Les miliciens interhamwe les harcèlent, mais font face à une certaine résistance. Un jour où elle s’aventure imprudemment vers le bas de la colline, elle verra les gendarmes arriver. Elle affirme qu’un milicien aurait salué leur chef en l’appelant «Biguma» (le surnom de l’accusé, même si ce dernier le nie parfois). Peu après l’assaut est donné. Ses frères seront tués, sa tante décapitée. Elle fera la morte allongée à côté de ce corps sans tête. «Peut-être qu’elle s’est trompée sur la couleur du véhicule ?» ironise Me Philippart pour les parties civiles, rappelant la «pluie de balles qui s’abat alors sur la colline» et dénonçant par avance «cette petite musique qui prétend que les témoins mentent».

Il faut reconnaître à la défense, représentée par pas moins de quatre avocats, une première dans un procès lié au génocide rwandais à Paris, d’avoir publiquement reconnu l’existence du génocide des Tutsis du Rwanda. Ce ne fut pas toujours le cas lors des procès précédents. Mais une fois encore, la stratégie de la défense aura essentiellement été centrée sur l’absence de fiabilité des témoins, et la nature «autoritaire du régime rwandais», souligneront-ils à plusieurs reprises. Elle conduirait à des manipulations de témoins. Voire à la constitution de «syndicat de délateurs», comme le soulignera Me Alexis Guedj, citant Filip Reyntjens, un universitaire belge, qualifié d’«expert international», mais qui n’est pas retourné au Rwanda depuis la fin du génocide en 1994.

«Juger, ce n’est pas écrire l’histoire»



Mardi, les avocats de la défense ne s’en sont pas moins révélés percutants, susceptibles de semer le doute dans l’esprit des jurés. Car oui, il y a eu beaucoup de contradictions, des erreurs de dates, dans les témoignages à charge qui, parfois, n’avaient même rien à voir avec l’affaire concernée. Me Fabio Lhote s’est livré à un décompte a priori assez troublant du nombre de témoins qui n’avaient rien vu, juste entendu cité le nom de l’accusé. «Tout le monde a entendu parler de Biguma, personne ne l’a vu. C’est le monstre du Loch Ness !» s’est-il exclamé en regardant les jurés droit dans les yeux. La formule fait mouche. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. François Habimana, par exemple. Lui, dont la vie a été épargnée par l’accusé qui le croyait hutu, a bien vu l’adjudant-chef des gendarmes ordonner la mort de ses compagnons d’infortune, tous Tutsis. A quelle heure ? «Je ne comptais pas les heures, je regardais seulement les gens mourir», répondra ce petit homme un peu agité.

«Juger, ce n’est pas écrire l’histoire. C’est soupeser la solidité des preuves présentées et voir si elle conforte le narratif présenté par l’accusation. Si les preuves ne sont pas étayées, vous devez acquitter», martèlera de son côté Me Emmanuel Altit, s’adressant à la cour. Mais c’est la connaissance de l’histoire qui lui fait précisément défaut quand il affirme qu’un adjudant-chef de la gendarmerie n’avait qu’un «rôle subalterne», «aucun pouvoir» dans une sous-préfecture rwandaise en 1994. «Le fait qu’il ait sauvé François Habimana, comme quelques Tutsis, prouve justement que l’accusé avait pouvoir de vie et de mort», avait souligné en substance auparavant Me Philippart pour les parties civiles. Rappelant que l’engagement de la gendarmerie dans les massacres va permettre de «lever les interdits» dans une région réticente au départ à participer au génocide, en raison d’un climat de tolérance et de l’importance de la présence des familles mixtes. Le meurtre du bourgmestre de Ntyazo, opposé aux massacres, en sera une illustration supplémentaire. De nombreux témoins accuseront l’adjudant-chef de la gendarmerie de l’avoir conduit jusqu’à l’endroit où il sera assassiné. Devant tout le monde, pour en faire un exemple.

Un génocide n’intervient jamais comme un coup d’éclair dans un ciel serein. Il est toujours précédé d’une montée calculée de la haine, de l’embrigadement des esprits, d’un «narratif», pour reprendre les mots de la défense. Son plus illustre porte-parole aura été Me Alexis Guedj. Souvent très agressif pendant les audiences, il livrera néanmoins une plaidoirie brillante et passionnée au dernier jour du procès. Ciblant la fragilité de tout procès sur le génocide du Rwanda. «La difficulté majeure de ce dossier c’est la preuve», assènera-t-il. Soulignant que «les témoins sont le sujet central du dossier». Avec une certaine pertinence, il opposera les accusations des complices supposés de Philippe Hategekimana : des ex-miliciens ou assaillants désormais emprisonnés qui accablent l’accusé. «Il est présumé innocent et on donne du crédit à des gens qui ont été condamnés pour génocide ? s’interrogera-t-il, en s’adressant sans cesse directement aux jurés. Je vous ai regardés… C’est rare qu’un procès d’assises dure aussi longtemps. Je veux vous en féliciter, vous avez encaissé.» Il en fait peut-être un peu trop. Mais il relit le serment du jury populaire d’une cour d’assises : «Le doute doit profiter à l’accusé, conclut-il. Ce n’est pas un choix, c’est une obligation.»

La question du témoin aura donc été centrale dans ce procès, plus encore que dans les précédents. Reste que Philippe Hategekimana est depuis longtemps cité dans un ouvrage de référence. L’un des premiers publiés après le génocide, en 1999. Son titre ? Aucun témoin ne doit survivre. C’était effectivement l’objectif des génocidaires. Il n’y aurait alors jamais eu de procès, de confusion de la mémoire trente ans plus tard, de confrontations entre les dénégations des uns et les accusations des autres.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024