Fiche du document numéro 32427

Num
32427
Date
Mercredi 24 mai 2023
Amj
Taille
96476
Sur titre
International Belgique
Titre
Les métis sacrifiés de l’ex-Congo belge en quête de justice
Sous titre
Cinq femmes, nées pendant la colonisation d’une mère congolaise et d’un père belge, tentent de faire condamner l’Etat belge pour sa politique qui consistait à retirer les enfants « mulâtres » à leur famille maternelle et à les placer dans des institutions pour en faire ensuite des « auxiliaires subalternes ».
Nom cité
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Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Noëlle Verbeken, Léa Tavares Mujinga et Simone Ngalula (de gauche à droite), trois des cinq femmes qui poursuivent l’Etat belge pour crimes contre l’humanité, à Bruxelles, le 22 octobre 2021. KSENIA KULESHOVA / REDUX REA

Noëlle Verbeken est née en 1945, à Elisabethville, dans l’ex-Congo belge. Sa mère, congolaise, avait 15 ans, son père, Auguste Verbeken, 58. C’était un haut fonctionnaire de l’administration coloniale. Il n’a pas reconnu son enfant et l’a déposée, à l’insu de la mère, en mars 1948, dans une mission religieuse payée par l’Etat belge pour accueillir les métis, ceux que l’on appelait alors les enfants « mulâtres » – un terme assimilable à « bâtard » et dérivé du mot « mulet », croisement d’une jument et d’un âne.

C’était la loi : les Belges qui ne reconnaissaient pas leurs « enfants de la honte et du péché », comme on les appelait alors, devaient les placer dans des institutions religieuses très éloignées du lieu de naissance des bambins, lesquels devenaient alors les pupilles d’un Etat qui allait prendre totalement le contrôle de leur vie. Aujourd’hui, des avocats bruxellois entendent démontrer, après avoir trouvé de nouveaux documents dans des archives officielles que personne n’avait pu, ou voulu, consulter, que les autorités belges sont coupables de crimes contre l’humanité et que les victimes de leur politique doivent obtenir une réparation morale et financière.

En 2020, Noëlle Verbeken et quatre autres femmes qui ont connu le même sort qu’elle, toutes défendues par l’avocate Michèle Hirsch, ont espéré que le tribunal civil de Bruxelles reconnaîtrait qu’elles avaient été victimes d’enlèvements forcés, d’actes contraires au respect des droits humains fondamentaux et de ce que le premier ministre de l’époque, Charles Michel, avait lui-même qualifié, en 2019, de « ségrégation ciblée ». Un propos assorti d’excuses officielles aux métis.

Les juges ont toutefois estimé que si les faits pouvaient être définis, aujourd’hui, comme crimes contre l’humanité, ce n’était pas le cas au moment de la colonisation. Et que, peut-être, ils n’étaient pas suffisamment graves pour justifier une indemnisation. Les clientes ont, au contraire, été condamnées à régler les frais de procédure.

Me Hirsch et d’autres avocats ont alors porté l’affaire devant une cour d’appel, qui doit fixer la date de prochaines audiences. Et l’équipe de juristes a, grâce à ses recherches aux Archives générales du royaume, très largement étayé un dossier qui, s’il ne consiste pas à « faire le procès de la colonisation en général », comme l’avaient plaidé les avocats de l’Etat en première instance, jette toutefois une lumière très crue sur une politique délibérée de persécution à laquelle s’est livrée, pendant des décennies, la Belgique.

Politique commencée au début du XXe siècle



Privée de sa mère, d’une nationalité belge qui ne lui a été octroyée qu’en 2017 après un long combat, et d’une véritable identité, Noëlle Verbeken a, en fait, subi le sort de milliers d’enfants nés au Congo belge, au Rwanda et au Burundi d’un père blanc et d’une mère noire. Selon des estimations, ils furent trois mille, quatre mille peut-être (selon les documents déposés par les avocats lors de la première instance), victimes d’une politique commencée au début du XXe siècle et qui s’est poursuivie jusqu’à l’indépendance du Congo, que la Belgique dut se résoudre à accepter en 1960.

C’est un décret signé en 1952 par le roi Baudouin, un texte inspiré d’anciennes dispositions sur les enfants abandonnés ou victimes de l’esclavage, qui a légalisé la mise sous tutelle des enfants métis, enlevés, de gré ou de force, à leur mère et à leur famille maternelle avant d’être acheminés dans des couvents. C’est bien plus tôt, cependant, que les bases idéologiques du processus visant à écarter les métis de la société furent jetées.

En 1913, Joseph Pholien, qui allait devenir premier ministre après la seconde guerre mondiale, avait déjà résumé la marche à suivre. Les métis, écrivait-il, étaient susceptibles de « mettre en péril l’avenir même des entreprises coloniales ». « Dédaignant leur mère et détestant leur père, ils semblent justifier la boutade : Dieu a fait l’homme blanc et l’homme noir, le diable a fait le métis », relevait cet homme politique catholique qui soulignait encore qu’« aucun remède n’est assez radical pour éviter la création de métis ».

En 1940, Pierre Ryckmans, gouverneur général de la colonie, réclamait la légalisation des moyens visant à « retirer l’enfant mulâtre du milieu indigène, même si cet enfant n’est pas délaissé, abandonné ou orphelin ». Le métis, une fois éduqué, serait promis à devenir « l’auxiliaire subalterne indispensable » de l’administration et du commerce, notait le fonctionnaire.

Pour le colonisateur, le sujet était à ce point prégnant qu’un congrès consacré aux « problèmes résultant du mélange des races » et placé sous l’autorité du gouvernement fut organisé en 1935. Il s’agissait officiellement de « protéger les mulâtres », mais le discours d’ouverture mentionnait sans ambiguïté la nécessité de « décourager le métissage, voire l’empêcher par tous les moyens efficaces », « l’avenir de la race blanche en Afrique » étant prétendument à ce prix.

Approuvé par tous les pouvoirs



On possède désormais le panorama de ces « moyens efficaces » : l’enregistrement obligatoire des enfants métis dans un registre, la réquisition de la police pour qu’elle s’empare d’eux dès qu’ils avaient atteint l’âge de 2 ou 3 ans, la modification de leur patronyme et de leur date de naissance pour brouiller leurs origines, l’obligation pour les congrégations religieuses subventionnées d’empêcher tout contact des enfants avec leur famille, etc.

Une « commission de tutelle » dotée des pleins pouvoirs avait été instaurée et, selon le décret de 1952, elle était notamment autorisée à régler le mariage des filles dès qu’elles atteignaient l’âge de 15 ans. Pas question pour elles de choisir leur époux, et, une fois mariées, elles ne coûtaient plus rien à un Etat qui « clairement avait choisi la persécution », soulignent Michèle Hirsch et sa consœur Justine Tixhon.

Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ont tous approuvé, jusqu’en 1960, cette politique, alors même que les jugements de Nuremberg avaient défini les crimes contre l’humanité, notamment la persécution raciale. Me Hirsch et ses confrères insistent aussi sur « les similitudes troublantes » avec la politique du régime nazi qui enlevait les enfants issus de mariages mixtes entre Allemands et Polonaises, ce qui fit également l’objet d’une condamnation à Nuremberg.

IVG autorisée pour les femmes blanches



Lors de l’indépendance du Congo, les forces onusiennes procédèrent à l’évacuation des religieux chargés de la garde des petits métis mais laissèrent sur place beaucoup de ces derniers, totalement livrés à eux-mêmes. Certains ont survécu, beaucoup sont morts, tandis que les fillettes devenaient « l’objet de jeu, le jeu du soir » de militaires congolais, a résumé Simone Ngalula, l’une des cinq plaignantes, dans un témoignage poignant.

D’autres métis furent l’objet d’adoptions forcées en Belgique, d’autres encore furent placés dans des foyers, et si certains ont fini par être acceptés dans le pays de leur père, c’est seulement parce que des religieuses menaçaient de révéler le nom de leur géniteur. Des femmes blanches, revenues enceintes de la colonie, furent, elles, autorisées à avorter afin qu’elles n’accouchent pas de petits métis. Alors même que l’IVG n’a été dépénalisée qu’en 1990, à l’issue d’une crise institutionnelle : le roi Baudouin fit valoir, à ce moment, son refus de signer un texte contraire à ses valeurs.

Officiellement, le gouvernement actuel entend aider les métis à retrouver leurs droits, comme l’ont assuré trois ministres début mai. Les plaignantes affirment, elles, n’avoir toujours pas eu accès à l’intégralité de leur dossier personnel. Peut-être les autorités veulent-elles, en réalité, rester fidèles au principe énoncé, en 1924, par un missionnaire : « Ne pas étaler, devant l’opinion publique en Belgique, les vilains côtés de notre beau Congo. »

Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, correspondant)

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024